Dossier revue
Agroécologie

L'indispensable levier des politiques publiques

Pour accompagner un changement de modèle agroalimentaire, les politiques publiques doivent être systémiques et ne pas s’adresser qu’aux seuls agriculteurs. Enrichies de nouveaux instruments, elles gagneraient à être coordonnées au niveau national et européen. Analyse.

Publié le 13 octobre 2023

Dialogue entre chercheur et agriculteur. © INRAE – Nicolas Bertrand

Il existe déjà des leviers de politiques publiques nationales efficaces et favorables à des innovations incrémentales pour réduire l’usage des pesticides, tout en assurant la performance productive. En font partie : l’orientation de la création variétale par les travaux du Comité technique permanent de la sélection (CTPS), l’évaluation par le Groupe d’étude et de contrôle des variétés et des semences (GEVES) des variétés candidates à une mise en marché, la certification des semences qui assure qu’elles sont indemnes de pathogènes et de bonne qualité physiologique, ou encore les CEPP déjà évoqués (voir page 17). Mais selon Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture d’INRAE, « pour forcer l’innovation, il faut aller au-delà de la démarche qui consiste à aménager de façon incrémentale le système conventionnel actuel pour réduire les pesticides ». Dans ce but, les travaux du PPR CPA (Cultiver et protéger autrement) conjuguent réflexion sur les politiques publiques, adoption par les filières économiques et fronts de science, avec une optique zéro pesticide. Le rôle des politiques publiques est déterminant pour initier des transitions à grande échelle. C’est pourquoi le projet FAST (Faciliter l’Action publique pour Sortir des pesTicides) évalue l’intérêt de redéfinir et combiner différents leviers de l’action publique, qu’ils soient économiques, organisationnels ou réglementaires. Dans une première étape, il a mesuré l’efficacité des politiques publiques existantes. En France, les achats de pesticides ont très peu diminué pendant 10 ans, après la mise en oeuvre des premiers dispositifs incitatifs. Pourtant, certains de ces dispositifs sont efficaces. Les fermes du réseau Dephy du plan Écophyto (voir page 27), par exemple, ont une performance environnementale avérée qui résulte bien de l’accompagnement des agriculteurs, si on les compare à celles qui n’en ont pas bénéficié. De même, l’amélioration des pratiques des agriculteurs engagés dans les mesures agroenvironnementales (MAE) de la Politique agricole commune est bien liée au soutien financier. « Cependant, Dephy ne concerne que 1 % des fermes françaises, tandis que les MAE sont appliquées sur moins de 3 % des surfaces agricoles en Europe. Il faut donc trouver les leviers qui permettront un véritable changement d’échelle de la transition agroenvironnementale amorcée », explique Julie Subervie, économiste au Centre d’économie de l’environnement et coordinatrice du projet FAST.

Utiliser tous les leviers du droit, en cohérence

Pour Benoît Grimonprez, chercheur en droit rural et de l’environnement à l’université de Poitiers et membre de FAST, il serait nécessaire de faire converger plusieurs branches du droit pour engager la transition agroécologique : droit concernant l’eau, le foncier, la biodiversité, etc. Par exemple, les baux ruraux qui s’appliquent sur 70 % de la surface agricole utile française pourraient plus largement intégrer des clauses relatives aux pesticides, notamment dans les aires de captage. Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) pourraient également exercer une pression très forte en stipulant ce genre de clause dans leurs cahiers des charges. Dans le projet de territoire du bassin du Clain (Vienne) que le chercheur accompagne, les agriculteurs irrigants ont accepté un contrat qui conditionne leur accès à l’eau stockée pendant l’hiver à une réduction de leurs usages de pesticides de 50 % en 6 ans. Cela concerne des milliers d’hectares. Ce type de contrats environnementaux collectifs ou toute autre formalisation juridique est absolument nécessaire pour rendre l’engagement crédible sur la durée. L’échelle territoriale est bien adaptée à leur mise en place. Actuellement, les politiques nationales au sein de l’Europe sont en deçà des objectifs du Pacte vert européen, en raison de la crainte d’une perte de compétitivité sur le marché. C’est donc surtout à l’échelle européenne qu’il faudrait susciter des politiques plus ambitieuses, en imposant par exemple des règles communes sur l’usage des pesticides et un protectionnisme européen. À l’échelle internationale, imposer des normes environnementales contraignantes est encore plus difficile. Pourtant, réformer en ce sens les accords de l’Organisation mondiale du commerce,  qui régule tous les échanges, aurait une réelle portée. De fait, en France, 75 % de l’empreinte environnementale liée aux pesticides dans les produits alimentaires provient des importations.

Repenser les outils existants : taxes et subventions


Un système de taxation-redistribution pourrait constituer un levier pour réduire les pesticides.

Actuellement, la réglementation reste le levier privilégié des politiques publiques en France. Elle permet d’interdire un produit, ce qui envoie un signal fort à tous les acteurs de la filière : agriculteurs, innovateurs, firmes, conseil. La perspective de l’interdiction du glyphosate, par exemple, a favorisé des innovations comme les équipements de désherbage de précision. Cependant, interdire un pesticide sans compenser la perte transitoire de rentabilité ne permet pas d’accompagner les agriculteurs dans la reconception de leur système de production. Pour Alain Carpentier, économiste à l’unité Structures et marchés agricoles, ressources et territoires, et membre du projet FAST, un système de taxation-redistribution pourrait constituer un levier puissant de la transition, en combinant incitation à réduire les pesticides et préservation du revenu des agriculteurs. « Mais pour être efficace, il faut que le montant de la taxe sur les pesticides soit élevé. À partir d’un exercice de modélisation, on étudie la réaction des agriculteurs à différents niveaux de taxe et ses conséquences sur la production agricole, sachant que le produit de la taxe leur serait redistribué. » Du côté des subventions, les travaux menés dans FAST s’orientent vers 2 types de MAE innovantes. Le premier, appelé « enchères agroenvironnementales », inspiré de systèmes en vigueur aux États-Unis ou en Australie, propose aux agriculteurs de formuler le montant de la subvention requise pour fournir un service environnemental donné. Les meilleures « offres environnementales » sont ensuite sélectionnées et subventionnées à leur « juste prix ». Le deuxième vise à inciter plusieurs agriculteurs à coordonner leur effort environnemental pour créer un effet de levier qui augmente l’efficacité de la subvention.

L’assurance récolte subventionnée

Les pouvoirs publics peuvent également soutenir la transition des agriculteurs en subventionnant des contrats d’assurance récolte. L’assurance subventionnée est une compensation financière qui, contrairement à la subvention, n’est versée qu’en cas de perte de récolte. Cécile Aubert, professeure à Bordeaux Sciences Économiques, explore cette piste dans un projet impliquant l’assureur Groupama, l’Institut français de la vigne et du vin (IFV) et deux coopératives viticoles au sein du projet Viti-rev. Un contrat d’assurance garantit aux viticulteurs le risque de pertes de récolte dues aux maladies, à condition qu’ils aient suivi un plan de traitement de la vigne minorant fortement les pesticides. Ce plan est défini par l’IFV avec l’appui d’un outil d’aide à la décision. Les résultats de ce projet exploratoire ont montré que, de 2018 à 2022, les viticulteurs ont, dans la majorité des cas, diminué les traitements de pesticides (IFT) de 30 à 70 % avec une perte de rendement moyenne de seulement 5 %, exception faite de pertes atteignant 80 %, mais limitées à quelques hectares, en 2022. Ces pertes ont pu être couvertes par l’assurance, sans surcoût pour les agriculteurs car leur prime d’assurance a été compensée par les économies réalisées sur les dépenses en pesticides (environ 200 à 250 euros par an). « Ce dispositif est efficace pour encourager les viticulteurs à diminuer fortement l’usage des pesticides, alors que spontanément ils n’auraient pas parié sur des résultats techniques aussi satisfaisants », conclut Cécile Aubert.

Utiliser le levier de la consommation

Au-delà des agriculteurs, ce sont tous les acteurs des filières agricoles et agroalimentaires qui doivent être mobilisés dans la transition. Les commandes publiques et la restauration collective pourraient par exemple encourager les aliments produits avec moins de pesticides et dépourvus de résidus. Pour François Dedieu, sociologue au laboratoire interdisciplinaire Sciences innovations société et membre du projet FAST, cette piste est insuffisamment exploitée : « Le levier de la consommation permet de faire bouger tous les maillons de la chaîne, avec un outil central : le cahier des charges ». Il s’est intéressé à une expérience aux États-Unis où l’ONG Pesticides Action Network passe des contrats avec la grande distribution (Tesco) pour distribuer des produits portant un label de réduction des pesticides. D’autres travaux menés dans FAST mobilisent l’économie expérimentale afin de mesurer le consentement à payer des consommateurs pour ces produits labellisés, avec la question de sa visibilité parmi les autres labels. ●

EUROPE

Nouvelle réglementation ?

L’approbation des substances actives est accordée au niveau européen, tandis que les autorisations de mise sur le marché des produits commerciaux relèvent de la compétence des États membres. Un pays européen peut interdire sur son territoire un produit autorisé ailleurs en Europe si cela se fait sans « dommages majeurs » sur la production. Un pays peut aussi importer un aliment cultivé avec un pesticide pourtant interdit sur son territoire. Ainsi, la réglementation européenne ne permet pas d’éviter les distorsions de concurrence au niveau du commerce international. La Commission européenne a proposé le 22 juin 2022 un règlement très ambitieux (SUR : Sustainable use of pesticides regulation) qui fixe des objectifs contraignants en matière de réduction d’usage des pesticides, avec une normalisation des pratiques phytosanitaires : un itinéraire technique réglementaire de protection des cultures serait construit pour chaque type de territoire et de culture, à partir d’un conseil indépendant. Les agriculteurs seraient contrôlés sur la base de leur registre de pratiques (très restrictives pour les zones sensibles). La proposition est en discussion auprès des États et du Parlement européen en vue d’aboutir à un accord avant les élections européennes de 2024.