Dossier revue
Agroécologie

Accélérer la transition agroécologique

Entretien avec Xavier Reboud, directeur de recherche, spécialiste en agroécologie. Chargé de mission auprès de la direction scientifique Agriculture d’INRAE sur l’articulation entre agroécologie, technologie et numérique, Xavier Reboud pilote différents dossiers sur la sortie des pesticides.

Publié le 13 octobre 2023

Comment rendre attractif le modèle agroécologique ?

La question se pose de savoir si les avantages de l’agroécologie font le poids face à la compétitivité économique de l’agriculture conventionnelle, qui provient essentiellement d’économies d’échelle : dans le cas du blé par exemple, de grandes surfaces de monoculture, des coopératives spécialisées et des cargos pour l’exportation. Dans la balance, les atouts du modèle agroécologique sont multiples. En premier lieu, son adoption peut considérablement réduire les coûts cachés, énormes et croissants, des pollutions et des impacts sur la santé animale et humaine, ainsi que sur la biodiversité, avec de surcroît des économies d’énergie fossile et des avantages concernant la lutte contre le changement climatique. De plus, la productivité de ce modèle va augmenter avec une meilleure maîtrise et en occupant mieux l’espace par des mélanges de cultures, voire des chevauchements de cultures (relay cropping), qui maximisent la biomasse obtenue. Ce modèle agroécologique avec des cultures diversifiées présente enfin l’avantage de stabiliser les rendements et d’être plus résilient face aux aléas climatiques. Lorsqu’on pourra mieux chiffrer tous ces avantages différés ou non directement monnayables, la supériorité du modèle agroécologique s’imposera d’ellemême.

Comment amorcer la transition agroécologique ?

Le changement s’opérera d’autant mieux et d’autant plus vite que l’on maniera à la fois la réglementation et une reconnaissance, financière et/ou sociale, pour soutenir les actions qui vont dans le bon sens. La réglementation est l’un des principaux leviers actuels, avec l’interdiction d’un nombre croissant de pesticides. Mais force est de constater que l’on peine à anticiper ces interdictions, ce qui conduit à ne les traiter qu’en situation de crise, bien trop tardivement pour disposer de tous les leviers nécessaires à une transition douce (diversification, adaptation variétale, machinisme et numérique, biocontrôle, etc.). La crise de la jaunisse de la betterave faisant suite au retrait des néonicotinoïdes aurait pu être minimisée si l’ensemble des acteurs privés et publics l’avaient mieux anticipée, par exemple en favorisant la sélection de variétés de betterave résistantes au virus, qui n’était pas un critère prioritaire pour les semenciers et la filière tant que les néonicotinoïdes étaient autorisés.

« Le modèle agroécologique avec des cultures diversifiées présente l’avantage de stabiliser les rendements et d’être plus résilient face aux aléas climatiques. »

Pour sortir de ce couperet entre autorisation et interdiction, il faudrait expérimenter des modalités d’interdiction plus progressives et mieux anticipées. Ce temps de transition serait mis à profit pour explorer et améliorer des alternatives. On pourrait envisager un cycle allant graduellement d’une autorisation une année sur deux à une année sur cinq avant un retrait définitif. Pour faciliter la prise de risques, on pourrait aussi imaginer un système de « pesticides de secours sur ordonnance », à l’instar des médicaments. Ces pesticides seraient délivrés lors d’années particulièrement défavorables, sous l’autorité du préfet par exemple.

Est-ce qu’une agriculture zéro pesticide est envisageable ?

Il existe déjà des systèmes proches du zéro pesticide mais sur des pas de temps courts et dans des situations particulièrement faciles, notamment celles incluant l’élevage. En effet, comme nous l’avons observé dans le réseau Écophyto Dephy, les fermes en polyculture élevage ont plus de facilité à réduire drastiquement leur usage de pesticides que les fermes céréalières pures, grâce à la présence, dans les rotations, de prairies et de cultures diversifiées destinées à l’alimentation des animaux, dont des légumineuses. INRAE expérimente sur tous les types de production (grandes cultures, arboriculture, maraîchage, etc.) pour concevoir des systèmes zéro pesticide fiables sur plusieurs saisons, en particulier dans des situations jugées trop risquées pour être développées chez les agriculteurs. Les leviers à mettre en place pour se passer complètement de pesticides ne sont pas les mêmes que ceux qui permettent de simplement les réduire. Il faut donc se projeter volontairement dans un système où l’on accepte de ne pas recourir aux pesticides, car tant qu’il reste ce recours, on travaille plutôt sur les leviers de réduction, et pas assez sur les leviers de suppression. La reconception profonde nécessaire pour atteindre le zéro pesticide suppose d’introduire et de tester un ensemble de leviers à effets partiels qui se combinent pour façonner un écosystème cohérent capable de s’autoréguler sans pesticides (voir infographie). Pendant cette phase de transition, qui peut prendre du temps, il serait préférable d’arrêter de se référer au modèle conventionnel optimisé. On ne peut faire la comparaison qu’une fois que le système agroécologique a, lui aussi, atteint un optimum.

Quelle est la place du numérique dans cette transition agroécologique ?

Pour moi, le numérique sera décisif pour envisager le changement de système, car parvenir à un optimum en agroécologie nécessite de maîtriser beaucoup d’informations : il s’agit en effet de gérer une grande diversité de plantes et d’autres organismes en interaction. L’agroécologie et le numérique sont déjà indissociables en recherche à travers la modélisation, qui permet de savoir par exemple si les flux d’azote mesurés permettent de garantir la fertilité des sols, ou si les régulations biologiques sont en mesure de contenir rapidement une pullulation de pucerons. La modélisation va progressivement basculer d’un outil scientifique à un moyen de pilotage pour l’agriculteur. L’utilisation de capteurs et de drones, pour mesurer les composantes du système (azote, adventices, bioagresseurs etc.), adossée à un traitement numérique, indiquera les actions à mener. Demain, des robots désherbeurs pourront détruire mécaniquement des taches d’adventices sans recours aux herbicides. On peut imaginer aussi des outils d’aide à la décision qui permettront à l’agriculteur de comparer les stratégies utilisées par d’autres dans le même contexte que lui, ainsi que les performances obtenues, pour adapter sa propre stratégie. Ainsi, les compétences des agriculteurs, qui utilisent déjà les outils numériques, devraient s’élargir aux sciences des données et de l’environnement. Une vraie révolution sera aussi de pouvoir récolter séparément chaque composante des cultures en mélange, ce qu’on ne sait pas encore faire à grand débit. Quand on aura levé ce frein, j’ai la conviction qu’on pourra conduire sans pesticides quasiment tous les systèmes de grandes cultures.

  • Pascale Mollier

    Rédactrice

Le département