Agroécologie 16 min

Agriculture : optimiser les doses d’intrants grâce aux technologies numériques

À l’heure du plan Ecophyto, qui « vise à réduire de 50 % l’utilisation des produits phytosanitaires en France tout en maintenant une agriculture économiquement performante », et du GreenDeal (réduction de l’usage des pesticides en Europe), l’utilisation raisonnée de l’énergie et des intrants (phytosanitaires, engrais, eau) est un incontournable de la production agricole.

Publié le 05 mai 2021

illustration Agriculture : optimiser les doses d’intrants grâce aux technologies numériques
© AdobeStock

Pour maintenir la productivité des exploitations tout en maîtrisant l’impact sur l’environnement et sur la santé, plusieurs techniques existent, chacune dans un domaine précis. Plus efficientes, elles s’appuient bien souvent sur l’usage de technologies, comme le GPS ou les outils d’aide à la décision (OAD). Ces derniers permettent notamment d'affiner les besoins d’intervention et les doses cibles à atteindre, dans un souci de réduction des apports en intrants sans altération des rendements agricoles.

Optimiser l’usage des produits phytosanitaires, une tâche compliquée

aller vers un usage raisonné et économe des pesticides, que ce soit pour l’arboriculture et la viticulture, mais aussi pour les grandes cultures,

En matière de réduction des doses, dans un contexte d’exigence croissante de la part des citoyens, l’épandage des produits phytosanitaires est la mère des batailles. « À l’heure actuelle, au niveau des technologies de pulvérisation en grandes cultures, le développement de nouveaux outils est ralenti après une phase de forts progrès, mais des améliorations sont encore à engranger, notamment du point de vue agronomique », confie Jean-Paul Douzals, chercheur au sein de l"unité Technologies et méthodes pour les agricultures de demain (UMR ITAP). Ainsi, des financements alloués à la recherche, notamment en arboriculture et viticulture, ont été fléchés dans le but de limiter la dérive des produits phytosanitaires en direction des riverains. L’épandage des produits volatiles est, en effet, devenu un sujet sociétal et « il y a un effort de la puissance publique pour limiter la dérive aérienne, par le soutien financier à l’innovation technique et l’évolution vers un cadre réglementaire plus stricte », explique le chercheur. L’enjeu pour la recherche vise à concilier les intérêts de l’ensemble des acteurs (citoyens, agriculteurs, élus, …) en proposant par exemple des solutions technologiques visant à limiter la dérive. Par des travaux d’expertise scientifique, ils peuvent aussi apporter des données permettant aux politiques de légiférer sur les distances réglementaires de sécurité.

Un épandage optimisé reste difficile à mettre en place pour les cultures hautes et savoir appliquer « la bonne dose au bon endroit » relève de calculs agronomiques spécifiques à chaque situation. Afin d’appuyer les professionnels en ce sens, « une labellisation des équipements de pulvérisation en viticulture va être mise en place garantissant la qualité agronomique et environnementale de la pulvérisation des parcelles ainsi que le respect des riverains », précise Olivier Naud, également chercheur au sein de la même unité. Des technologies permettent d’aller vers un usage raisonné et économe des pesticides, que ce soit pour l’arboriculture et la viticulture, mais aussi pour les grandes cultures, même si la conception de technologies est « plus simple au niveau de ces dernières », notent les deux chercheurs. Il existe par exemple des outils de détection des « mauvaises herbes », permettant d’utiliser de manière ciblée les produits nécessaires à leur gestion.

En viticulture, l’outil gratuit en ligne PulvEco, lauréat du hackathon #DigitAg en 2017, permet, par exemple, de « comparer les différents types de pulvérisateurs viticoles présents sur le marché », à l’image de l’affichage de la qualité énergétique sur les produits électroménagers, permettant ainsi aux viticulteurs d’ « ajuster ses doses d’intrants phytosanitaires en fonction de la performance du pulvérisateur, des modalités d’utilisation (type de buse, nombre de rangs traités) et du stade de la vigne », peut-on lire sur une lettre d’actualité datant de mars 2019.

Et si la pulvérisation par drone est pour le moment interdite en France, sauf dérogation, le projet expérimental PulvéDrone vise quant à lui à évaluer la qualité de ce mode de pulvérisation sur des vignes situées sur des parcelles particulièrement pentues. D’autres techniques, notamment en grandes cultures, permettent également d’ajuster automatiquement les barres de pulvérisation à la topographie du terrain, à la hauteur des végétaux cultivés sur la parcelle et à leur distance optimale. Des investissements réguliers permettent de développer de nouvelles technologies et de nouveaux équipements, si bien que « le marché pour les technologies numériques de précision spatiale et de cartographie est assez mature, c’est-à-dire plutôt stable en matière d’innovations », remarque Olivier Naud, indiquant toutefois que « des améliorations restent à faire. On peut notamment beaucoup progresser sur le lien entre technologie et agronomie par la conception d’Outils numériques d’Aide à la Décision (OAD) et de capteurs associés. La multiplicité des maladies des plantes et des conditions agronomiques rendent cette tâche compliquée, notamment sur des plantes pérennes, comme aux vignobles ou dans les vergers.

Engrais : penser la parcelle comme une toile de peinture à homogénéiser

En matière d’épandage d’engrais, « la parcelle agricole est comme une toile de peinture qu’il faut peindre de manière homogène », illustre Emmanuel Piron, ingénieur dans l'unité Technologies et systèmes d'information pour les agrosystèmes (TSCF). « Le pinceau, l’épandeur, laisse derrière lui une trace d’épandage dont la forme se rapproche de celle d’un croissant en 3D : une forme de dune avec une crête d’intensité plus élevée au centre du croissant ».

Optimiser la répartition des engrais sur l’ensemble de la parcelle est donc une tâche elle aussi difficile, d’autant plus au niveau des angles (appelés « pointes ») et des bords de la parcelle, où une précision particulière doit être mise en œuvre. Face à cette difficulté « d’imbriquer les formes d’épandage, comme dans un jeu de Tetris », « les machines s’adaptent bien », estime l’ingénieur. Pour aider à démocratiser ces progrès auprès des agriculteurs ou des acteurs de la filière, la certification Éco-épandage permet aux constructeurs volontaires, depuis 2013, de faire certifier les performances de leurs machines. Pour cela, les épandeurs doivent faire preuve d’un « respect des doses et de leur répartition », mais aussi du « respect des sols », peut-on lire sur le site dédié. Cela signifie qu’un écart maximum doit être respecté par rapport à la dose cible, que la répartition des doses doit obéir à une certaine régularité spatiale. Les variations de vitesse de déplacement affectent aussi l’homogénéité de l’épandage, un constat réalisé par INRAE et AgroSupDijon que l'entreprise Sulky a corrigé (Prix d’argent des SIMA Awards 2021). À cela s’ajoute que le tassement des sols doit être limité, notamment par la maîtrise de la charge et de la pression des pneumatiques.

Préserver les sols avec une bonne gestion des pneumatiques

L’usage raisonné des moyens agricoles inclut de respecter la qualité des sols, en particulier, leur tassement. C’est l’un des principaux facteurs que les exploitants visent à limiter. « Il faut bien distinguer le tassement de surface, et le tassement de profondeur », explique Emmanuel Piron (unité TSCF). Le premier est généralement accentué par le nombre de passages au même endroit, par la pression des pneumatiques utilisés ainsi que par leur emprise au sol, tandis que les tassements de profondeur sont davantage observés quand les charges à l’essieu des machines augmentent.
C’est pour cette raison qu’il est important de bien choisir les pneumatiques des épandeurs et d’ajuster leurs pressions de gonflage, « mais c’est insuffisant si les mêmes efforts ne sont pas aussi réalisés sur le tracteur lui-même », précise l’ingénieur. Pour cela, différentes manières permettent d’optimiser l’ensemble de ces facteurs afin de limiter les tassements, tout en préservant le rendement de l’action conduite et l’énergie utilisée. Il est par exemple possible de réduire la pression des pneus « gros volume » à 0,5 bar en situation de travail au champ, puis de l’augmenter sur route, pour économiser les consommations de carburant. Pour faciliter les manœuvres, « les solutions de télégonflage depuis la cabine se développent », note Emmanuel Piron.
Afin de limiter le poids total des machines et donc l’impact sur le tassement de profondeur, « la seule manière est de réduire la charge et la taille des outils. C’est pour cette raison que l’usage de robots plus légers, adaptés aux plantes et aux parcelles, offre une perspective intéressante », conclut le chercheur.

Par ailleurs, d’autres techniques permettent de gérer la quantité d’engrais appliquée tout en limitant les pertes. La fertilisation organique (fumier ou lisier) présente des atouts face aux produits minéraux ; l’enjeu est donc de réduire la quantité de gaz (ammoniac) émise dans l’atmosphère lors de leur application. Pour cela, on préconise des techniques d’enfouissement qui injectent directement les engrais organiques dans le sol.

La fertilisation organique (fumier ou lisier) présente des atouts face aux produits minéraux

Mais si les engrais liquides peuvent être facilement injectés, les produits solides nécessitent a minima un travail du sol superficiel pour pouvoir être enfouis, ce qui réduit leur intérêt écologique. « Le problème avec cette technique, c’est qu’elle recourt à une opération culturale supplémentaire et gourmande en traction, ce qui suppose une plus grande dépense d’énergie »,  confie Emmanuel Piron. Toutes les alternatives ont donc leurs avantages, mais aussi leurs inconvénients. Pour connaître les performances des épandeurs de matières organiques solides, les exploitants peuvent avoir recours à l’outil Maid’or, « un logiciel d’autoformation qui permet de se rendre compte des qualités des différentes alternatives », indique Emmanuel Piron. En précisant le type de matière et d’épandeur, le logiciel informe ses utilisateurs des performances à attendre, en expliquant brièvement les raisons et les moyens possibles d’améliorations.

Inciter les agriculteurs à une gestion vertueuse de l’eau

La gestion de l’irrigation n’est pas non plus en reste, puisque des solutions technologiques sont développées pour « optimiser l’apport en eau en limitant autant que possible les pertes de rendement agricole et financier », explique Bruno Cheviron, chercheur à l’unité Gestion de l’Eau, Acteurs, Usages (UMR G-EAU). Entre autres, Optirrig est un outil qui permet « d’apporter l’eau de manière optimale, avec une chronologie adaptée au besoin des plantes ».

Avoir une vue d’ensemble du besoin en eau à l'échelle un bassin-versant et par parcelles

En accompagnement de cet outil, le projet RSEau, financé par l’agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) a pour objectif de nourrir le modèle Optirrig avec des observations de télédétection, dont est experte l’unité Territoires, environnements, télédection et information spatiale (UMR TETIS). Ces données, qui informent de l'humidité superficielle des sols et de l'état de développement des cultures, permettraient de « représenter le territoire sous forme d’une série de parcelles qui ont des propriétés propres », précise Bruno Cheviron. Un aperçu au-delà de l’échelle de la parcelle donc, qui permet d’avoir une vue d’ensemble du besoin en eau (et une supervision de la gestion de l'eau) à la fois sur un bassin-versant et sur les parcelles en particulier. Grâce à la plateforme OpenFLUID du Laboratoire d'Etude des Interactions entre Sol-Agrosystème-Hydrosystème,  qui fournit le support pour une représentation spatiale explicite de la situation, les exploitants vertueux en matière d’optimisation de l’irrigation pourraient quant à eux être financièrement récompensés pour leurs efforts, via une forme de Paiement pour Services Environnementaux (PSE) octroyé par le gestionnaire du territoire (l'Etat ou son délégataire).

Piloté par Veolia et financé par le Fond Unique Interministériel, le projet SmartFertiReuse, porté par SEDE Environnement et dont INRAE est partenaire, a pour ambition de réguler la fertilisation des cultures en apportant de l’azote par le biais des moyens d’irrigation. Un épandage non-organique donc, mais qui permet de mieux fractionner les apports en engrais : l’azote ne vient en complément de l’eau que lorsque la plante en a besoin. Un autre intérêt de cette solution est de limiter les pertes d’azote par volatilisation, ruissellement ou drainage, lors d'applications trop précoces et/ou en quantités trop importantes, par exemple avant les pluies de printemps.

Une « transition en cours »

De nombreux outils et logiciels permettent donc de limiter les quantités d’intrants utilisées dans le secteur agricole, et les pratiques d’épandage peuvent tendre vers un usage optimal et raisonné. Toutefois, il reste des marges, sur le plan technique, mais également social, pour atteindre une véritable efficience généralisée. D’après Emmanuel Piron, « les machines d’épandage ont progressé ces dernières années pour permettre d’automatiser la quantité de produits à utiliser ». Les machines sont donc devenues très fiables en termes de doses moyennes apportées à l’hectare, et des solutions existent pour raisonner les doses ainsi que la santé des environnements et des riverains. « La transition est actuellement en cours », modère Jean-Paul Douzals, qui estime qu’il faudra aller plus loin pour répondre à la variété des pratiques agroécologiques : « les agroéquipements vont évoluer et on peut penser que dans une dizaine d’années, on sera bien plus proches d’un usage optimal des doses ».

Retrouvez l'intégralité du dossier : Agroéquipements

Pierre-Yves Lerayer Rédacteur

Contacts

Bruno Cheviron Chercheur, physicien spécialiste de la modélisation des flux d'eau dans l'environnementUMR G-EAU

Jean-Paul Douzals Chercheur, resp. R&D "Pulvérisation"UMR ITAP

Olivier Naud Chercheur spécialiste de la conception de systèmes informatique de décision pour l'agricultureUMR ITAP

Emmanuel Piron Responsable du Plateau de recherche technologique "Pôle épandage environnement"UR TSCF

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