Dossier revue

Des systèmes innovants dans les territoires

Au-delà des évolutions techniques, l’élevage, élément majeur des paysages, doit ancrer sa transformation dans les territoires. Il s’agit de développer des complémentarités entre exploitations, d’organiser les filières et les emplois au niveau local, en impliquant tous les acteurs. Enjeux.

Publié le 14 août 2024

La loi climat et résilience du 22 août 2021 a fixé pour la France l’objectif d’atteindre le « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) en 2050, pour préserver la surface utile agricole (SAU) et la biodiversité, réduire les risques d’inondations et de pollution des eaux et s’adapter au changement climatique. Par ailleurs, la transition énergétique et la Stratégie nationale bas-carbone s’appuient en grande partie sur la biomasse issue de l’agriculture et de la forêt, augmentant le risque de concurrence entre les différents usages des terres. Pour répondre à cette pression sur les terres agricoles, nombre d’initiatives couplent élevage et production d’énergie, via l’agrivoltaïsme ou l’agroforesterie, qui permettent un complément de revenus par la production d’énergie ou la vente de bois. Coupler les cultures et l’élevage, sur une exploitation ou à l’échelle d’un territoire, est bénéfique pour la qualité des sols et le climat grâce à la fertilisation organique des terres par les effluents d’élevage se substituant aux engrais de synthèse. Le couplage présente également des avantages économiques comme le teste l’unité expérimentale Aster de Mirecourt dans les Vosges avec ses vaches laitières et ses autres activités développées dans une recherche de circularité et d’autonomie maximales. « L’objectif n’est pas de proposer un modèle clé en mains mais différentes stratégies inventées ici, pas à pas avec les acteurs, pour se passer des pesticides, produire au plus près des besoins, éviter les pertes… », explique Bénédicte Autret, ingénieure agronome et directrice de l’unité, dont le but est d’expérimenter des systèmes en rupture rentable sans sacrifier les conditions de travail. 

Pour une alimentation locale et optimisée des animaux 

Dans les plaines du Poitou, à Lusignan, l’expérimentation OASYS teste les haies bocagères comme source de nourriture complémentaire pour des vaches laitières, notamment en été lorsque la prairie est dégradée par la sécheresse. « Dans les feuilles d’arbres ou de buissons (par exemple de mélisse), il y a des éléments intéressants pour la santé des animaux », expose Sandra Novak, de l’unité Fourrages, ruminants et environnement (Ferlus). INRAE mène aussi des expérimentations avec des ovins et des lapins, qui peuvent bénéficier des arbres ou être introduits dans des vergers et vignes et offrir en retour une fertilisation du sol. 


En Guadeloupe, l’expérimentation système Kreyol’Innov est centrée sur cette reconnexion culture-élevage, avec des cultures à double fin (à la fois pour l’alimentation humaine et animale) et la valorisation de coproduits. « Nous associons des animaux aux besoins différents, pour valoriser au mieux la ressource disponible », explique Harry Archimède, de l’unité Agroécologie, génétique et systèmes d’élevage tropicaux (ASSET), à Petit-Bourg et président du centre INRAE Antilles-Guyane. Les produits fibreux (feuilles de bananier, de canne à sucre, fanes de cultures vivrières) nourrissent les ruminants (cabri, mouton, bœuf) et les produits plus digestibles (bananes ou patates douces déclassées) sont distribués aux volailles et porcs. Les lapins profitent des deux types d’aliments. L’exploitation explore les complémentarités sur le territoire : elle récupère de la mélasse issue de l’industrie sucrière, des épluchures de fruits, légumes ou tubercules… Un élevage d’insectes est en création, pour valoriser des végétaux déclassés et produire des farines d’insectes, comme aliment pour les volailles.
Cette complémentarité entre cultures et élevage, qui contribue au bouclage des cycles des éléments peut aussi se jouer à une échelle plus large et via de nouvelles formes d’organisation : contractualisations entre éleveurs et cultivateurs, introduction de brebis en pâture sur des intercultures pour éliminer les herbes indésirables et fertiliser les sols ou bien encore, installation de fermes collectives, avec spécialisation des entités de base sur une production mais avec des liens forts entre ateliers. 

Les coproduits végétaux, aliments à faible bilan carbone

Les coproduits sont des matières créées au cours du processus de production d’un produit alimentaire sans être « retenus ». Ils sont issus de la ferme (paille de maïs, légumes déclassés…) ou de la transformation (sons, drèches et farines grossières de céréales…). Ils ont un bilan carbone faible mais peuvent constituer des matières premières de bonne qualité nutritionnelle. Augmenter l’utilisation de coproduits dans l’alimentation animale diminue le besoin de terres et augmente le service rendu par l’élevage, en participant à la production de produits de bonne valeur nutritionnelle pour les humains, comme la viande, le lait ou les œufs. Cependant, certains coproduits ne sont pas transportables sur de longues distances et doivent être consommés rapidement (car très humides). Ce qui implique de raisonner les disponibilités à l’échelle du territoire.

Sur le terrain, des réseaux de fermes pour tester les solutions système 

La reconception des systèmes d’élevage représente des investissements conséquents, et relever le défi des transitions nécessite des expérimentations à l’échelle de la ferme, afin de vérifier l’efficacité des solutions proposées. INRAE s’appuie sur un réseau de 75 unités et installations expérimentales, pour tester, affiner et valider des solutions innovantes. Leurs résultats sont ensuite déployés dans des réseaux de fermes qu’INRAE accompagne afin d’établir des références et de les diffuser. 
Construit dans les années 1980 sur le principe d’une approche globale des systèmes d’exploitation, le dispositif national INOSYS Réseaux d’élevage, porté par l’Idele et le réseau des chambres d’agriculture, mobilise 1 500 éleveurs autour d’un objectif commun : analyser l’évolution des exploitations pour outiller et accompagner les acteurs du secteur de l’élevage face aux enjeux de demain. INRAE est membre du comité d’orientation et de suivi du réseau. Chaque exploitation réalise un recueil de données portant sur un large spectre de questions techniques, économiques et environnementales. Les références produites alimentent le conseil, la formation des éleveurs et le monde de la recherche. 


Pour parvenir à des systèmes agricoles neutres du point de vue de leur impact environnemental à l’horizon 2050, tout en assurant des modèles économiques viables, le projet européen ClieNFarms a été lancé en 2022. Coordonné par INRAE et impliquant des agriculteurs, des entreprises agroalimentaires, des décideurs politiques et des citoyens, il vise à intégrer et améliorer les solutions existantes, via des fermes-pilotes, grâce à l’implication de tous.
En 2021, l’Idele, l’Institut de l’élevage, a lancé le projet européen Life Carbon Farming pour tester des systèmes de rémunération des services écosystémiques. Il s’agit en l’occurrence de quantifier et rémunérer les services rendus par l’agriculture en termes de réduction d’émissions de GES et de séquestration du carbone sur 700 fermes en polyculture-élevage en Europe. Le projet rémunère la baisse d’émissions de ces fermes par des crédits carbone, sur la base d’un audit réalisé à l’aide de l’outil Cap’2ER®. Cet outil certifié propose un calcul des performances environnementales des élevages de ruminants à partir du bilan carbone des intrants, de la consommation d’énergies fossiles, de la gestion des prairies et des rotations, etc. Un nouvel audit est réalisé 5 ans plus tard, après un accompagnement réalisé par les conseillers formés sur la réduction des émissions des exploitations, afin d’évaluer les progrès accomplis. Ce projet vise aussi à évaluer les coûts de mise en œuvre de projets bas-carbone. 

Réfléchir à l’échelle des territoires

Pour simuler des liens entre les activités à l’échelle d’un territoire, plusieurs outils sont développés à INRAE. Sans constituer des outils de prévision, ils offrent un support fictif mais réaliste pour soutenir les réflexions. L’outil Capfarm simule ainsi des paysages en fonction de l’élevage sur un territoire. Par exemple, il a servi en Haute-Garonne à simuler les conséquences de la baisse de l’élevage : la disparition des prairies entraînerait une augmentation de l’érosion des sols. L’outil permet alors d’explorer, avec les acteurs du territoire, plusieurs chemins pour les fermes de polyculture-élevage et d’évaluer les effets de transitions collectives. Les jeux de rôle Dynamix et Fertilico, eux, simulent des échanges entre fermes au niveau du territoire, pour mettre en discussion éleveurs et céréaliers afin d’organiser leurs complémentarités, ou l’utilisation collective d’un méthaniseur sur le territoire. 
 

Dans les systèmes d’élevage, la méthanisation peut être un atout à la fois économique et environnemental pour l’exploitation en valorisant les effluents en énergie (biogaz) permettant de diminuer les émissions de GES de leur stockage et de produire une énergie renouvelable. Toutefois, pour des questions de rentabilité et d’économie d’échelle, l’insertion de la méthanisation dans une exploitation agricole ou un groupe d’exploitations engendre une modification du système global de production. En effet, le potentiel énergétique des effluents d’élevage est relativement faible et ils demandent à être associés avec d’autres matières, végétales notamment, afin d’assurer une productivité énergétique suffisante. Les premières études réalisées à l’échelle des systèmes de production montrent que la méthanisation génère des modifications des systèmes de culture et conduit actuellement majoritairement à leur intensification, ce qui est peu compatible avec la transition agroécologique. C’est pourquoi le GIS APIVALE réunissant INRAE, des universités, l’Anses, l’Institut Agro et le CNRS insiste sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des services environnementaux nécessaires à la transition agroécologique dans le développement de modèles de méthanisation en système couplé culture-élevage.

Inverser la tendance de la spécialisation

Pour contrer la spécialisation des régions françaises, la réintroduction de l’élevage sur les territoires où il a disparu, comme la Beauce ou le Berry, est étudiée. Cela soulève notamment de nouveaux défis sur l’organisation du travail et le développement de compétences diversifiées, en particulier sur la relation aux animaux. Le think tank The Shift project montre qu’à l’échelle de l’Europe, le bilan global serait une création d’emplois même si des rééquilibrages entre les régions sont à prévoir.
Les approches territoriales ont un rôle crucial pour définir des politiques de développement permettant d’implanter des systèmes alimentaires durables. Une telle redistribution de l’élevage dans les territoires « va à l’encontre de l’économie de concentration, qui représente un atout économique pour les grandes filières. Une réflexion collective relayée par la mise en œuvre de politiques publiques qui sera indispensable », remarque Marc Benoit, de l’unité Herbivores près de Clermont-Ferrand. Ce serait en revanche un atout pour contribuer à la souveraineté alimentaire des territoires. « On doit avoir une souveraineté alimentaire à l’échelle de la France, mais aussi à l’échelle des territoires. »

Trois expérimentations

Transi’marsh : biodiversité et élevage bovin en marais littoraux

Transi’marsh, pilotée par Anne Farruggia et Daphné Durant, de l’unité expérimentale de Saint-Laurent-de-la-Prée, évalue un système agricole autonome s’appuyant sur une race bovine rustique locale, la Maraîchine. Elle a pour objectifs de produire une alimentation de proximité, de contribuer à l’atténuation du changement climatique et de restaurer la biodiversité, tout en dégageant un revenu supérieur au SMIC. La ferme a réduit ses achats d’intrants à de la paille, une partie des semences et du carburant. Elle expérimente la valorisation de ressources végétales atypiques pour l’alimentation et la litière des animaux (roseau, lentilles d’eau, etc.) qui constitue un soutien à l’activité de production laitière et de viande, tout en préservant l’environnement, mais qui demande une gestion adaptée pour assurer leur renouvellement. Grâce à la création de bandes refuges pour les insectes et les oiseaux dans les parcelles fauchées, une mosaïque de cultures et la gestion des niveaux d’eau dans les canaux du marais, Transi’marsh obtient des résultats prometteurs pour des espèces à enjeux de conservation. Enfin, l’intégralité de la viande est vendue via des circuits de proximité suscitant de nombreuses interactions avec les professionnels de l’alimentation.

Porganic : pour des systèmes porcins alternatifs

Sur la plateforme de système porcin biologique créée par INRAE et pilotée par Stéphane Ferchaud, de l’unité expérimentale GenESI, les truies et les porcs en croissance sont élevés sur de larges surfaces paillées, et ils ont accès à des courettes partiellement couvertes conformément au cahier des charges de l’AB. Les porcs sont nourris avec des matières premières locales, sans ajout d’acides aminés de synthèse. La ration des porcs et des truies est complétée par du foin. Cet aliment, bien que d’un faible intérêt nutritionnel pour ces animaux, assure leur satiété et est favorable à son bien-être. Le sevrage des porcelets est de 49 jours contre 40 jours en élevage bio classique et 21/28 jours en élevage conventionnel. Ce délai permet aux porcelets d’avoir une bonne maturité digestive et une bonne adaptation aux conditions en post-sevrage. Des travaux sont en cours pour identifier des races de truies mieux adaptées à la conduite en AB et pour identifier des substances naturelles alternatives aux hormones pour la synchronisation des chaleurs des truies, en conditions AB.

BECOME  : un pôle de recherche pour tous types de volailles

Le pôle d’expérimentation avicole de Tours, piloté par Louise Dangy, simule tous types de systèmes d’élevage : incubation et éclosion des œufs, élevage pour la ponte et la chair, reproduction, production d’aliments, production de viande de volaille et d’œufs. Les installations du pôle permettent d’étudier l’ensemble de la chaîne de production, grâce à l’intégration d’une unité de production d’aliments et d’un abattoir. Le pôle développe des systèmes d’élevage avicole plus durables et plus respectueux du bien-être animal. Il teste aussi les mangeoires et les nids électroniques permettant la collecte de données de consommation et de ponte, tout en réduisant le nombre d’animaux utilisés. Le pôle est impliqué dans l’unité mixte technologique Become, lancée fin 2022. Ce dispositif de soutien à l’innovation associe INRAE à l’Itavi et au Sysaaf, pour répondre par la recherche et le développement aux enjeux à l’intersection entre le bien-être des animaux (volailles, lapin et poissons), le travail des éleveurs et les marchés.