Dossier revue

Changement climatique et risques

Ces levures qui façonnent les vins

Les scientifiques s’intéressent particulièrement aux levures, maîtres d’œuvre de la fermentation sans laquelle la vinification n’aurait pas lieu. Or, celle-ci influence directement la qualité d’un vin. Décryptage.

Publié le 21 août 2025

Avec le réchauffement du climat, le vent tourne et le vin change. Finies les odeurs de cosses de pois ou de poivrons frais. Quant au parfum léger de fraise et de cassis, il est écrasé par celui des pruneaux et des fruits confiturés. Constatée par les œnologues et amateurs de vins, cette transformation aromatique n’est pas du goût de tous. Pour les consommateurs et vignerons qui ne souhaitent pas suivre la voie des vins charpentés et puissants, des chercheurs tentent de mieux piloter l’émergence des arômes au cours de la fermentation.

Les designers du profil aromatique

Remontage dans une cuve de vin rouge au Château Couhins.

La fermentation, réaction par laquelle le jus de raisin se transmue en vin, est pilotée par les levures, qui transforment le sucre en alcool et en molécules volatiles. Parmi celles-ci se trouvent les arômes fermentaires. Leur formation dépend notamment des teneurs en azote, élément dont se nourrissent les levures. Dans l’unité Science pour l’œnologie (SPO), l’équipe de Jean-Roch Mouret, chercheur INRAE en bioprocédés, a démontré qu’un ajout de nutriments azotés à mi-fermentation boostait la production d’acétate d’isoamyle, un composé impliqué dans l’arôme de banane et de fruits frais. Ainsi, la qualité aromatique d’un vin dépend non seulement des nutriments apportés aux levures, de leur quantité mais aussi du moment où ils sont ajoutés et de la température du milieu. Pour contrôler le type de vin obtenu en fin de processus, l’équipe a développé un modèle mathématique englobant tous ces facteurs. Leur objectif est de prédire le déroulement de la fermentation et la production des arômes associés, pour mieux comprendre les mécanismes et les maîtriser.
La fermentation n’est pas le seul designer du profil aromatique : au cours du vieillissement, ce sont les réactions du vin avec ses contenants (inox, bois) et les lies de levures qui génèrent ce qu’on appelle « des arômes d’élevage ». En amont, le cépage, la date de récolte, la conduite du vignoble, le climat, le terroir favorisent certains précurseurs d’arômes. Si les choix exercés durant ces opérations influent sur le bouquet final, la vinification est la principale fenêtre pour rectifier le tir. Par exemple, de nombreux vignerons ajoutent des enzymes pour révéler les précurseurs d’arômes qui, sinon, peuvent rester inodores. Si ces enzymes ne posent pas de problème en elles-mêmes, leur production nécessite beaucoup de produits chimiques et d’énergie, les éviter serait plus vertueux. « Plutôt que d’ajouter des enzymes exogènes, nous recherchons dans le catalogue des levures déjà présentes, sur les baies ou dans l’atmosphère du chai, celles qui pourraient remplacer les fonctions des enzymes inoculées, explique Fabienne Remize, directrice de l’unité SPO. Chez la levure Saccharomyces cerevisiae, la plus communément utilisée en vinification, nous avons identifié une souche capable de révéler les composés responsables des arômes de cassis et fruits exotiques typiques du sauvignon, de la famille des thiols. Elle est commercialisée sous le nom de Sauvy™ depuis 2020. »

Bioprotection et adaptabilité, le potentiel insoupçonné des non-Saccharomyces

Azote et enzymes ne sont pas les seuls moyens d’intervenir sur le produit final. Un peu de bentonite pour clarifier, une cuillerée de sulfite pour bloquer l’oxydation, une pincée d’acide citrique pour limiter les dépôts… Le marché propose des dizaines de produits (au moins 50 pour le conventionnel, 45 pour le biologique) pouvant s’inviter dans une bouteille durant la vinification. Certains posent davantage question que d’autres. Une partie des consommateurs a jeté l’opprobre sur les sulfites, composé chimique non biodégradable susceptible de provoquer des allergies. Mais les sulfites jouent un rôle essentiel en bloquant les bactéries d’altération qui font tourner le vin en vinaigre, favorisent des goûts désagréables ou des odeurs de pomme verte. « Actuellement, quelques souches de la levure Metschnikowia pulcherrima sont utilisées pour leur effet bioprotecteur en remplacement du sulfite, mais cette commercialisation s’est basée sur des observations empiriques. Les mécanismes en jeu restent incompris. Notre laboratoire étudie leur mode d’action afin de donner les meilleures préconisations de mise en œuvre possibles, explique Carole Camarasa, chercheuse INRAE spécialiste du sujet à SPO. La levure agit différemment selon sa cible. Elle peut aussi bien produire directement des composés toxiques qu’entrer en compétition avec les microorganismes d’altération, jusqu’à les affamer. D’après moi, l’avenir repose sur une solution constituée de plusieurs souches de levures avec différents mécanismes d’action pour élargir le spectre bioprotecteur. »
 

Les levures jouent sur l’acidité et le egré d’alcool d’un vin, deux paramètres fortement impactés par le changement climatique.

Les levures peuvent également jouer sur l’acidité et le degré d’alcool d’un vin, deux paramètres fortement impactés par le changement climatique. Avec le réchauffement, les courbes évoluent dans le sens inverse des attentes du consommateur : l’éthanol (alcool) augmente et l’acidité diminue. Depuis 2017, la solution Yonis™, issue de recherches menées au sein d’INRAE, est commercialisée pour sa capacité à abaisser le niveau d’alcool de 1 °C. Il s’agit d’une souche particulière de Saccharomyces cerevisiae. « Mais désormais, informe Fabienne Remize, la recherche s’intéresse aux autres levures indigènes dites non-Saccharomyces. Elles sont très nombreuses et représentent un levier encore peu exploré pour diminuer le degré d’alcool. Ici, nous étudions notamment Torulaspora et Lachancea. » En effet, si Saccharomyces est la star de la fermentation œnologique, avec plus de 250 souches à disposition des vignerons, des centaines d’autres espèces sont présentes sur chaque grappe de raisin vendangé. Un véritable terrain à défricher. 

Un robot vinificateur accélère la sélection

Vinimag© réalise 60 fermentations simultanément.

Sélectionner de nouvelles variétés (résistantes, tolérantes, etc.) prend environ 20 ans. Ce temps serait beaucoup plus long sans la sélection génomique, qui permet non seulement d’identifier les plantes d’intérêt en vue d’un croisement, mais également de gagner plusieurs années dans le processus de sélection. Après le croisement, seules sont conservées les jeunes plantules porteuses de gènes d’intérêt identifiés grâce à la sélection génomique. Ainsi, les nombreuses plantules sans intérêt sont soustraites de l’installation des plantes en champs et du suivi chronophage de ces plantes jusqu’à leur fructification, depuis le champ jusqu’au chai. Depuis 2022, l’unité mixte technologique Actia-Oenotypage, coordonnée par l’IFV et INRAE sur le site de Pech Rouge, propose de gagner 6 années supplémentaires grâce à un robot capable de vinifier de faibles quantités de raisins. Celui-ci fournit les propriétés œnologiques des variétés candidates dès les premières grappes obtenues en serre (1 kg suffit), 
sans attendre le passage au champ (20 à 100 kg). Par ailleurs, un protocole de congélation des baies permet d’étaler dans le temps les fermentations et le criblage à haut débit des variétés testées. Ainsi, 1 000 fermentations sont réalisées annuellement puis analysées pour le compte de domaines particuliers, de programmes régionaux... 

Intrants et procédés œnologiques : faire avec ou sans…

Entre les vins à teneur réduite en alcool, les sans alcool et le vin dit nature, il y a un grand écart que des pratiques œnologiques ont permis de franchir sans que tous les acteurs aient eu le temps de digérer cette segmentation du marché. Le vin sans alcool ou partiellement désalcoolisé a fait une entrée fracassante sur le marché, affichant des perspectives de ventes en forte croissance par rapport au reste de la filière. Non sans soulever quelques critiques.

Une carte des vins brouillée

Les critiques touchent à la définition même du vin. Il est difficile de savoir ce que contient exactement une bouteille qui emprunte tous les codes du vin mais s’affiche « sans alcool » tout en ayant certainement au moins 0,1° d’alcool. En effet, un titre alcoométrique inférieur à ce seuil signifie qu’il n’y a pas eu de fermentation, le breuvage dans ce cas est probablement un moût de raisins macérés ou infusés mais aucunement du vin. Dans une récente étude, Valérie Lempereur, présidente de la commission œnologie de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV), soulignait « le caractère difficilement lisible et compréhensible du marché français des "no-low" par les consommateurs ». En attendant une décantation salvatrice, la réglementation se contente de distinguer les vins désalcoolisés, dont le titre est compris entre 0,1° et 0,5°, des vins partiellement désalcoolisés, entre 0,5° et 9°.

Les procédés œnologiques en substitution des intrants

En France, la désalcoolisation du vin a été initiée par INRAE dans le cadre de partenariats socio-économiques dans les années 1980. Elle a débouché sur la première bouteille « 0 alcool », la bien nommée « Bonne nouvelle », toujours leader du marché actuellement. Aujourd’hui, plusieurs procédés sont utilisés dans les chais. Après la fermentation, l’extraction quasi totale de l’éthanol se fait majoritairement par distillation et évaporation sous « vide poussé » des composés volatils (éthanol et arômes). Il faut ensuite réinsérer les arômes dans la boisson désalcoolisée. La dimension technologique de cette pratique, souvent gourmande en eau, en énergie et en investissements, peut rebuter certains viticulteurs. Ce n’est qu’en 2025, et malgré de vives critiques, que les procédés de désalcoolisation quasi totale ont été inclus dans la charte des vins biologiques par la Commission européenne. D’autres techniques, à base de membranes, servent quant à elles à la désalcoolisation partielle. Ces techniques membranaires ont aussi d’autres usages, comme la stabilisation tartrique qui vise à empêcher les dépôts de tartre. Développé dans le cadre de recherches menées à INRAE, un empilement membranaire d’électrodialyse permet d’extraire le potassium et l’acide tartrique en excès. Ce procédé est toujours sur le banc de touche pour le vin biologique malgré ses thuriféraires qui insistent sur sa capacité à se substituer aux intrants chimiques généralement utilisés pour la stabilisation. Enfin, dans l’objectif cette fois de limiter l’ajout de sulfites, un contacteur membranaire a été adapté et validé à l’unité expérimentale INRAE de Pech Rouge. Cet appareil permet de diminuer l’oxygène dissous, facteur majeur de l’évolution des vins, et d’ajuster précisément la teneur en gaz carbonique, support de leur qualité sensorielle.
 

Le vin « nature », un 0 intrant

Intégrés dans le secteur agro-alimentaire, ces procédés physiques ne font pas l’unanimité dans la filière vinicole. Le vin nature, récemment apparu sur le marché, incarne cette réticence. Sa charte est composée de 12 engagements dont 5 portent sur l’absence de pratiques œnologiques : aucun intrant, ni sulfite, ni apport de levure ni recours aux techniques physiques modifiant volontairement la constitution du raisin. La pluralité des attentes et la segmentation du marché en niches complexifient l’offre commerciale que la filière vitivinicole est chargée d’organiser. Chacun doit retrouver sa place dans le nouveau tableau qui se dessine.

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