Dossier revue
Agroécologie

Instaurer un nouveau modèle agroalimentaire

Pour protéger les cultures contre leurs ennemis, les systèmes agroalimentaires se sont construits autour de l’utilisation des pesticides de synthèse Le modèle agroécologique offre une alternative cohérente et apparaît comme une vision d’avenir. Explications.

Publié le 13 octobre 2023

Au moins 19 pesticides interdits depuis de nombreuses années sont encore présents aujourd’hui dans l’environnement.

Protéger les cultures contre leurs ennemis est nécessaire pour assurer la production agricole. Actuellement, cette protection est basée majoritairement sur l’emploi de pesticides de synthèse efficaces et faciles à utiliser. Leurs ventes mondiales ont été multipliées par 20 à 30 entre les années 1960 et 1990, période pendant laquelle la production alimentaire a triplé. Cependant, l’emploi massif de pesticides et leur dispersion dans le milieu génèrent des impacts négatifs sur l’environnement et la santé animale ou humaine. Une expertise scientifique collective (2022) pilotée par INRAE montre que tous les milieux sont concernés par la contamination : sols, air et cours d’eau jusqu’aux océans. En milieu agricole, cette contamination engendre une perte de biodiversité (invertébrés, amphibiens, microfaune du sol, etc.) et des services qui lui sont associés : pollinisation, régulation des bioagresseurs, structure et propriétés du sol. La présence généralisée de pesticides dans l’environnement provoque des impacts sur la santé humaine de plus en plus documentés. Une expertise collective de l’Inserm de 2021, s’appuyant sur l’analyse de plus de 5 000 publications scientifiques, confirme la présomption forte d’un lien entre l’exposition professionnelle aux pesticides et plusieurs pathologies, dont la maladie de Parkinson et certains cancers.

Il est parfois difficile de démontrer un lien de cause à effet et donc d’évaluer les « coûts cachés » des pesticides en termes de santé et de dommages à l’environnement. Une étude récente donne une fourchette d’estimation très large pour la France en 2017 : elle va de 372 millions d’euros, si on considère les coûts attribuables sans ambiguïté aux pesticides (soit plus de 10 % du budget du ministère de l’Agriculture en 2017), à 8 milliards si on élargit aux dommages liés aux pesticides avec moins de certitude, par exemple certains cancers ou les atteintes à la biodiversité.

Des politiques publiques ambitieuses sont aujourd’hui en place en France et en Europe pour mieux réguler l’usage des pesticides de synthèse et pour encourager des solutions alternatives. Malgré ces intentions, la vente de pesticides en France est restée importante entre 2009 et 2018 : 51 000 à 63 000 tonnes de substances actives (hors biocontrôle et produits autorisés en agriculture biologique, AB). Il faut toutefois souligner depuis 2019 une tendance à la diminution des ventes de pesticides hors produits de biocontrôle, tandis que les ventes de ces derniers ont été multipliées par 2,8 entre 2009 et 2021. D’autre part, les produits les plus dangereux classés CMR1 (cancérogènes-mutagènes-reprotoxiques) ont été retirés, et les ventes des produits classés CMR2 ont diminué de 57 % entre 2016 et 2020 1. Mais cette trajectoire ne permet pas d’atteindre les objectifs fixés en 2019 par le Pacte vert européen (European Green Deal), rendu public en décembre 2019 par la Commission européenne, et ce malgré les moyens conséquents mis en place tels que les plans nationaux Écophyto.

1. Classement CRM1 ou CRM2 selon le niveau de risque, certain ou probable, règlement CE n° 1272/2008.

2008-2025 : les plans Écophyto
En France, le premier plan Écophyto (2008-2015) visait une réduction de l’utilisation de pesticides de 50 % « si possible » en 2018. Le plan Écophyto II (2015-2025) repousse ce même objectif à l’horizon 2025. En 2018, le plan Écophyto II+ intègre les objectifs de sortie du glyphosate. Les certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP) constituent l’un des dispositifs réglementaires du plan. Ils incitent les distributeurs de pesticides à diminuer leurs ventes en proposant des alternatives aux agriculteurs. Pour chaque alternative mise en œuvre (variétés résistantes, produits de biocontrôle, outils de désherbage mécanique, etc.), les distributeurs reçoivent des certificats dont le nombre dépend de la réduction d’usage de pesticides permise. Ce nombre est déterminé par une commission d’experts présidée par Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture d’INRAE. 120 fiches-actions et plus de 3 000 références sont aujourd’hui disponibles. Malgré une montée en puissance, de nombreux distributeurs n’ont pas atteint leurs quotas en 2021 : 5,1 millions de CEPP collectés contre 16,6 millions attendus.

 

Un système verrouillé

Si le système évolue difficilement malgré des moyens importants, c’est qu’il subit un phénomène de verrouillage sociotechnique. Selon ce concept, les systèmes dominants s’autorenforcent par des effets de réseau, d’apprentissage, de normes et d’économies d’échelle. Le phénomène de verrouillage s’applique en agriculture, où les acteurs se sont organisés autour d’un modèle dépendant des pesticides. En grandes cultures par exemple, l’intensification et la spécialisation autour des espèces les plus rentables, blé, colza, maïs, avec des rotations courtes, favorisent les adventices et les bioagresseurs, qui bénéficient de ces milieux homogènes.
Le recours aux pesticides est alors inévitable. Les tentatives d’introduction d’autres espèces dans les rotations, en particulier deslégumineuses (luzerne, pois protéagineux…) se heurtent à la difficulté de créer de nouvelles filières. De leur côté, les semenciers investissent peu dans la sélection d’espèces mineures et les équipementiers ont adapté le matériel agricole à ces systèmes simplifiés. On retrouve dans ce système les effets d’économie d’échelle liés à une production de masse, mais aussi le poids des normes sociales qui valorisent plutôt l’image d’un champ de blé homogène et sans adventices. Enfin, ce verrouillage est renforcé par la difficulté pour les agriculteurs de renoncer à la simplicité d’utilisation des pesticides pour aller vers des systèmes plus complexes nécessitant un investissement en temps, en connaissances et en matériel, et pouvant se traduire par une perte de rentabilité pendant la phase de transition. En bout de chaîne, le cahier des charges des distributeurs impose souvent des critères contraignants correspondant aux exigences des consommateurs : fruits sans défauts par exemple. Jean-Marc Meynard, agronome au centre INRAE de Versailles et co-auteur du rapport Écophyto R&D paru en 2010, a contribué à diffuser ce concept en France. Pour lui, « déverrouiller le système équivaut à changer tout le système agricole ».

L’agriculture biologique, pionnière du « sans pesticides de synthèse »

Apparue dans les années 1950, l’agriculture biologique (AB) est une forme historique d’agriculture sans intrants de synthèse (engrais et pesticides). Elle est néanmoins dépendante de l’utilisation de cuivre pour maîtriser des maladies bactériennes ou fongiques comme le mildiou de la vigne et de la pomme de terre, ou la tavelure de la pomme. Face aux effets néfastes des excès de cuivre sur la croissance des plantes et la vie des sols, certains pays restreignent, voire interdisent son usage (Pays-Bas et Danemark par exemple). L’AB n’échappe donc pas à la question de la sortie des pesticides. Une expertise scientifique collective conduite par INRAE identifie des alternatives à l’usage du cuivre : combiner des variétés résistantes avec l’usage de biocides ou de stimulateurs naturels de défense des plantes et des mesures prophylactiques. Mais la mise en place de ces alternatives reste lente, en particulier parce que le cuivre reste disponible.

Le biocontrôle : un plafond de verre malgré des succès

Devenu quasiment la norme en serres, le biocontrôle, reconnu comme l’un des piliers de l’agroécologie reste limité en grandes cultures. Le soufre, substance naturelle classée parmi les produits de biocontrôle en France, est très largement utilisé en viticulture contre l’oïdium et progressivement en blé tendre contre la septoriose. Dans les vergers, la carpovirusine contre le carpocapse de la pomme, et, en viticulture, des phéromones sexuelles contre les vers de la grappe sont employées avec efficacité mais sur des surfaces réduites (10-15 %).
Contre les insectes invasifs, la lutte biologique par introduction d’auxiliaires des cultures peut être efficace, mais seulement un tiers des auxiliaires parvient à s’établir, et seuls 10 % d’entre eux induisent un contrôle suffisamment efficace de leur cible. Un indéniable succès concerne néanmoins la lutte contre le cynips du châtaignier, un ravageur originaire de Chine qui peut faire chuter la production fruitière de 80 %. L’introduction de son ennemi naturel, Torymus sinensis, une microguêpe parasitoïde, a été testée comme moyen de biocontrôle par des scientifiques d’INRAE, avant d’être déployée largement dans les zones castanéicoles et de permettre à la production de redémarrer. Cette réussite a nécessité la coordination des producteurs pour opérer les lâchers à une échelle régionale.

Une transition agroécologique et alimentaire

Culture associée blé pois
Culture associée blé-pois. © INRAE B. Nicolas

L’agroécologie propose un modèle qui vise à minimiser l’usage de pesticides et fertilisants de synthèse sans les interdire. En admettant l’utilisation – modérée – d’engrais de synthèse forts en azote, phosphore, potassium, les systèmes agroécologiques sont en général plus productifs que les systèmes en agriculture biologique (AB). Cette nouvelle agriculture prônée par le Pacte vert européen ne peut s’envisager sans une reconception globale à la fois des systèmes agricoles et des régimes alimentaires. C’est ce qu’ont souligné des experts d’INRAE et d’Agro-ParisTech en réponse à un rapport de l’United States Department of Agriculture (USDA). Ce rapport, paru en 2020, pointe les risques du Pacte vert concernant la productivité, en estimant une diminution potentielle de la production agricole de 12 et 7 %, selon que les préconisations du Pacte vert s’appliquent au niveau européen ou mondial. D’après cette modélisation, il s’ensuivrait une augmentation des prix des denrées alimentaires et une aggravation de l’insécurité alimentaire mondiale. Cependant, cette analyse considère les systèmes de culture tels qu’ils sont actuellement et ne tient pas compte de leur évolution vers des systèmes agroécologiques optimisés.
Ainsi, une étude internationale récente impliquant INRAE montre que l’association de deux espèces (céréale et légumineuse) sur une même parcelle donne un rendement en protéines dans les grains souvent supérieur à celui de la culture la plus performante cultivée isolément.
D’autre part, la stratégie européenne « De la ferme à la table » incite à actionner un levier majeur : modifier le régime alimentaire dans les pays occidentaux, avec moins de calories, moins de produits animaux, moins de pertes post-récolte et moins de gaspillage alimentaire qui représente en Europe 20 % de la nourriture. Comme le montre la prospective Agrimonde Terra de 2016, cette évolution alimentaire permettrait de mieux répartir les ressources avec les pays du Sud et de nourrir 9,7 milliards d’habitants en 2050 sans augmentation notable des surfaces cultivées et pâturées. Le changement doit donc être systémique et inclure non seulement une reconception des systèmes agricoles à grande échelle mais aussi une évolution significative des régimes alimentaires. 

Glossaire

PESTICIDE
Ce terme désigne les produits destinés à lutter contre les organismes indésirables.
Dans ce dossier, il fait essentiellement référence aux produits de protection des cultures, insecticides, fongicides et herbicides de synthèse.
ADVENTICE
Plante présente dans un champ sans y être intentionnellement introduite.
BIOAGRESSEUR
Organisme susceptible de nuire aux cultures : plante adventice ; virus, bactérie ou champignon pathogènes ; insecte, acarien ou nématode ravageurs.
PROPHYLAXIE
Ensemble de pratiques pour prévenir l’apparition et la propagation de bioagresseurs.

  • Pascale Mollier

    Rédactrice

  • Thierry Caquet, Christian Huyghe, Xavier Reboud

    Pilotes scientifiques