Dossier revue
Agroécologie

Tous concernés

Identifier les leviers techniques ne suffit pas à enclencher la transition agroécologique à la hauteur des ambitions. Réduire de 50 % l’usage des pesticides implique des innovations sociales et organisationnelles qui doivent être portées par l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur agroalimentaire, du producteur au onsommateur. Explications.

Publié le 13 octobre 2023

NEUF FONCTIONS POUR DÉVELOPPER UNE FILIÈRE

À partir d’analyses de cas a posteriori, Marie-Benoit Magrini, ingénieure de recherche en sciences économiques à INRAE, propose un outil de pilotage pour structurer des filières qui intègrent un objectif de durabilité, comme dans le cas des filières de légumineuses.
Il s’agit de 9 fonctions clés permettant de développer une filière en tant que système d’innovation responsable :

L’innovation sociale pourrait être une clé majeure pour déverrouiller le système actuel et réussir sa transformation. Elle inclut la éfinition de nouvelles valeurs et de nouveaux mécanismes de coordination.

L’intérêt de la coordination des acteurs sur le terrain

Filière locale de farines, pâtes et pains bios issus de variétés de céréales sélectionnées pour ces fins. © INRAE - Christophe Maître.

Plusieurs études indiquent que les innovations environnementales demandent plus de coopération entre les acteurs. Les travaux de Mourad Hannachi, chercheur en sciences de gestion à INRAE AgroParisTech, montrent l’efficacité de l’organisation collective avec l’exemple du déploiement coordonné dans le territoire de variétés de colza porteuses de deux gènes de résistance au phoma, un champignon pathogène. La coordination de tous les acteurs (sélectionneurs, distributeurs de variétés, coopératives d’agriculteurs, institut technique) est nécessaire pour éviter d’utiliser ces résistances de manière continue au même endroit, ce qui aboutit inévitablement à un contournement très rapide de la résistance par le bioagresseur. « Une telle coordination n’allait pas de soi, rapporte Mourad Hannachi, car il n’y a pas de bénéfices immédiats à en attendre. » En effet, il s’agissait de gérer un bien commun avec un bénéfice à long terme. En 2016, un atelier de recherche- action a pourtant été organisé. Il a permis aux acteurs de prendre conscience de ces enjeux. Dès lors, ils ont accepté de partager leurs informations sur le déploiement des variétés résistantes, tandis que la recherche leur fournissait des outils pour surveiller l’évolution du pathogène. « Ensemble, on a toutes les pièces du puzzle pour gérer durablement la santé des plantes sans pesticides de synthèse », conclut le chercheur. Forts de ces résultats, les chercheurs ont développé un jeu de rôle pour appliquer cette démarche dans les Hauts-de-France, un territoire pilote fortement utilisateur de pesticides. Ce jeu, construit avec l’ensemble des acteurs, y compris les industriels de l’agroalimentaire, simule les conséquences de l’utilisation de variétés résistantes, de pesticides et de produits de biocontrôle dans plusieurs scénarios. Selon le comportement des acteurs, on peut aboutir à des situations de contournement des résistances ou de perte d’efficacité des pesticides. En simulant plusieurs campagnes agricoles, les acteurs comprennent les situations d’impasse phytosanitaire et l’intérêt de se coordonner, alors que, spontanément, ils commencent souvent par s’opposer en faisant valoir leurs propres intérêts à court terme. « Faire de la pédagogie permet de recréer du dialogue et des visions partagées qui dépassent les postures individuelles », souligne Mourad Hannachi. 

Innover en amont et en aval

La diversification végétale, un des leviers de l’agroécologie, implique de cultiver en mélange des variétés et des espèces, d’utiliser des cultures intermédiaires et d’introduire de nouvelles cultures, donc de développer de nouvelles filières. Or, l’innovation est souvent bloquée côté amont et/ou aval. Par exemple, l’utilisation de mélanges de variétés de blé, qui réduit la dépendance aux pesticides, est freinée en amont par la pauvreté des mélanges disponibles, et en aval par les standards de la meunerie française, souvent en faveur d’un nombre limité de variétés pures, à l’exception des mélanges meuniers Soufflet, associant 5 variétés de blé. Pour favoriser des innovations de rupture, il faut donc faire bouger à la fois l’amont et l’aval. Un exemple concerne le développement de filières de légumineuses pour l’alimentation humaine. Les légumineuses sont des cultures de diversification particulièrement intéressantes par leur capacité à fixer l’azote atmosphérique et à réduire ainsi le besoin d’engrais azotés. La complémentarité des compétences à INRAE a permis à plusieurs équipes de concevoir des innovations à la fois en amont, avec des cultures associées de céréales et de légumineuses, et en aval avec des produits innovants de haute valeur nutritionnelle tels que des pâtes aux légumineuses précuites ou des génoises céréales-légumineuses.

CÉPAGES RÉSISTANTS

La vigne en marche vers la transition agroécologique

La recherche autour de nouveaux cépages résistants au mildiou et à l’oïdium permettra de réduire la consommation de pesticides.

Avec 18 traitements annuels en moyenne (en 2019 en France), la viticulture est l’un des secteurs les plus consommateurs de pesticides, depuis que la vigne doit faire face à des maladies introduites depuis les États-Unis au XIXe siècle, en particulier le mildiou et l’oïdium. C’est pourquoi l’obtention et le déploiement de variétés de vigne résistantes à ces deux maladies simultanément constituent un indéniable succès de recherche et de coopération avec la filière. Ces variétés permettent de réduire de plus de 80 % les traitements fongicides, qui représentent euxmêmes 80 % des pesticides utilisés sur la vigne. « L’atout majeur de ces variétés est de cumuler plusieurs facteurs de résistance, ce qui permet de ralentir l’adaptation des bioagresseurs. Ces travaux ont été initiés à INRAE dès les années 1970 », explique François Delmotte, pathologiste à INRAE Bordeaux.

Neuf nouvelles variétés résistantes cultivées

Vinification de raisin issu de vignes résistantes au mildiou et à l’oïdium. © Centre INRAE Grand Est-Colmar

En 2022, 9 variétés résistantes obtenues par INRAE sont inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France : 5 variétés résistantes en vin rouge (Artaban, Vidoc, Coliris, Lilaro, Sirano) et 4 en vin blanc (Floréal, Voltis, Opalor, Selenor). Même si elle est a priori robuste, il faut s’assurer que la résistance obtenue est durable dans le temps. C’est l’objectif de l’Observatoire du déploiement national des cépages résistants (OSCAR), un dispositif participatif créé par INRAE et l’Institut français de la vigne et du vin (IFV) en 2017. Les variétés résistantes françaises, mais aussi européennes, sont cultivées par des viticulteurs volontaires en conditions de production, sur différents sites. Des prélèvements de mildiou et d’oïdium sont régulièrement analysés en laboratoire pour détecter un éventuel phénomène de contournement. Le dispositif permet aussi de surveiller l’émergence d’autres maladies, qui pourrait être favorisée par la diminution drastique des fongicides, comme par exemple le black rot, une maladie liée à un champignon qui entraîne un dessèchement des grappes de raisin.

Des cépages mieux adaptés au changement climatique

La sélection se poursuit car les variétés résistantes peuvent encore être améliorées pour d’autres critères. En particulier, des variétés plus tardives seront mieux adaptées au changement climatique car moins sensibles aux gels de printemps et moins chargées en sucre, la maturation du raisin se faisant après la saison la plus chaude. La résistance au black rot est aussi recherchée. Enfin, les qualités gustatives sont essentielles. Ces améliorations motivent des programmes de sélection régionaux, qui consistent à croiser des variétés résistantes avec des cépages emblématiques des appellations d’origine protégée (AOP) choisis par l’interprofession dans chaque région : cabernet franc, chardonnay, etc. Les nouvelles variétés combinant au mieux ces qualités devraient apparaître aux alentours de 2030. En attendant, les variétés résistantes actuelles sont commercialisées sous l’étiquette Vin de France ou IGP (Vin de pays). En accord avec la réglementation européenne, elles sont aussi introduites dans les domaines bénéficiant de l’AOP au titre expérimental de VIFA (variétés d’intérêt à fin d’adaptation) : elles peuvent être cultivées sur 5 % de la surface et commercialisées à hauteur de 10 % en mélange dans le vin d’appellation. « Ce dispositif permet aux viticulteurs de tester ces variétés et de les valoriser dans le commerce », précise François Delmotte. Elles présentent également un intérêt majeur pour la plantation à proximité des habitations (respect de zones non traitées).

Un déploiement à long terme

Plusieurs atouts sont donc réunis pour le déploiement des variétés résistantes : une résistance efficace et surveillée, une réglementation en évolution pour leur intégration dans les AOP et une demande des consommateurs pour des vins sans pesticides. Néanmoins, ce déploiement est lent car la plantation de nouveaux cépages est coûteuse et engage pour de nombreuses années. Les variétés résistantes représentent actuellement 2 000 ha sur les quelque 840 000 ha de vignes françaises.

Aider à l’émergence de nouvelles filières

Sélection des variétés de blés adaptées aux filières locales de production de pâtes et de pain, sans pesticides de synthèse. © INRAE - Christophe Maitre

Une filière se crée quand les acteurs parviennent à s’organiser tout au long de la chaîne de valeur, de l’amont à l’aval, autour d’une production. Des filières commencent à se structurer dans plusieurs régions pour les légumineuses à graines, mais leur culture est encore peu développée (seulement 3 % de la surface agricole utilisée) et 70 % des légumes secs consommés en France sont importés. Pour encourager la culture de légumineuses à graines françaises, des outils tels que les contrats de production sont très intéressants. Les industriels s’engagent à acheter une part de la production aux coopératives, qui peuvent ainsi investir dans le soutien aux agriculteurs et dans des infrastructures de tri et stockage. « Grâce à ces contrats renouvelés sur le long terme, les industriels économisent des coûts de transaction (coûts de la négociation, coûts d’acheminement, risques de marché) et sécurisent leurs investissements », explique Marie-Benoit Magrini, économiste au centre INRAE de Toulouse. Mais comment naissent ces collectifs d’acteurs qui s’engagent pour développer de nouvelles filières ? « Au départ, les relations sont souvent informelles et basées sur la confiance », analyse Marie-Benoit Magrini. Les acteurs se rencontrent lors de séminaires autour d’enjeux de durabilité, tels que les rencontres francophones sur les légumineuses initiées par INRAE depuis 2016. Ils s’accordent peu à peu sur une vision commune et sur des pistes d’action. Parallèlement, les innovations s’affinent, les processus s’améliorent, d’abord à petite échelle. Des chefs étoilés créent des recettes innovantes, des artisans boulangers testent différentes moutures de farine de légumineuses… Lorsque les produits sont bien définis, on peut établir un cahier des charges et passer à la phase de contractualisation. Ce processus prend du temps. Un projet initié dès 2017 pour développer les légumineuses en Occitanie a débouché sur la création en 2022 d’une association appelée Fileg qui vise à soutenir la création de filières à travers plusieurs instruments : observatoire des cultures, guide de contractualisation, outil de veille des marchés. Cette association fédère aujourd’hui plus de 80 partenaires de l’agrochaîne.

Facteurs d’extension des filières

Une filière émergente à l’état de niche peut prendre de l’ampleur et avoir un effet d’entraînement dans la transition agroécologique. Par exemple, la filière Bleu-Blanc-Coeur (BBC), créée en 2000, fédère aujourd’hui plus de 7 000 exploitations. Elle promeut des cultures de diversification permettant de réduire l’usage des pesticides. Parmi elles, le lin utilisé pour l’alimentation animale bénéficie d’une mention valorisante reconnue car ses graines sont riches acides gras oméga-3, bénéfiques pour la santé. BBC s’est développée grâce à des contrats avec les éleveurs et étend son réseau en s’associant à deux autres filières axées sur le développement durable, « Pour une agriculture du vivant » et « Demain la Terre », pour former le collectif appelé « Troisième voie des filières agricoles responsables ». « La construction de niches est un passage obligé pour déverrouiller le système dominant, confirme Jean-Marc Meynard, agronome au centre INRAE de Versailles. L’agriculture biologique est un exemple de niche qui a réussi : elle concerne aujourd’hui 9 % de la surface agricole utile française, contre 3 % il y a 10 ans ». Certains acteurs peuvent être moteur dans la création de filières innovantes, à l’instar de l’industriel Valorex dans le cas de la filière BBC, ou de la coopérative Qualisol, qui valorise toute une gamme de légumes secs sous sa propre marque. Les interprofessions ont aussi un rôle clé d’accompagnement, comme Terres Univia qui anime aujourd’hui une démarche nationale de suivi des filières légumineuses dans les régions, dont Fileg.

Au bout de la chaîne, le consommateur est-il moteur ?

Il faut distinguer la demande sociétale pour des produits avec moins de pesticides et l’acte d’achat réel des consommateurs, qui obéit à des mécanismes complexes. « Le choix d’un produit résulte d’un compromis entre différents critères, explique Yann Raineau, économiste au centre INRAE de Bordeaux. Ainsi, nos expérimentations sur le vin montrent que le consommateur est sensible aux informations environnementales, mais que cela peut ne pas suffire par rapport à d’autres critères comme le prix, le goût, et surtout la santé. » Ainsi, dans le cas du vin, la qualification “sans sulfites”, porteuse d’une image de naturalité, entre en compétition avec la qualification “bio”, alors même qu’elles portent l’une et l’autre sur des aspects tout à fait différents. Dans tous les cas, des politiques publiques favorisant des informations sanitaires et environnementales claires pourraient guider utilement les choix des consommateurs. Actuellement, cette information aurait tendance à être à la fois pléthorique, au vu de la multitude de qualifications et labels existants, et peu lisibles en termes de méthodes d’évaluation. Des initiatives visent cependant à créer des labels intégratifs et transparents, à l’instar du Planet-score®. Apposé sur les emballages des produits alimentaires, le Planet-score classe les aliments sur une échelle de A à E (du vert au rouge) pour trois composantes : pesticides, biodiversité et climat, avec une appréciation supplémentaire pour les produits animaux. Le surplus payé par le consommateur pour des aliments bio ou labellisés agroécologiques pourrait être en partie compensé par une évolution de son panier vers moins de quantité, moins de viande, moins de gaspillage. La loi Egalim s’appuie sur la restauration collective comme levier pour le changement : elle impose un taux d’approvisionnement de 50 % de produits durables et de qualité, dont 20 % de produits issus de l’agriculture biologique, et, depuis novembre 2019, au moins un repas végétarien par semaine. Dans le cadre du Territoire d’innovation « Dijon, alimentation durable 2030 », Sophie Nicklaus, spécialiste du comportement alimentaire au centre INRAE de Dijon, analyse l’acceptation de ce repas végétarien à base de légumineuses : des bornes de satisfaction installées dans les cantines montrent que les plats végétariens recueillent auprès des enfants un score en moyenne aussi bon, voire meilleur, que les plats carnés, lorsqu’on mobilise la pédagogie et le plaisir des cinq sens. Un deuxième repas végétarien hebdomadaire sera proposé en 2023 (voir encadré p. 58).

En amont de la chaîne : la recherche et le conseil

Pour Marie-Hélène Jeuffroy, agronome au centre INRAE de Versailles, le conseil agricole gagnerait à évoluer dans deux directions. Premièrement, en aidant les agriculteurs à concevoir leur propre trajectoire, plutôt qu’en dispensant des conseils standardisés. Deuxièmement, et c’est aussi le rôle de la recherche, en dépassant la simple description pour analyser les mécanismes à l’oeuvre dans les systèmes de culture et gagner ainsi en généricité. « C’est ce que nous avons fait par exemple en étudiant les associations céréales-légumineuses dans le cadre du Programme européen Remix conduit entre 2027 et 2021. » À partir de l’expérience des agriculteurs dans plusieurs pays, le projet propose 52 fiches qui fournissent des informations précises sur la mise en culture de différentes associations. « Nous nourrissons ces connaissances en recherchant les agriculteurs innovants, par le réseau des conseillers, par le bouche-à-oreille ou en remontant la filière de produits innovants repérés dans le commerce, c’est ce que nous appelons la traque aux innovations. » Ainsi, la transition vers une agriculture réduisant fortement l’usage des pesticides mobilise des innovations organisationnelles, au-delà des leviers techniques ou technologiques. Dans une société à tendance individualiste, cela implique de restaurer le dialogue et de recréer un tissu social autour des agriculteurs. La sortie du verrouillage sociotechnique actuel peut passer par des initiatives privées, telles que la structuration de nouvelles filières embarquant tous les maillons de la chaîne de valeur. La réglementation et une aide publique ciblée représentent des leviers essentiels pour soutenir ces initiatives.

DEPHY FERME

Des résultats encourageants

L’expérience du réseau Fermes Dephy (un dispositif du plan gouvernemental Écophyto) qui rassemble quelque 3 000 exploitations agricoles engagées dans une démarche volontaire de réduction de l’usage de pesticides, montre que l’accompagnement technique peut favoriser la transition agroécologique. Les agriculteurs volontaires, organisés en groupes animés par un ingénieur réseau, ont diminué leur utilisation de pesticides de 18 à 40 % en moyenne en 10 ans, sachant que certains d’entre eux en utilisaient déjà peu au moment de leur entrée dans le réseau. Dans 78 % des situations, la rentabilité économique des fermes économes en pesticides est équivalente, voire meilleure que celles de leurs voisines. « Ces agriculteurs ont vérifié l’efficacité des leviers de l’agroécologie : rotations diversifiées, cultures robustes, labour non systématique, modération de la fertilisation », analyse Nicolas Munier-Jolain, agronome au centre INRAE de Dijon, qui a contribué à la mise en place du système d’information Agrosyst sur les résultats de Dephy.

Glossaire

LÉGUMINEUSE
Plante dont le fruit riche en protéines est une gousse. Elle a la particularité de fixer, via une symbiose racinaire, l’azote atmosphérique, ce qui permet de réduire l’apport d’engrais azotés.