Dossier revue
Alimentation, santé globale

Un potentiel au service de la transition alimentaire

Développer les aliments fermentés est un défi pour la recherche. Il s’agit d’explorer l’immense biodiversité naturelle des microorganismes et de développer des procédés de fermentation nouveaux, permettant d’optimiser les aliments existants ou de créer de nouveaux aliments. Tour d’horizon des recherches.

Publié le 03 février 2023

Alors que la fermentation est utilisée depuis des millénaires, pourquoi est-elle aujourd’hui perçue comme une puissante source d’innovations alimentaires ? « Même si la fermentation est une pratique ancestrale, son potentiel est totalement sous-exploité, en termes de microorganismes utilisés, de procédés de fermentation et au final d’aliments et de boissons fermentés », explique Damien Paineau, directeur exécutif du programme de recherche et d’innovation Grand défi Ferments du Futur (voir encadré ci dessous). Des microorganismes, il en existe des milliards alors que très peu sont utilisés pour la fermentation alimentaire. « Pour la production de yaourts, seulement deux souches de bactéries sont utilisées ! », précise Marie-Christine Champomier-Vergès. Un enjeu fort pour la recherche est d’explorer davantage la biodiversité naturelle des microorganismes disponibles et d’identifier si certains ne pourraient pas avoir des intérêts encore inconnus à ce jour. Autre voie de recherche : comprendre les effets d’une fermentation réalisée avec plusieurs microorganismes, des consortia, et identifier quelles seraient les fonctionnalités, nutritionnelles ou sensorielles, que cela confère à l’aliment ou aux boissons fermentées. 

Accélérer l'innovation pour l'alimentation du futur

Pour répondre aux enjeux d’innovation dans le domaine des ferments et des aliments fermentés, les équipes de recherche et les acteurs économiques se mettent en ordre de marche à travers le Grand défi Ferments du Futur. Initié par le gouvernement et porté par INRAE et l’ANIA (Association nationale des industries alimentaires), ce programme bénéficie de financements publics très importants dans le cadre de France 2030. Lancé en septembre 2022, il s’appuiera sur des projets sélectionnés dans le cadre d’appels à projets annuels. Une plate-­forme d’innovation unique en Europe, implantée sur le plateau de Saclay, sera mise en place fin 2023.

Explorer la biodiversité des bactéries et des levures

4000 souches de bactéries d'intérêt alimentaire sont conservées à -80°C par INRAE

C’est l’ambition des CIRM, les centres internationaux de ressources microbiennes, qui sont des lieux pour conserver de manière pérenne, rendre visibles et valoriser des collections de microorganismes. Il en existe cinq en France, gérés par INRAE, dont un entièrement dédié aux bactéries d’intérêt alimentaire, le CIRM BIA, basé à Rennes au sein de l’unité STLO et un autre dédié aux levures à Montpellier au sein de l’unité SPO. « Nous gardons un véritable trésor, beaucoup de ces bactéries ont des fonctionnalités d’intérêt pour la fermentation des aliments », explique Florence Valence, responsable du CIRM BIA. « Pour la collecte, nous allons chercher les bactéries là où elles sont ! » Par exemple dans le cadre d’un projet sur la caractérisation de la diversité microbienne associée à des moûts de raisin issus de différents cépages, les scientifiques ont collecté plus de 600 souches de bactéries pour étudier leur intérêt en termes de biodiversité et de fonctionnalités. Pour les conserver, les 4 000 souches de la collection du CIRM BIA sont soit cryogénisées et stockées à -80 degrés, soit lyophilisées. 

Il s’agit également de caractériser les ressources microbiologiques d’un point de vue génotypique et phénotypique, et de trouver des fonctionnalités d’intérêt en lien avec les aliments fermentés. « On s’intéresse à des fonctionnalités telles que la production de composés d’arômes, l’activité probiotique, l’activité texturante, ainsi que la capacité des bactéries à se développer dans certaines conditions d’acidité ou de pH pour répondre à des besoins de procédés alimentaires particuliers », précise Florence Valence. 

Il s’agit de conserver un patrimoine. Avec toutes les normes sanitaires on a diminué les risques liés aux bactéries pathogènes mais on a diminué aussi le nombre  de bactéries utiles.

Enfin, la valorisation se fait par le biais de projets spécifiques de recherche à INRAE mais aussi via la diffusion des souches auprès des communautés scientifiques, académiques et industrielles qui souhaitent les utiliser. « Nous travaillons souvent avec les industriels, car beaucoup de nos souches ont des intérêts agroalimentaires. » Dans le cadre du projet Profil, en collaboration avec des industriels, les chercheurs et chercheuses ont « criblé » 700 souches pour trouver des bactéries avec des propriétés antifongiques. Six ans plus tard, les scientifiques ont transféré sept bactéries identifiées comme antifongiques aux industriels pour leur permettre, par exemple, de les utiliser à la place du sorbate ou de la natamycine, additifs habituels des produits laitiers, et ainsi éviter, avec une méthode naturelle, la formation de moisissures. Mais tout ce travail n’a d’intérêt que si nous conservons bien les données associées à cette collection précise Florence Valence : « c’est une chose de conserver ces échantillons, mais ce qui est clé aujourd’hui c’est la conservation et la gestion des données qui y sont associées. Une ressource sans données associées n’a finalement aucune valeur ».

L’intelligence artificielle à la rescousse

Jusqu’à présent, en microbiologie, les chercheurs travaillent avec des approches empiriques : ils testent des microorganismes, les font interagir avec des aliments et analysent les résultats. Avec le numérique, les scientifiques s’orientent vers des approches plus prédictives : « dans le Grand Défi Ferments du Futur, on va s’appuyer sur la science des données et l’intelligence artificielle pour prédire l’action des microorganismes et ainsi optimiser la phase expérimentale », explique Damien Paineau. La plateforme d’innovation à Saclay permettra d’expérimenter à plus grande échelle et plus rapidement. Un autre enjeu est de diversifier les procédés pour pouvoir fermenter de nouvelles matrices, en particulier végétales, comme les céréales, les légumineuses et les fruits. « La plupart des procédés industriels de fermentation concernent des matrices liquides, comme le lait ou le jus de raisin, ou semi-solides telles que la pâte à pain, mais on doit poursuivre les développements technologiques pour être capables de fermenter des matrices plus complexes, comme des gels ou des solides », souligne Damien Paineau. En effet, ces matrices présentent une hétérogénéité entre le cœur et la périphérie de la matière première, nécessitant d’adapter les itinéraires technologiques. 

Enfin, il s’agit pour la recherche de mieux comprendre les liens potentiels entre aliments fermentés et santé, en particulier les interactions entre les microorganismes des aliments et ceux du microbiote de la personne qui ingère ces aliments. 

Deux startup sur mettre plus de végétal dans nos assiettes

Fermenter des végétaux pour obtenir un produit qui ressemble à du fromage, c’est l’idée de la start-up Les nouveaux affineurs. L’idée devient un projet, incubé au Food’Inn Lab d’AgroParisTech début 2017 pour devenir une jeune entreprise qui commercialise ses produits depuis 2018. « Nous avons bénéficié de l’expertise d’INRAE dans le domaine de la microbiologie alimentaire et nous avons monté un partenariat avec l’unité mixte de recherche sur le fromage (UMRF à Aurillac), avec le soutien du Carnot Qualiment, pour améliorer nos produits et faire des expérimentations », explique Nour Akbaraly, fondateur des Nouveaux affineurs. Aujourd’hui la start-up propose des produits alternatifs aux fromages, à base de soja ou de noix de cajou, avec une empreinte carbone divisée par cinq par rapport aux fromages classiques.

De son côté, grâce à la fermentation, la start-up Green Spot Technologies transforme les coproduits végétaux, dont les épluchures de pomme, en farines à haute teneur en protéines, en fibres, riches en vitamines, minéraux et anti–oxydants naturels, sans gluten et faibles en calories. Pour se développer, la start-up Green Spot Technologies a été accueillie un an dans les laboratoires de TWB (Toulouse White Biotechnologie) à INRAE, bénéficiant ainsi des équipements de pointe pour la fermentation. La start-up poursuit sa collaboration avec TWB et est d’ailleurs membre de leur consortium. 

PIMENTO Un réseau européen au service de l’alimentation fermentée

Pimento (Promoting Innovation of ferMENTed fOods) est un réseau européen pour promouvoir l’innovation en matière d’aliments fermentés. Financé dans le cadre d’une action COST (Coopération européenne en science et technologie), le réseau fédère des communautés scientifiques travaillant sur cette thématique en y associant des non-scientifiques : industriels, journalistes, citoyens développant ainsi une vision multiacteur avec une approche transdisciplinaire. « Associer la société civile à ce type de projets permet de partager des connaissances mais aussi des bonnes pratiques de sécurité sanitaire avec les citoyens qui fermentent chez eux notamment », explique Christophe Chassard, directeur de l’unité mixte de recherche sur le fromage et responsable de l’action COST Pimento. 

À sa mise en place en 2021,  le réseau comptait une soixantaine de membres et aujourd’hui, Pimento c’est plus de 300 personnes : « C’est un véritable travail collaboratif, on rassemble des scientifiques de différents pays, de différentes disciplines. On arrive à partager nos travaux sur les aliments fermentés et à élargir les communautés ». Parmi les actions phares, 16 projets sont développés au sein de Pimento pour évaluer scientifiquement les impacts santé des aliments fermentés en termes de bénéfices mais aussi de risques. Deux autres livrables majeurs sont attendus. Le premier est une cartographie européenne des aliments fermentés ; le deuxième est de créer un cluster européen public/privé autour des aliments fermentés pour renforcer la recherche et accélérer l’innovation sur ce secteur et ainsi positionner l’Europe comme acteur majeur d’un sujet hautement stratégique à l’échelle mondiale, perçu comme étant un véritable levier pour l’autonomie et la souveraineté alimentaire. 
 

Fermenter des légumineuses

Les légumineuses, pois, lentilles, soja, ont des atouts au champ comme dans l’assiette. Capables de fixer l’azote du sol, elles ont l’avantage de se passer d’engrais azotés. Sources de protéines, elles sont une bonne alternative aux protéines animales dont les pays occidentaux doivent diminuer la consommation. Seulement, elles n’ont pas toujours bon goût, les consommateurs apprécient peu leur amertume et leurs notes terreuses. Un levier pour développer de meilleures qualités sensorielles des légumineuses : la fermentation ! « À l’unité Sayfood, on a fait le pari que tout ce que l’on connaît de la fermentation du lait, on pourrait l’appliquer au pois, légumineuse la plus cultivée en France », explique Isabelle Souchon, aujourd’hui chercheuse à l’unité Sécurité et qualité des produits d’origine végétale (SQPOV). L’idée est lancée. Les scientifiques ont alors montré qu’il était possible d’utiliser des bactéries lactiques pour fermenter un mélange de lait et de protéines de pois. Sur les 55 souches testées dans 
160 associations, 11 associations composées de 5 à 9 souches ont été retenues. Les écosystèmes choisis ont la particularité de masquer le goût « vert » caractéristique du pois et d’apporter différentes textures allant de la crème dessert à une pâte plus ferme. Mais qu’en disent les consommateurs ? Sont-ils prêts à acheter ces nouveaux produits ? Le projet Diet+ a mobilisé une équipe d’économistes pour étudier le consentement à payer en fonction des informations qu’on leur met à disposition. Le résultat est sans appel, même s’il y a un léger effet de consentement à payer lorsque le consommateur sait que le produit est bon pour la santé ou qu’il a un impact plus faible sur l’environnement, c’est bien le goût qui conditionne leur choix de consommation. 

Et si la fermentation permettait d’avoir des aliments moins transformés ? Arômes, stabilisants, conservateurs, les industriels ont parfois recours à des additifs de synthèse et l’on sait que certains pourraient avoir des impacts néfastes sur la santé. Or la fermentation peut agir sur ces trois facteurs. Isabelle Souchon expérimente cela… sur la fraise ! « La fraise est un produit qui se conserve très mal, qui est très consommé et souvent transformé pour l’ajouter dans les yaourts, les biscuits ou les glaces. » Un projet est mené en partenariat avec l’Atelier du fruit pour identifier les ferments les plus adaptés et optimiser les procédés de fermentation pour pouvoir les reproduire à l’échelle industrielle.