Dossier revue

Des expérimentations prometteuses

INRAE conduit des expérimentations de culture sans pesticides depuis plus de 10 ans. Les systèmes étudiés sont conçus dès le départ dans cet objectif, en appliquant les principes de l’agroécologie, ce qui facilite leur réussite. Enjeux.

Publié le 13 octobre 2023

La recherche contribue à apporter des connaissances mobilisables par la profession agricole, aux avant-postes de l’innovation. INRAE veloppe également depuis 2008 des essais dans ses unités expérimentales pour explorer sur le terrain la faisabilité du zéro pesticide. Le réseau appelé Rés0Pest comporte 9 systèmes de grandes cultures conduits sans pesticides et répartis dans différentes régions. Lors de la mise en place des premiers systèmes, certaines réserves ont été émises sur la faisabilité et les performances de tels systèmes. Mais avec un recul de 10 ans, le constat est clair : il est possible de conduire des systèmes de grandes cultures en allant jusqu’au bout de la dé- marche zéro pesticide, y compris avec des cultures réputées très dépendantes des produits phytosanitaires, comme le colza, sujet à de nombreuses bioagressions, ou la pomme de terre, dont l’indice de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) est très élevé à cause des traitements anti-mildiou.

« Dans la majorité des cas, nous navons pas observé de dégradation des performances des systèmes de culture par les bioagresseurs ou de perte de fertilité des sols », explique Vincent Cellier, coordinateur national de Rés0pest au centre INRAE de Dijon. Ces systèmes sont cependant plus complexes à mettre en œuvre et plus exigeants en heures de travail. Ils se sont considérablement améliorés au fil des années, preuve de l’importance de l’apprentissage continu.

Essai en grandes cultures à Grignon

Avec un recul de dix ans, le constat est clair : il est possible de conduire des systèmes de grandes cultures zéro pesticide.

 À Grignon (78), l’expérimentation, initiée en 2008, visait à explorer la faisabilité d’un système zéro pesticide en grandes cultures, tout en réduisant fortement l’apport d’engrais azotés. N’étant pas focalisé sur la productivité, le système admet des objectifs de production réduits par rapport aux systèmes conventionnels. Il est basé sur 3 grands leviers : la rotation longue sur 6 ans, avec alternance de cultures d’hiver et de printemps : maïs, blé, féverole, blé, chanvre, triticale ; les intercultures avant toutes les cultures de printemps pour piéger le nitrate, réduire le pool d’adventices, augmenter la diversité des espèces ; le désherbage mécanique : labour, binage, hersage. « En 12 ans (2008-2020), nous avons optimisé ce système zéro pesticide, maintenant techniquement viable, en maîtrisant la majorité des bioagresseurs (maladies, insectes et adventices) », résume Caroline Colnenne-David, agronome à INRAE, chargée de cet essai. Ce système est productif : le rendement exprimé en valeur énergétique (Gjoule/ha) est équivalent à celui du système témoin 1. La production de chanvre compense des rendements plus faibles pour le blé et le maïs : respectivement –22 % et –31 % par rapport au système témoin. Une augmentation du prix de vente du blé serait justifiée par la production de produits exempts de tout pesticide et permettrait d’atteindre la rentabilité du système témoin : +100 euros/tonne (soit 338 au lieu de 238 euros/tonne), ce qui reste inférieur au prix du blé bio (454 euros/ tonne, prix en mai 2021). L’introduction du chanvre, l’un des atouts de ce système, nécessite aussi le développement de filières de valorisation. « Nous avons choisi de diminuer les apports d’engrais azotés pour réduire la consommation d’énergie fossile liée à leur production et les émissions de gaz à effet de serre », complète Caroline Colnenne-David. Ce choix explique en partie les diminutions de rendement du blé et du maïs. De nouvelles recherches sont en cours pour améliorer l’efficience de l’utilisation de l’azote des cultures dans des systèmes bas-pesticides. D’autres verrous techniques, comme l’absence de variétés de féverole résistantes aux maladies, restent à lever. La diminution de l’usage d’engrais et l’absence de pesticides confèrent au système un bon bilan environnemental : moins d’émissions de gaz à effet de serre, moins de pollution par l’azote et les pesticides, et une biodiversité accrue.

1. Système productif à hautes performances environnementales.

Verger zéro pesticide à Gotheron

INRAE expérimente également un verger “zéro pesticide” à Gotheron depuis 2018. Sa diversité végétale et sa forme originale en cercles concentriques visent à favoriser la présence d’auxiliaires prédateurs de ravageurs : carabes, araignées, syrphes, coccinelles… mais aussi oiseaux et chauves-souris. Les arbres fruitiers dont les variétés sont choisies pour leur tolérance aux bioagresseurs, sont situés au coeur du dispositif, protégés par les cercles extérieurs composés d’arbustes et d’arbres à fruits à coque, ou encore de variétés pièges des ravageurs. « Le projet est encore très jeune, commente Sylvaine Simon, en charge du dispositif, mais nous avons déjà mis en évidence de forts taux de prédation sur des ravageurs comme les pucerons. » Le verger comporte 35 espèces et variétés d’arbres fruitiers sur 2 ha, ce qui veut dire de petits volumes de production, avec des fruits parfois déformés ou tachés, du fait de l’absence de traitements.

« Il sera intéressant d’étudier les débouchés de cette production dans la Drôme, un territoire favorable, pionnier de l’AB et des circuits courts. Les “cafés Agro” publics que nous organisons en hiver pour partager des expériences autour de la diversification du verger rencontrent un vif succès. »

CASYS à Dijon

Le dispositif CA-SYS, implanté depuis 2018 sur le domaine expérimental INRAE d’Époisses, près de Dijon, ajoute des défis supplémentaires à ceux de Rés0Pest. Il vise à explorer des systèmes de grandes cultures sans pesticides, soit en mobilisant le travail du sol, soit en minimisant son recours. L’absence de travail du sol ajoutée à l’absence de pesticides rend la gestion des adventices particulièrement périlleuse, et à ce jour impossible. Elle correspond à la situation que connaîtrait l’agriculture de conservation des sols en cas d’interdiction de tous les herbicides. CA-SYS expérimente 4 systèmes sur 125 ha, une échelle supérieure aux quelques hectares des systèmes Rés0Pest. À cette échelle, les stratégies mobilisant les infrastructures paysagères peuvent donner toute leur mesure. L’objectif est d’obtenir en 10 ans une rentabilité équivalente aux systèmes conventionnels ou biologiques pratiqués par les agriculteurs voisins.

Les scénarios pour 2050

Viser le zéro pesticide dans toute l’Europe en 2050, tel est le changement d’échelle considérable qu’explore une prospective coordonnée par INRAE. Trois scénarios sont envisagés qui s’appuient à des degrés divers sur les régulations biologiques, depuis l’utilisation de facteurs externes en gardant le niveau de spécialisation et les infrastructures actuelles (stimulateurs de défense des plantes, variétés résistantes, biocontrôle, scénario 1) jusqu’à la diversification des cultures et la reconfiguration des paysages (associations de cultures, mosaïque de cultures, rotations longues, scénario 3).

Le scénario 1 assure « seulement » des aliments sans pesticides, alors que le scénario 3 va plus loin en ajoutant la santé environnementale, avec une réduction de 37 % des gaz à effet de serre (contre –8 % pour le scénario 1). Ce scénario le plus radical n’est pas pour autant le moins productif, car il bénéficie des avantages de la diversification. Chaque scénario s’accompagne d’une modification du régime alimentaire, plus marquée pour le scénario 3, avec une réduction des calories/personne/jour, une consommation de produits animaux divisée par 4 et une consommation de légumineuses 10 fois supérieure, par rapport à l’année 2010 prise comme référence. Cette « sobriété alimentaire » donnerait à l’Europe une marge de manœuvre pour équilibrer la production et les besoins alimentaires, en amortissant les fluctuations possibles de rendement. En changeant son régime alimentaire, le consommateur est un moteur clé de cette transition. D’autres leviers très importants sont nécessaires et doivent être combinés dans tous les scénarios, pour atteindre un tel objectif sans dégrader la souveraineté alimentaire de l’Europe. Ce sont ceux qui ont été évoqués tout au long de ce dossier : recherche et innovation pour coconstruire des systèmes de culture sans pesticides, labels zéro pesticide, partage du risque pris par les agriculteurs, politiques alimentaires de transition vers des régimes sains, politiques publiques de soutien à la transition des systèmes agricoles et de régulation des pesticides, accords commerciaux internationaux.

Cette prospective fait partie intégrante du Programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » (PPR CPA). Elle a mobilisé pendant trois ans (2020-2023) une centaine de chercheurs de plusieurs pays, en lien avec l’Alliance européenne de recherche « Vers une agriculture sans pesticide de synthèse » regroupant aujourd’hui 36 organismes de 20 pays 6. ●

Rencontre

Du maraîchage bio sur sol vivant

Près de Toulouse (31), Pierre Besse, maraîcher depuis plus de 30 ans, et son épouse Nicole cultivent 35 espèces de légumes et aromates sur 4 000 m2 de microparcelles très productives (3 kg de légumes par m2 en moyenne). Le système est conçu pour maximiser la surface occupée par les légumes, empêchant ainsi le développement des adventices, problème n° 1 en absence de labour et d’herbicides. Certaines cultures se chevauchent dans le temps (courgette/oignon par exemple), d’autres se superposent (radis ou épinard dans poireau). Le sol est protégé et fertilisé en permanence par la matière organique qui provient, soit des couverts d’hiver (radis, féverole, gaillet grateron), soit du paillage des cultures en saison productive. « Ce sol riche s’autorégule et nous n’avons pas de bioagresseurs majeurs, résume Pierre Besse, mis à part des courtilières qui reviennent périodiquement et contre lesquelles il faudrait trouver des solutions autres qu’artisanales. » La production de légumes est vendue à la ferme en système AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), à un prix moyen tous légumes confondus d’environ 2,50 euros/kg. Le contrat AMAP procure une grande stabilité économique à la ferme, qui rémunère la totalité du travail effectué (1,5 équivalent temps plein au Smic) et dégage chaque année un surplus pour l’investissement.