Dossier revue

Agroécologie

Vers une gouvernance de l’IA pour l’agriculture

L’IA transforme l’agriculture par des gains d’efficacité et de durabilité, mais elle nécessite une gestion rigoureuse des risques associés. Les réflexions doivent en particulier porter sur l’accessibilité de la technologie, au service des agriculteurs. Enjeux.

Publié le 31 juillet 2025

C’est une opportunité indéniable, l’IA peut en agriculture comme ailleurs démocratiser l’accès aux connaissances contenues dans les données. Les agriculteurs peuvent ainsi utiliser l’IA pour mieux comprendre les réglementations complexes de leur métier, améliorer leurs pratiques, et développer de nouvelles techniques. Les machines agricoles modernes génèrent elles aussi beaucoup de données, mais le revers est que celles-ci sont aussi captées par les constructeurs, souvent étrangers. Il existe donc un risque élevé de perte de souveraineté sur les données agricoles. Or les agriculteurs n’ont pas toujours la pleine connaissance des implications du partage de ces informations.

Une gouvernance des données

À des fins de recherche, les agriculteurs peuvent confier leurs données à des tiers comme INRAE. « Nous respectons le règlement général de protection des données (RGPD) et nous agrégeons les informations sur un périmètre géographique suffisamment large pour que la donnée soit noyée au milieu d’autres dans le but d’éviter l’identification individuelle », précise Hadi Quesneville, administrateur des données scientifiques d’INRAE. Mais, même au sein de la recherche publique, il est nécessaire de définir plus clairement le recours aux données des agriculteurs. « C’est dans ce but qu’INRAE a mis en place une gouvernance des données de la recherche et de l’IA, pour assurer une utilisation éthique et sécurisée de celles-ci. Par ailleurs, la sensibilisation, la formation et l’acculturation des agriculteurs sont essentielles pour faire naître un usage averti des données et de l’IA », ajoute Hadi Quesneville. INRAE est ainsi partenaire du rapport publié en février par l’Institut Blue Shift. Il propose des premières actions stratégiques pour soutenir les organisations. 

32 pays ont au moins promulgué une loi liée à l’IA  (données 2023).

2023 : Loi sur l’intelligence artificielle et les données au Canada

2024 : Loi européenne sur l’IA - Loi fondamentale sur l’IA en Corée du Sud

Source : rapport Blue Shift

Les conditions pour renforcer le pouvoir des agriculteurs

Autre point problématique de l’IA, la responsabilité et l’opacité qu’elle peut entraîner. L’automatisation des décisions soulève en effet des questions de responsabilité : en cas d’erreur algorithmique (surdiagnostic, recommandation inadaptée), la responsabilité juridique de cette erreur reste floue. Le manque de transparence desdites boîtes noires algorithmiques compromet la confiance des utilisateurs, ce qui peut être dommageable pour l’engagement des agriculteurs dans les nouvelles technologies.
La FAO (Bureau de l’innovation) a porté ces réflexions sur l’IA pour l’agriculture au niveau mondial en initiant un dialogue en avril 2025. Une délégation INRAE faisait partie des 90 chercheurs, consultants, représentants de l’industrie du numérique, bailleurs et acteurs institutionnels réunis. Ces 3 jours d’échanges fructueux devraient prochainement déboucher sur une feuille de route.
 

 

Selon Isabelle Piot-Lepetit, chercheuse INRAE à l’UMR MoISA, l’adoption de l’IA varie selon les profils des agriculteurs que l’on peut catégoriser ainsi : les innovateurs, développant eux-mêmes des solutions, les suiveurs qui attendent que leurs collègues testent les innovations avant de les adopter, et les hésitants, qui manquent de temps, de formation et d’accompagnement. Il y a bien sûr aussi une question de coût de l’IA à prendre en compte. Paradoxalement, la technologie possède à la fois des entrées très démocratiques pour les petits producteurs et éleveurs, via le smartphone par exemple, comme elle peut laisser supposer que seules les grandes exploitations pourront supporter à l’avenir le coût élevé des infrastructures d’IA (capteurs, logiciels, formation).
Dans tous les types d’agricultures, l’accompagnement des exploitants vers l’IA semble déterminant.
Ainsi, le conseil en agriculture se retrouve au centre de ces nouveaux questionnements. « L’IA pourrait transformer le rôle des conseillers agricoles sans toutefois les remplacer. Au contraire, l’accès à de nombreuses données pourra aider à outiller les conseillers en connaissances, mais aussi à faire face à la désinformation croissante qui se diffuse parmi les agriculteurs », indique le chercheur INRAE Pierre Labarthe (UMR Agir), qui souligne pour le moment le côté prospectif de ces constatations et aussi le besoin de recherches empiriques pour mieux comprendre l’impact de l’IA sur les pratiques agricoles. Pour ces nouveaux usages technologiques, les living labs, laboratoires de recherche participatifs et innovants, ont un rôle important à jouer en impliquant agriculteurs, chercheurs, citoyens, entreprises et collectivités dans la co-création de solutions adaptées aux problématiques complexes du secteur agricole. Des initiatives comme Occitanum, porté par INRAE, qui cherche à mobiliser le numérique au service de la transition agroécologique en Occitanie, en sont une illustration.

ANALYSE : L'IA, une alliée pour la transition agroécologique ?

L’IA en agriculture est à la fois un catalyseur de pratiques écologiques et une source de nouveaux défis environnementaux. 

A priori, tout semble opposer agroécologie et IA. Pourtant, et c’est là tout le paradoxe, l’IA apparaît comme une technologie qui peut être mise au service de la transition écologique. 

Réduire les impacts environnementaux de l’agriculture 

En décuplant les capacités prédictives et décisionnelles des agriculteurs, l’IA rend possible une utilisation plus durable des ressources naturelles et une compréhension affinée des dilemmes environnementaux. « L’agroécologie est très gourmande en informations et elle a besoin de s’appuyer sur des outils qui soient capables de maîtriser cette complexité, ce que peut justement apporter l’IA », estime Xavier Reboud, chercheur en écologie, chargé de mission auprès de la direction scientifique Agriculture d’INRAE sur l’articulation entre agroécologie, technologie et numérique. « L’IA peut ainsi offrir l’espoir d’une technologie vertueuse qui saurait guider nos choix vers de nouveaux modes de production, de nouveaux usages, de nouvelles gouvernances, pour un développement durable qui respecte les limites planétaires », estiment les chercheurs INRAE Sophie Schbath (unité MaIAGE) et Frédérick Garcia (unité MIAT). 

Poser les bonnes questions 

Pour aiguiller l’IA, « notre éthique veut que son usage soit orienté pour garantir que les solutions proposées à l’agriculteur soient alignées avec les principes de l’agroécologie. Cependant, cette éthique risque de venir buter sur ce qui est solvable : quel est le marché ? Quels sont le modèle économique et le retour sur investissement ? Il n’y a pas une IA par nature bonne, neutre, équilibrée ou objective. Concernant l’agroécologie, c’est à nous d’orienter l’IA en nous posant au départ les bonnes questions. Ainsi, si l’on veut gérer l’attaque d’un ravageur, il faut se demander si dans le milieu naturel en danger, il n’y a pas déjà des forces auxiliaires naturellement présentes qui vont pouvoir le contenir. L’IA peut avoir la réponse à cette recherche », souligne Xavier Reboud. 

Des IA elles-mêmes gourmandes en ressources 

Autre paradoxe, si l’IA permet en principe une gestion affinée des ressources, son déploiement massif et les besoins en calcul et en matériaux informatiques pour collecter et traiter les données d’apprentissage nécessitent une consommation en forte croissance d’énergie, d’eau et de métaux rares. Cela engendre des impacts sur l’environnement : épuisement des ressources, émissions de gaz à effet de serre, pollution diffuse, etc. « Des premières études estiment que la demande mondiale en eau de l’IA en 2027 sera équivalente à la moitié de la demande en eau du Royaume-Uni », précisent les chercheurs Sophie Schbath et Frédérick Garcia. Face à ce constat, une priorisation doit être donnée dans la recherche publique en IA vers la conception de systèmes frugaux, comme le recommande le Conseil économique social et environnemental (CESE). C’est le cas du projet SHARP du PEPR IA qui conçoit, analyse et déploie des modèles intrinsèquement efficaces (neuronaux ou non) capables d’atteindre la polyvalence et les performances des meilleurs modèles tout en ne nécessitant qu’une fraction infime des ressources actuellement nécessaires. En février 2025, l’entreprise chinoise DeepSeek a créé la surprise en annonçant 2 modèles d’IA 10 fois moins consommateurs en électricité que leurs équivalents de mêmes performances. Mais un outil plus économe ne risque-t-il pas d’être davantage utilisé et ainsi de provoquer un effet rebond ? C’est l’ensemble de ces facteurs qu’il faut être en mesure d’évaluer, de quantifier et de pondérer pour tirer le meilleur usage de l’IA en agroécologie, en s’appuyant notamment sur des travaux d’évaluation de la qualité et d’analyse de cycle de vie appliqués aux innovations numériques. 

Concernant l’agroécologie, c’est à nous d’orienter l’IA en nous posant au départ les bonnes questions.