Dossier revue
Alimentation, santé globale

Manger fermenté, manger durable ?

Revenir à des procédés plus naturels pour conserver nos aliments et leur donner du goût serait une des clés des transitions vers une alimentation plus durable pour les pays qui doivent intégrer plus de végétal dans leur assiette. Le b.a.-ba de la fermentation.

Publié le 03 février 2023

Fermenter des végétaux, c’est se passer d’additifs pour les conserver : un procédé naturel qui demande peu d’équipement lourd.

Fermentez du jus de raisin, vous obtiendrez du vin, fermentez de la farine avec de l’eau vous obtiendrez du pain, fermentez du lait vous obtiendrez des yaourts ou du fromage. Pain, vin, fromage, yaourts, mais aussi choucroute, cornichons, saucissons, olives…, les aliments fermentés sont très souvent dans nos assiettes ou dans nos verres. Parfois même sans que nous le sachions : le thé, le café, le chocolat sont aussi issus de la fermentation. Ce procédé ancestral, qui a été industrialisé dans les années 1970, revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec, comme atouts, plus de naturalité et de durabilité. Se passer d’additifs, développer de nouveaux arômes, créer de nouveaux aliments…, la fermentation offre un potentiel extraordinaire. Bienvenue au cœur des recherches pour l’alimentation de demain. Mais commençons par le commencement.

De la connaissance empirique à l’industrialisation

On vous parle d’un temps que même les plus de 20 ans ne peuvent pas connaître ! Un temps où les réfrigérateurs et congélateurs n’existaient pas pour conserver les aliments, un temps où les conserves n’avaient pas encore été inventées. Et pourtant, il y a des milliers d’années, comme aujourd’hui, il fallait bien trouver un moyen pour que les récoltes de l’été puissent nourrir toute l’année. Le moyen ? La fermentation ! Les premières traces d’aliments fermentés remontent à 13 000 avant J.-C. sur le pourtour méditerranéen, 2 000 avant J.-C. au Moyen-Orient et 300 avant J.-C. en Chine. Quant au vin, les plus anciennes jarres, retrouvées en Géorgie (Moyen-Orient) sont datées d’environ 6 000 ans avant J.-C.

Pendant de nombreux siècles la fermentation était considérée comme une action de décomposition. C’est seulement en 1857 que Louis Pasteur démontre que la fermentation est le résultat de l’action d’organismes vivants, les levures et bactéries. Il met en lumière les mécanismes biochimiques du processus en particulier de la fermentation alcoolique du vin et de la betterave. Ce n’est que dans les années 1960/1970 que la fermentation se développe à une échelle industrielle, en particulier pour les produits laitiers comme les yaourts. L’objectif est alors de stabiliser le processus, de mieux le contrôler, le maîtriser et le standardiser avec la volonté in fine d’assurer la sécurité sanitaire de ces aliments en empêchant la prolifération de bactéries pathogènes. « L’industrialisation de la fermentation a permis de fiabiliser le procédé et ainsi d’éviter des pertes causées par d’éventuelles fermentations spontanées et indésirables », précise Sylvie Dequin, cheffe du département Microbiologie et chaîne alimentaire (MICA) d’INRAE. 

LEVURE OU BACTÉRIE ?

Les deux sont des organismes avec une seule cellule, mais la levure, de la famille des champignons, possède des éléments cellulaires (un noyau, des mitochondries…) dont les bactéries sont dépourvues.

L’art de fermenter

La fermentation est l'action de microorganismes qui transforment les sucres d'un aliment en acide ou en alcool

Fermenter c’est simple. Prenez une matrice – fruit, légume, viande, céréale, légumineuse –, ajoutez des ferments – levures ou bactéries – et vous obtenez un nouvel aliment avec un goût, une texture et une composition nutritionnelle différents. Comment cela fonctionne-t-il ? En l’absence d’oxygène, les microorganismes, via l’action de leurs enzymes, dégradent le sucre (glucose, lactose, maltose, etc.) contenu dans l’aliment et produisent de l’acide ou de l’alcool mais également d’autres composés, du dioxyde de carbone (CO2), des arômes ou des vitamines par exemple. La production d’alcool, aux propriétés antimicrobiennes, ou d’acide qui va abaisser le pH du milieu empêchant les bactéries pathogènes de se développer, confère aux produits fermentés l’avantage de se conserver… sans conservateurs ! Il existe de nombreux types de fermentations. La fermentation lactique permet la production de yaourts, fromages ou choucroute. La fermentation alcoolique est réalisée par certaines levures qui dégradent le sucre du jus de raisin et produit de l’alcool (éthanol), du dioxyde de carbone et de nombreux composés aromatiques qui font toute la richesse gustative des vins. La fermentation acétique transforme le vin en vinaigre. La fermentation propionique permet d’obtenir les fromages à pâte cuite chez qui la libération de gaz carbonique est à l’origine des « trous » du gruyère ou de l’emmental. Fermentations malolactique, butyrique… toutes ces fermentations dépendent des microorganismes impliqués, des enzymes produites (protéines responsables de réactions chimiques) et des substrats présents dans la matrice. Avec potentiellement une infinité de combinaisons.

Bonnes ou mauvaises bactéries ?

Dans le monde merveilleux des microorganismes, il y a les gentils et les méchants. Les méchants, ce sont les bactéries pathogènes, par exemple Listeria monocytogenes, responsable de la listeriose, ou les salmonelles, responsables de toxi-infections alimentaires. Les gentils, ce sont les bactéries et levures utiles, celles qui donnent leurs caractéristiques aux aliments (arômes, texture, etc.) ou simplement permettent de mieux les conserver. Celles, également, qui peuplent nos intestins, et forment le microbiote intestinal dont le rôle dans le maintien d’un bon état de santé a été démontré. Comme dans toutes les belles histoires, ce sont (presque) toujours les gentils qui gagnent… c’est le cas pour la fermentation : l’action des bactéries ou des levures utiles empêche généralement le développement de micro­organismes pathogènes, et cela de façon tout à fait naturelle. 

Manger fermenté, levier de la durabilité

Panorama d'aliments fermentés

Pourquoi la fermentation revient-elle sur le devant de la scène et dans nos labos ? « Avec le fromage, la charcuterie, le pain, le vin, la bière… les aliments fermentés ont toujours eu une part majeure dans l’alimentation des Occidentaux. Ce qui est nouveau c’est la fermentation d’autres fruits et légumes et le potentiel de nouvelles assiettes végétales qu’elle promet », explique Catherine Renard, cheffe adjointe du département Aliments, produits biosourcés et déchets d’INRAE. En effet, un des facteurs clés d’une alimentation plus durable dans les pays occidentaux est de rééquilibrer les apports en protéines à 50/50 en origine animale et végétale alors qu’elles sont aujourd’hui consommées dans une proportion de 60/40. L’enjeu est donc de mettre plus de végétaux dans notre assiette. Pour séduire le consommateur en quête de naturalité, fermenter des fruits et légumes leur conférant des goûts et des textures nouvelles tout en utilisant un procédé naturel est une piste très prometteuse. Fermenter des végétaux pour les conserver, c’est se passer d’additifs dans les aliments, c’est un procédé naturel qui demande peu d’équipement lourd. C’est aussi un procédé antigaspillage. Chez soi d’abord pour conserver sa production ou ses achats de fruit et de légumes, mais aussi chez les maraîchers, leur offrant de nouveaux débouchés, en particulier avec les fruits et légumes qui ne seraient pas au bon calibre. Ce serait également un moyen de conserver les récoltes à durée courte et qui sont parfois gaspillées faute de temps pour les vendre.

L’enjeu est de mettre plus de végétaux dans notre assiette !

Enfin, on peut également imaginer la fermentation de coproduits de l’agriculture ou de l’agroalimentaire. C’est ce qu’étudient les scientifiques de l’unité INRAE Sécurité et qualité des produits d’origine végétale (SQPOV) à Avignon dans le cadre du projet européen Demeter (Use of dietary fibre from pomaces of second class vegetables as food ingredient). Ils travaillent avec une légumerie pour étudier la fermentation de coproduits de fruits et légumes, permettant de les valoriser et d’éviter du gaspillage. Par exemple, les chercheurs regardent si fermenter des épluchures de légumes, riches en microconstituants d’intérêt (vitamines, minéraux, antioxydants, etc.) permettrait de stabiliser des produits qui peuvent vite s’altérer.

 

NE DITES PLUS LEVURE CHIMIQUE !

La levure est un champignon unicellulaire, il en existe plusieurs espèces, les plus connues sont du genre Saccharomyces responsables de la fermentation de la bière ou du pain.  Le terme de levure chimique est utilisé – à mauvais escient – pour désigner une poudre à lever qui a certaines propriétés de la levure vivante (production de CO₂), mais dont le processus, qui fait uniquement intervenir des réactions chimiques, n’a rien à voir avec la fermentation ! 

La domestication des ferments en quelques dates

Il y a des milliers d’années, les êtres humains utilisaient déjà la fermentation pour stocker et conserver les récoltes de l’été mais également pour fabriquer des produits alcoolisés. 

Sélection chez les ferments

Depuis des millénaires, les humains, sans le savoir, ont utilisé la capacité des microorganismes à fermenter les fruits, les légumes,  la viande, le poisson et les céréales pour produire des boissons alcoolisées, du pain, des légumes fermentés et de la charcuterie.  Au fil des siècles, ces fermentations ont conduit à une sélection de souches, privilégiant les plus efficaces et modifiant des espèces telles que les levures de vin, de bière ou de pain. Elles ont alors acquis de nouvelles caractéristiques par rapport à leurs ancêtres sauvages et peuvent être considérées maintenant comme des espèces domestiquées.

Les scientifiques, grâce aux approches de génomique comparative développées ces dernières années, ont mis en évidence les mécanismes moléculaires ayant contribué à l’évolution adaptative des génomes de ces microorganismes. « Un exemple remarquable issu des travaux de l’unité Sciences pour l’œnologie (SPO) est celui des levures Saccharomyces cerevisiae, utilisées dans la fermen­tation du vin, qui via un transfert de gènes provenant d’une levure éloignée génétiquement, ont acquis la capacité à mieux utiliser les ressources azotées du moût de raisin et ainsi aider au bon déroulement de la fermentation », explique Sylvie Dequin. « C’est une sélection naturelle des espèces qui s’est faite pour s’adapter aux procédés développés par l’Homme. » Des évolutions qui participent à la biodiversité des microorganismes dont on mesure aujourd’hui toute l’importance, notamment pour maintenir la diversité de notre microbiote intestinal. 

Dans le cadre du projet de recherche participative Backery, les scientifiques, avec l’aide des boulangers et paysans boulangers, ont mis en évidence une grande diversité de microorganismes dans les levains français. Alors qu’on pensait que seule la levure Saccharomyces cerevisiae était dans le levain des boulangers, les scientifiques y ont découvert 12 souches de levures et 19 espèces de bactéries ! Une biodiversité essentielle en lien avec les différentes variétés de blés cultivées et qui serait responsable des différentes qualités nutritionnelles et différents goûts du pain.

 

Les aliments fermentés sont présents dans l’alimentation sur toutes les zones du globe. Ils répondent à des enjeux différents : 

PAYS OCCIDENTAUX
Il s’agit de rééquilibrer les apports entre protéines animales et végétales et développer de nouveaux produits fermentés à base de végétaux.

AFRIQUE
La fermentation des céréales est un enjeu fort pour assurer la sécurité alimentaire des populations. Il s’agit alors de sécuriser davantage les procédés pour limiter les pertes.

ASIE
Manger des végétaux fermentés est très ancré dans la culture. Les Asiatiques ont des savoir-faire empiriques, l’enjeu pour eux est de développer des procédés plus sécurisés.
 

Recherche participative : la fermentation au quotidien

La fermentation des légumes par les consommateurs connaît un fort engouement ces dernières années. Quelles sont leurs pratiques ? Quels légumes fermentent-ils ? Leurs productions maison sont-elles sécuritaires ?

Le projet de recherche participative Flegme, initié fin 2019 et porté par le pôle de compétitivité Vegepolis Valley et INRAE, a suivi les pratiques de production, mais aussi de consommation, de 250 citoyens fermenteurs. Les scientifiques d’INRAE ont collecté et analysé 75 échantillons de légumes fermentés à la maison. Résultats : plus de 30 légumes différents ont été fermentés, des choux, des carottes, des betteraves… mais aussi des légumes moins connus tels que la chayotte. « Nous avons collecté autant de recettes que d’échantillons ! Certains ont fait des mélanges de légumes, d’autres ont ajouté des condiments ou des épices », explique Florence Valence, responsable du Centre international de ressources microbiennes « Bactéries d’intérêt alimentaire » (CIRM-BIA) à l’unité Science et technologie du lait et de l’œuf (STLO). Et bonne nouvelle, aucun échantillon ne contenait de bactéries pathogènes.

Un deuxième volet du projet Flegme consiste à déterminer l’impact des facteurs de fabrication, tels que la quantité de sel ou la façon dont les légumes sont découpés, sur le processus de fermentation. « L’objectif était de faire une fabrication contrôlée avec un plan d’expérience, sur le chou et la carotte, pour regarder comment ces facteurs ont un impact sur les écosystèmes bactériens et leur cinétique. » Ce travail, mené en collaboration avec deux industriels (CTCPA et Protial) montre qu’au début de la lactofermentation (fermentation de légumes avec du sel), ce sont des entérobactéries qui se développent, des bactéries plutôt pathogènes, rapidement contrées par les bactéries lactiques, confirmant ainsi leur effet protecteur et conservateur. En fin de processus, l’écosystème est dominé par les bactéries lactiques, les bactéries pathogènes n’étant plus retrouvées vivantes dans les échantillons. Cette étude a permis de montrer que le degré de découpe des légumes avait un impact sur la fermentation. Pour le chou, la fermentation est mieux maitrisée s’il est émincé comparé aux feuilles entières. Nous avons montré également que la concentration de sel de 1 % usuellement utilisée pouvait être réduite à 0,8 % sans impact notable sur la fermentation.

Enfin, les porteurs du projet ont travaillé avec des sociologues pour comprendre les freins et les motivations à la consommation de légumes lactofermentés. Ainsi l’atout “fait maison’’ combiné à l’image santé souvent associée aux légumes lactofermentés ressortent parmi les premiers facteurs de motivation à en consommer. Un travail a également été conduit avec des lycées professionnels mais aussi des restaurateurs pour élaborer des recettes à base de légumes fermentés. « Ce procédé n’est pas nouveau, mais il y a encore un travail pour faire connaître et apprécier ces légumes aux consommateurs. On constate qu’il y a une réelle méconnaissance des citoyens sur ce qu’est un aliment fermenté et sur le fait qu’ils ingèrent des microorganismes vivants », conclut Florence Valence.