Dossier revue
AgroécologieLa Ferme Digitale, fabrique de l’agritech
Publié le 31 juillet 2025
Quelle est votre vision de la cohabitation entre le monde agricole et les nouvelles technologies ?
Pendant 40 ans, j’ai été agriculteur-éleveur en Vendée et je suis encore très proche de ce secteur. Être agriculteur n’empêche pas d’être passionné par les nouvelles technologies et c’est ce que j’ai voulu montrer dès 2015 lorsque j’ai écrit l’ouvrage Agronumericus (éd. France Agricole). Après cela, je suis devenu un évangéliste de l’innovation agricole française et je poursuis ce travail de conseil au sein de l’agritech. Le numérique est partout depuis des années ; l’agriculture n’y échappe pas. Dans le même temps, d’immenses défis sont apparus pour les agriculteurs : produire davantage en mobilisant les ressources renouvelables tout en disposant de moins d’eau, d’énergies fossiles, d’intrants et de terres arables. Le changement climatique est venu renforcer nos incertitudes. C’est pour cela que des structures comme La Ferme Digitale sont très importantes : elles permettent aux entrepreneurs du monde agricole de se soutenir et de réfléchir à des innovations face à ces défis. Notre association, fondée en 2016, est aujourd’hui le premier réseau agritech européen. Elle regroupe près de 200 partenaires et start-up issus de l’écosystème agricole.
Quelles perceptions les agriculteurs ont-ils de l’IA ?
« Nous allons devoir passer d’une culture de la preuve à une culture de la probabilité. »
L’envie de modernité est là depuis longtemps chez un grand nombre d’agriculteurs ; il faut leur donner confiance. Si elle fait l’actualité à présent, l’IA n’est pas sortie du chapeau : elle est dans nos vies depuis déjà quelques années, quelques décennies. Pour ma part, j’ai toujours vu la technologie comme un facilitateur de vie, exactement comme l’a été la carte bancaire. L’arrivée en 2023 de l’IA générative avec les LLM (Large Language Modeles) tels que ChatGPT a été une très grande étape. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la machine cherche à nous comprendre et à nous aider alors que jusqu’à maintenant c’était nous qui la commandions. Pour comprendre comment fonctionne l’IA, nous allons devoir passer d’une culture de la preuve à une culture de la probabilité, en faisant en sorte que la marge d’erreur soit quasiment réduite à zéro. Les agriculteurs ne tolèrent pas beaucoup de marge d’erreur pour la simple raison qu’ils n’ont pas le luxe de pouvoir l’absorber. En agriculture, nous n’avons pas le droit à l’erreur et cela s’applique à toute la chaîne de production alimentaire : les prix sont tellement serrés dans le but d’arriver à fournir une alimentation à bas coût à l’ensemble de la population. Résultat, la capacité à innover et à mettre un peu d’argent dans la R&D est extrêmement faible dans ce secteur car il n’en a pas les moyens. Si le but d’un entrepreneur est de faire de l’argent, il ne faut pas qu’il s’intéresse à l’agriculture.
Des licornes (NDLR : entreprise privée valorisée à plus de 1 milliard de dollars) dans le secteur agricole, je n’en connais pas. Je ne peux donc pas dire que l’agritech française soit en pleine forme et le financement des investisseurs privés reste encore insuffisant. C’est une des raisons pour lesquelles le choix de l’open source et le développement de communs numériques se présentent comme une évidence et, ça, les agriculteurs qui ont inventé le mutualisme et la coopération savent faire !
Dans ce contexte, quel rôle peut jouer cette nouvelle technologie ?
L’IA pourra ouvrir un champ du possible conséquent en agriculture pour les 10 années à venir. À titre d’exemple, depuis que l’homme a domestiqué la nature, on a répertorié plus de 6 000 espèces de plantes dans le monde ayant été cultivées ou utilisées à des fins alimentaires au cours de l’histoire. Environ 200 d’entre elles font aujourd’hui l’objet d’une sélection variétale intensive et régulière à des fins agricoles. C’est cette sélection variétale qui a mis nos sociétés à l’écart des famines en stabilisant nos productions. Grâce à l’IA qui permet de modéliser les génomes des végétaux, nous pourrons aller beaucoup plus vite pour sélectionner les nouvelles espèces à travailler, ce qui nous permettra peut-être de nous adapter aux conséquences du changement climatique. Mais faire du technosolutionnisme pour du technosolutionnisme, cela ne sert à rien. Il faut au contraire se placer dans une démarche de progrès collectif, celui qui profite à tout un secteur et ensuite à la société tout entière. C’est dans cet esprit que nous avons conçu le projet GAIA (Generative Artificial Intelligence for Agriculture). Cette plateforme collaborative que nous portons au sein de La Ferme Digitale en collaboration avec OSFARM, INRAE, l’ACTA et d’autres acteurs publics et privés vise à démocratiser l’usage de l’IA dans le monde agricole. Il faut la voir comme un outil collaboratif de génération d’agents IA spécialisés en agriculture, reposant sur un socle open source des données agricoles, mis au service des agriculteurs.
Accélérer la collaboration entre recherche et innovation
Au Salon international de l’agriculture, en février 2025, INRAE et La Ferme Digitale ont acté un partenariat officiel sur 4 ans. Cette étape-clé vise à croiser les expertises scientifiques d’INRAE et l’esprit d’innovation des start-up pour faciliter l’émergence et la mise sur le marché de nouvelles technologies pour une agriculture durable. « Ce partenariat permettra d’identifier plus rapidement les verrous scientifiques, de développer des projets en coopération et des événements communs, d’accélérer le transfert des connaissances vers des applications concrètes et d’accompagner la création d’entreprises scientifiques », estime Justine Lipuma, co-fondatrice de La Ferme Digitale et dirigeante de la start-up Mycophyto.
Lors de ce salon, La Ferme Digitale a organisé la deuxième édition de son hackathon en lien avec la plateforme GAIA. Au terme d’un marathon de 48 heures, 8 équipes pluridisciplinaires, soit 90 participants, ont contribué à de nouvelles solutions intégrant l’IA sur des problématiques agricoles. « C’est intéressant de voir des gens de l’élevage, des industriels, des coopératives ou des étudiants arriver à travailler ensemble et concevoir des projets concrets en commun », explique David Joulin, cofondateur de La Ferme Digitale et responsable du hackathon GAIA.
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Anne-Lise Carlo
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Rédactrice
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Véronique Bellon-Maurel, Jean-Pierre Chanet, Claire Rogel-Gaillard
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