Dossier revue

Société et territoires

L’agriculture urbaine peut-elle nourrir la ville ?

La question est centrale ! Cultiver ou élever sur de petites surfaces, en ville ou à proximité, n’est-ce pas anecdotique face à la demande alimentaire de populations citadines grandissantes ? Analyse.

Publié le 22 juillet 2024

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2050, la FAO estime qu’il y aura 9,7 milliards d’humains sur Terre, dont 70 % vivront en ville. L’agriculture en ville pourrait-elle à elle seule les nourrir ? Assurément non. Peut-elle y contribuer ? Oui, un petit peu. Mais difficile de donner des chiffres consensuels. Une étude projette qu’avec le développement de l’agriculture urbaine sur les toits de la ville de Bologne, la production pourrait satisfaire 77 % des besoins de la ville en fruits et légumes. Une autre étude donne des chiffres plus pessimistes : le développement massif de l’agriculture urbaine pourrait couvrir les besoins en légumes frais de la ville de Toronto à hauteur de 10 % seulement. À Paris, ville dense et disposant de 80 hectares de toits plats, la production avec des rendements aussi élevés que ceux atteints par le potager expérimental sur le toit d’AgroParisTech n’atteindrait même pas les 10 % des besoins annuels en fruits et légumes des Parisiens. La raison de chiffres aussi différents ? La surface disponible dans une ville, la capacité des toits à porter une culture, le rendement estimé et la densité de population. Car si la théorie prend en compte tous les espaces disponibles et toutes les surfaces de toits qui pourraient être dédiées à l’agriculture, la réalité est tout autre : tous les toits, même plats, ne sont pas propices à la culture, les coûts d’investissement pour les transformer en toits productifs peuvent être très élevés, et enfin les espaces verts non cultivés sont aussi nécessaires à une ville !

Un potentiel non négligeable

Il y a tout de même des formes d’agricultures urbaines et périurbaines qui tirent leur épingle du jeu. C’est le cas par exemple des jardins privés. À Paris, certains jardiniers amateurs parviennent à produire les fruits et légumes qu’ils consomment au sein de leur foyer à l’année, soit en moyenne 182 kg de fruits et légumes. À Rennes, Caen et Alençon, les potagers privés permettent d’assurer respectivement 5,1 %, 8,1 % et 18,1 % de la consommation de légumes des habitants de ces trois villes. À Cuba, à la fin des années 1990, près de 100 000 jardins urbains de taille moyenne couvrant au total plus de 30 000 hectares produisaient plus de 3 millions de tonnes de légumes par an pour 11 millions de personnes. Une forte production qui a entraîné l’adoption de meilleures habitudes alimentaires des Cubains au sein de leur foyer, mais aussi dans les écoles et sur les lieux de travail. En 2001, l’agriculture urbaine représentait près de 60 % des légumes et une forte proportion des œufs et de la viande de volaille consommés à Cuba. Dans les pays du Sud, on estime entre 60 et 100 % la proportion de produits frais (légumes, fruits, œufs, lait) fournis aux urbains par l’agriculture intra-urbaine et de proximité immédiate. À Paris, les scientifiques ont montré que les niveaux de production des bacs des potagers sur les toits sont supérieurs à ceux de jardins familiaux en pleine terre. Ces niveaux sont d’ailleurs comparables, même parfois supérieurs, à ceux de maraîchers professionnels en agriculture biologique. Les rendements sont assez similaires selon les modalités testées, les technosols constitués de déchets urbains compostés étant aussi voire plus fertiles que le terreau du commerce. Autre avantage de ces agricultures : produire des cultures exotiques introuvables en frais ou très chères à acheminer, qui alimentent des populations aux cultures culinaires éloignées. Christine Aubry voit aujourd’hui un enjeu de taille à « redévelopper une agriculture périurbaine pour nourrir la ville. Cette agriculture a été morcelée du fait de l’urbanisation, mais c’est bien cette agriculture qui a la capacité à nourrir la ville ». Par exemple, pour nourrir Paris en fruits et légumes, il faudrait 11 000 hectares… et 16 000 hectares pour nourrir en plus ceux qui y travaillent mais n’y habitent pas… soit 1,5 fois la surface de la ville intra-muros ! Mais cela représente moins de 3 % de la surface agricole de la région Île-de-France (560 000 hectares).

Cultiver et élever en ville, indispensable en Afrique

Élevage bovin à Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso.

En Afrique, les expansions urbaines sont bien supérieures à celles que nous connaissons dans les pays industrialisés. Si on ajoute à cela des politiques d’urbanisme peu formalisées ou inexistantes, l’agriculture urbaine, formellement interdite dans certains pays et pourtant bien présente, peine à maintenir sa place dans les espaces urbains et périurbains soumis à une forte concurrence d’usages. Et pourtant, 40 % des ménages urbains ont des activités agricoles en ville. Les formes d’agriculture urbaine sont principalement du maraîchage (légumes feuilles, légumes fruits ou racines), qui s’insère dans les interstices de la ville, mais aussi la production d’œufs et de poulets. À Dakar, 70 % de la production avicole se fait en ville, 90 % à Antananarivo (Madagascar). En effet, pour répondre à une forte demande en produits animaux, il n’est pas rare de croiser bœufs, moutons, chèvres et poules dans les rues des villes africaines, même si pour les ruminants cela implique un approvisionnement en fourrage compliqué.

Une réalité contrastée

Si dans certains pays africains l’agriculture urbaine se développe, la réalité est très contrastée. Par exemple, la surface dédiée au maraîchage périurbain à Dakar diminue au profit de l’urbanisation, mais la production de salades à l’intérieur de la ville dans des microjardins représente aujourd’hui plus de la moitié de la consommation de la capitale sénégalaise. « À Bobo-Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso, lorsqu’un espace urbain se libère, l’agriculture n’est pas prioritaire, c’est le bâti qui prend le dessus dans le processus informel d’occupation de l’espace », explique Ophélie Robineau, qui a mené sa thèse au sein de l’unité INRAE Innovation à Montpellier sur l’agriculture dans la ville africaine. Ses travaux pointent les conditions pour que se maintiennent les activités agricoles en ville. Ainsi, leurs rôles économique (création d’emplois, productions destinées à être vendues localement ou exportées) et alimentaire font que les pouvoirs publics les tolèrent. Autres avantages de ces activités, leur capacité à recycler les déchets urbains, avec l’élevage des porcs, par exemple, qui se nourrissent des drêches de brasserie, ou les déjections animales utilisées comme fumure organique pour le maraîchage. Des atouts qui peuvent devenir des inconvénients, en matière de risque sanitaire et environnemental. En effet l’utilisation d’eaux usées pour l’irrigation, le risque de transmission de maladies des animaux d’élevage à l’homme ou encore l’usage peu réglementé de produits phytosanitaires questionnent. Car en Afrique, mais aussi partout dans le monde, la qualité sanitaire des produits issus de l’agriculture urbaine est une réelle préoccupation.

L’incontournable question de la pollution

Cultiver des légumes au pied du périphérique… La question qui se pose lorsqu’on évoque la production en ville est évidemment celle de la pollution : la présence de contaminants chimiques et de polluants dans l’air, l’eau et les sols rend-elle les aliments produits en zone urbaine et périurbaine plus pollués que ceux provenant d’autres endroits ? La pollution qui menace l’agriculture urbaine provient généralement de l’activité humaine, actuelle et passée, localisée sur le site concerné ou aux alentours : circulation routière, activités industrielles, chauffage des habitations, utilisation de remblais… L’eau, l’air et surtout les sols peuvent alors contenir des éléments-traces métalliques : plomb, cadmium, mercure, cuivre, zinc et, dans une moindre mesure, arsenic, chrome et sélénium. Autres polluants traqués en agriculture urbaine, les hydrocarbures, en particulier les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) rejetés dans l’air à l’issue de combustions incomplètes et dont la source est principalement le chauffage au bois et le trafic routier. À signaler également, la pollution due aux lubrifiants et huiles diverses provenant des machines agricoles utilisées ou encore les nitrates liés à un excès de fertilisation causé notamment par des apports excessifs de composts.

Quid de la pollution de l’air ?

Si l’air qui entoure les cultures est pollué, est-ce que les légumes sont pollués à leur tour ? Cela dépend bien sûr du niveau de pollution de l’air mais aussi du type de légume cultivé. Les salades, par exemple, qui ont une grande surface de feuilles sont plus exposées aux polluants et, de ce fait, les absorbent davantage. Les cultures qui accumulent le plus de polluants sont les herbes aromatiques, plus particulièrement le persil. En Europe, les émissions de polluants atmosphériques ont diminué et la présence d’éléments-traces métalliques dans l’air respecte généralement les seuils réglementaires. Est-ce suffisant ? Une étude menée sur 10 potagers installés sur des toits à Paris et en région parisienne montre que les teneurs en plomb, cadmium et mercure des fruits et légumes (tomates, carottes, radis, fraises, laitues, blettes, choux et poivrons) étaient, pour l’ensemble des sites étudiés, en moyenne 3 à 5 fois sous les seuils réglementaires européens. Les concentrations en BAP (benzo(a)pyrène) et HAP4 (sommes des concentrations de 4 molécules d’hydro­carbures aromatiques polycycliques (HAP)) mesurées dans les légumes feuilles (batavias et blettes) sur les toits de l’immeuble de la RATP et d’AgroParisTech sont elles aussi en dessous des seuils réglementaires fixés par la Commission européenne. Les données montrent que plus on s’éloigne du niveau du sol, plus la teneur en contaminants diminue.

Légumes sains dans un sol sain ?

La pollution des sols est une préoccupation importante pour les projets d’agriculture urbaine en pleine terre. L’analyse des sols de certaines microfermes urbaines qui emploient ce mode de culture a révélé la présence de polluants, notamment d’éléments-traces métalliques, avec des concentrations plus élevées que celles habituellement rencontrées dans des sols agricoles ruraux. Pour accompagner les collectivités territoriales et les porteurs de projets d’agriculture urbaine, INRAE et AgroParisTech ont réalisé un guide, Refuge, pour prendre en compte la contamination des sols dans des projets d’agriculture urbaine.

Guide Refuge : évaluer les risques liés à la contamination des sols

Le guide Refuge développé par INRAE et AgroParisTech propose une méthode en trois étapes :
1. Caractériser le danger pour évaluer les risques : étudier l’histoire des usages des sols concernés et réaliser des analyses de sol pour caractériser la contamination.
2. Gérer les risques : en cas d’absence de contamination, le projet peut continuer. Si la contamination dépasse les valeurs de référence, les porteurs de projet devront revoir l’usage du site ou arrêter leur projet. Dans le cas de situations intermédiaires, où l’activité agricole est possible, il faudra élaborer un Plan de maîtrise sanitaire et identifier les moyens à mettre en œuvre afin de prévenir ou limiter les risques sanitaires.
3. Accompagner les porteurs de projets : pour mettre en place et appliquer les mesures de gestion des risques sanitaires, les porteurs de projet disposent d’un deuxième guide, le Plan de maîtrise sanitaire-Agricultures urbaines (PMS-AU). Il donne des informations réglementaires et de nombreuses recommandations (lister les dangers, mener des analyses chimiques, tenir des registres pour la traçabilité des produits récoltés, etc.). Il s’agit également de communiquer sur les risques auprès des usagers.

Étude sur la pollution des jardins urbains

Le projet transdisciplinaire JASSUR a étudié les jardins associatifs de sept grandes villes françaises selon plusieurs critères, dont la pollution. Le projet révèle que les terres des jardins étudiés ont des teneurs en plomb, zinc, cuivre, cadmium, HAP ainsi qu’en phosphore assimilable plus élevées que celles de terres agricoles ou forestières. L’influence de la pollution atmosphérique sur la contamination des sols et des végétaux a été mise en évidence sur les sites situés à proximité immédiate de routes à trafic important. Toutefois, il existe une grande variabilité de risques liés à ces contaminations, donc de pollutions réelles, qui sont le plus souvent inférieures aux seuils entraînant une interdiction de cultiver.

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