Dossier revue
Alimentation, santé globale

La recherche à l’épreuve du réel. Entretien avec Sophie Nicklaus

Sophie Nicklaus, spécialiste INRAE de l’étude du comportement alimentaire au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon, est directrice scientifique du projet « Dijon, Alimentation durable 2030 » porté par la métropole dijonnaise. Entretien.

Publié le 09 janvier 2023

Les Territoires d’innovation (TI), nouveau modèle de recherche, développement et innovation encouragé par le gouvernement
via le Programme d’investissement d’avenir en 2019, visent à accélérer les transitions grâce à une plus grande coopération des acteurs au plus près des territoires et de leurs attentes. Très engagée sur les questions sociales et d’alimentation, la métropole de Dijon a embarqué plus de 30 partenaires, dont INRAE, dans son projet « Dijon, Alimentation durable 2030 ». Sophie Nicklaus nous explique les modes de fonctionnement et les perspectives ouvertes par ce projet d’un nouveau genre. 

Quels sont les objectifs du projet « Dijon, Alimentation durable 2030 » ?

Sophie Niclaus : Ce projet vise les deux extrémités de la chaîne alimentaire : mieux produire et mieux manger. Nous voyons cela comme un cercle vertueux, et non pas comme une ligne droite qui aurait un début et une fin. Mieux manger stimule des pratiques de production plus vertueuses, et mieux produire permet de mieux manger ! Nous analysons la qualité des sols, vérifions que l’on peut produire de façon agroécologique, avec notamment le développement des cultures de légumineuses qui, en plus d’avoir des qualités nutritionnelles, enrichissent les sols en azote et permettent de limiter l’usage d’engrais et de produits phytosanitaires. Nous développons avec les industriels de nouveaux process dans une volonté de développer des filières de qualité avec un ancrage local. Nous travaillons également sur l’animation de communautés de citoyens pour identifier leurs besoins et leurs attentes en matière d’alimentation durable. 

Pouvez-vous nous donner des exemples d’actions menées dans le cadre du TI ?

S.N. Dijon Métropole veut développer une filière légumineuses locale. Aujourd’hui, sur certaines parcelles, il est difficile pour les agriculteurs de trouver un modèle économique viable tout en répondant aux contraintes environnementales sur la qualité de l’eau ou la réduction de l’usage d’engrais azotés et de pesticides. 
Nous étudions alors la qualité des sols pour identifier les plus propices à la production agroécologique de légumineuses et nous accompagnons les agriculteurs dans l’adoption de pratiques plus respectueuses de l’environnement. Nous leur faisons aussi bénéficier de nos connaissances sur ces plantes, puisque l’UMR Agroécologie de Dijon détient la première collection d’Europe de ressources génétiques de légumineuses à graines. 

Avec 8 000 repas servis chaque jour, la cantine est un des leviers de transition les plus efficaces.

Une autre action consiste à mettre en place un label territorial – pour le moment dénommé « Dijon Agroécologie » – afin de certifier la qualité des produits. Ceux-ci sont légèrement plus chers, mais ils permettent une meilleure reconnaissance sociale et une meilleure rémunération pour les producteurs. Il s’agit alors d’assurer des débouchés pour ces produits avec un juste prix. Ainsi la ville s’est engagée dans une politique d’achat via la restauration collective qu’elle assure. Depuis plus de deux ans, avant même la mise en place de la loi Egalim, les enfants se voient proposer une fois par semaine à la cantine un menu dans lequel les protéines sont uniquement d’origine végétale et, lorsque c’est possible, locale. Avec 8 000 repas servis chaque jour à la cantine, la puissance d’achat de la ville est un des leviers de transition les plus efficaces. D’autant qu’à travers l’adoption d’habitudes alimentaires à moindre impact carbone en restauration hors foyer, la ville vise également à influencer les habitudes de consommation des citoyens pour leurs repas du soir ou du week-end, en modifiant leurs habitudes et leur regard sur les produits. De plus, afin d’assurer un accès « pour tous », la ville s’engage financièrement via la tarification sociale des repas de la restauration scolaire. En effet, les familles paient la cantine en fonction de leurs revenus et, pour un repas coûtant 12,90 €, les populations précaires ne paient que 0,50 €. C’est décisif, d’autant plus que, pour certains enfants, ce sera le seul vrai bon repas pris dans la journée. 

En quoi la recherche agit sur cette modification attendue ?

Le plaisir est un levier essentiel pour amener les enfants à adopter des comportements sains

S.N. Au CSGA, nous étudions les déterminants du comportement alimentaire au cours de la vie, via une approche qui allie nutrition, évaluation sensorielle et psychologie. Nous nous appuyons sur des observations ou des expérimentations interventionnelles, au laboratoire et en population. Par exemple, nous travaillons sur l’alimentation des enfants : comment s’ancrent les comportements dans l’environnement éducatif et familial ? Comment sont-ils modifiés ? Nous savons que certains éléments cognitifs (l’information, par exemple) jouent un rôle important pour faire évoluer les comportements des enfants, mais pas seulement : le plaisir est un levier essentiel pour les amener à adopter des comportements sains. Les aliments favorables à la santé sont évidemment d’autant plus consommés qu’ils sont appréciés. Le projet TI permet d’étudier en grandeur nature les facteurs qui favoriseraient l’acceptabilité des menus végétariens par les enfants et, notamment, l’appréciation de légumineuses et légumes. Avec des exigences plus grandes que dans la loi Egalim, en particulier sur le niveau d’impact environnemental des produits ou la qualité nutritionnelle des repas, nous observons les comportements des enfants et leurs réponses par rapport aux différents leviers d’action utilisés comme l’information, l’expérimentation, la répétition ou l’éducation sensorielle. Ceci nous permet de développer des outils d’aide à la décision pour Dijon Métropole. Nous proposons aussi des modules de formation à destination des professionnels. En effet, « cuisiner du végétal » ne représente actuellement que 20 % des heures de formation des cuisiniers de restauration collective contre 80 % pour « cuisiner des produits animaux ». Il importe d’inverser ces proportions pour aider les cuisiniers à s’approprier les pratiques d’une cuisine plus végétale. Nous étudions les gestes et les besoins des métiers afin de comprendre les meilleures manières de les faire évoluer. Nous nous appuyons sur des partenaires locaux pour cet aspect avec le Campus des métiers et des qualifications « Alimentation, goût, tourisme » et l’école d’ingénieurs AgroSup Dijon. D’autres travaux INRAE s’inscrivent dans ces réflexions. Ainsi à Dijon, Clermont-Ferrand ou Versailles, les équipes développent de nouveaux procédés de transformation intégrant des légumineuses dans l’élaboration de produits courants pour favoriser leur consommation.

L’échelle locale est-elle pertinente pour répondre aux défis de l’alimentation ? 

S.N. La dynamique territoriale est déterminante car les échanges et les rencontres entre acteurs sont facilités. Des relations pérennes peuvent se développer sur une base de grande confiance, renforçant le projet. Par ailleurs, la dimension affective, qui lie les citoyens et les décideurs à leur territoire, favorise leur implication et le développement de filières agroalimentaires locales. L’échelle locale permet d’aborder le sujet et de trouver des pistes de solutions, mais ce n’est évidemment pas suffisant pour répondre aux besoins de la population, en termes de quantité et diversité des productions agricoles. Se diriger vers le périmètre du département, voire de la région, se fait naturellement. Le but n’est pas l’autosuffisance alimentaire, mais de favoriser une dynamique vers plus de durabilité. 

Comment la recherche s’intègre à ce projet, quels sont les apports mutuels ? 

Ce sont des expérimentations réalisées à l’échelle du territoire qui, capitalisées en savoirs, pourront être transférées à plus grande échelle pour réaliser les transitions attendues.

S.N. La structure de pilotage du projet se réunit tous les 15 jours avec les partenaires socio-économiques et académiques afin de réfléchir aux différentes actions, comme la mise en place du label pour des produits de qualité « Dijon Agroécologie », dans lequel nous avons été très investis. Des rendez-vous sur le terrain complètent ce dispositif. Pour ma part, je suis en relation directe et régulière avec le directeur de la restauration de la ville. D’un côté, la recherche apporte des résultats scientifiques et une expertise en agroécologie, en aide à la décision, dans les domaines de l’alimentation, de la nutrition, des comportements alimentaires, en économie, sociologie… Nous avons la capacité de développer des innovations à la fois techniques, méthodologiques, scientifiques et organisationnelles, avec des méthodes très diverses, dont des démarches de sciences participatives cruciales pour que les citoyens deviennent acteurs de leur alimentation. De l’autre, ce partenariat fort avec Dijon Métropole nous offre un terrain d’expérimentation unique. Nous pouvons tester dans la vie « réelle » les nouveaux dispositifs imaginés en laboratoire. Ce sont ces expérimentations réalisées à l’échelle du territoire qui, capitalisées en savoirs, pourront être transférées à plus grande échelle pour réaliser les transitions attendues. C’est un travail passionnant car la ville a une logique d’action et multiplie les leviers. J’aime beaucoup l’idée de sortir des laboratoires et de voir ce que nos compétences peuvent apporter à la ville ! Nos travaux vont avoir des retombées concrètes pour tout un chacun, c’est très valorisant.

Dijon fait de l’alimentation un enjeu nutritionnel, sanitaire, agricole et social

La sécurité alimentaire constitue l’un des enjeux forts de la politique publique de Dijon Métropole. Avec l’idée directrice que ce que nous mangeons transforme le territoire où nous vivons, Dijon a l’ambition d’atteindre une profonde transformation de son système agro-alimentaire, tant du côté de la production que de la consommation pour construire la durabilité. 

C’est un cercle vertueux : mieux manger pour mieux produire, et mieux produire pour mieux manger.

Peu industrialisée, la Ville s’était engagée sur des projets dans les domaines de l’agriculture et de l’environnement depuis longtemps avec, par exemple, la mise en place d’un plan d’urbanisme qui préserve les terres agricoles. Partant du principe rappelé par Philippe Lemanceau, ancien directeur de recherche INRAE, vice-président de la Métropole en charge de la transition alimentaire, que « la transition agroécologique ne peut se faire que si le marché  et la demande correspondent », la transition alimentaire est devenue un enjeu prioritaire pour Dijon avec le projet « Dijon, Alimentation durable 2030 ». 
Très vite des acteurs économiques (Dijon Céréales, Seb, Orange, Vitagora…), des acteurs sociaux (épiceries solidaires, banques alimentaires…) et les acteurs académiques, dont INRAE, se sont fédérés autour de l’initiative. Labellisé dans la première vague des Territoires d’innovation du PIA3 en 2019, le projet bénéficie d’un budget de 46 millions d’euros, dont plus de 26 millions issus de fonds privés, pour expérimenter ensemble et développer des prototypes transposables sur d’autres territoires.
Comme le souligne Philippe Lemanceau, « le but est de montrer que la transition alimentaire impliquant la transition agroécologique est possible, et qu’elle est vertueuse non seulement pour l’environnement, mais également pour l’économie locale et la cohésion sociale, notamment entre agriculteurs et citoyens, entre urbanisme et ruralité. Cette partie sociale est très importante : les régimes sains et durables doivent être accessibles pour toutes et tous ».
 

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