Dossier revue

Pour une application responsable

L’édition du génome ouvre des pistes pour contribuer à développer des variétés plus adaptées aux besoins d’aujourd’hui et de demain. Elle soulève aussi des inquiétudes. Comment guider leur développement et leur utilisation au bénéfice de la société ? Quelles promesses seraient réalistes ? Perspectives.

Publié le 29 janvier 2024

Les variétés végétales protégées par un certificat d’obtention végétale (COV), dispositif privilégié en Europe, ont leurs ressources génétiques en accès libre et gratuit pour les sélectionneurs qui peuvent les utiliser pour créer d’autres variétés. En revanche, le brevet limite cet accès à ses bénéficiaires durant toute la durée de son exploitation, soit 20 ans. Cependant, analyse Marie-Angèle Hermitte1, docteure en droit, le vivant est de moins en moins exempté du domaine des brevets, en opposition à la philosophie initiale. Il est désormais courant de protéger des gènes ou des microorganismes. « La vision industrielle du vivant a donc été légitimée, […] brouill[ant], voire effa[çant] la différence entre le monde vivant et le monde inanimé. » En pratique, si une variété, protégée par COV, a été obtenue à l’aide d’une technologie sous brevet, comme un outil d’édition du génome, et/ou en utilisant une variété qui contient un gène protégé par brevet, elle va pouvoir être librement développée (privilège du sélectionneur), mais ne pourra être commercialisée sans l’accord des détenteurs initiaux des brevets via une licence d’utilisation payante.
Selon Fabien Girard, juriste à l’université Grenoble Alpes, l’exemption des plantes éditées sans gènes étrangers de la réglementation européenne sur les OGM pourrait se traduire par un important dépôt de brevets par les industriels. L’empilement de caractères brevetés dans une même variété imposera alors de négocier plusieurs droits de licence, ce qui limitera l’accès à la ressource génétique. Par le passé, des sélectionneurs ont pu être mis en difficulté du fait qu’une de leurs variétés, présentant un caractère naturel intéressant, tombait sous la couverture d’un brevet déposé par un concurrent sur le même caractère obtenu à l’aide d’une technique d’intervention sur le génome. Les nouvelles règles posées par l’Office européen des brevets ne permettent plus cela.

1 Hermitte M.A. L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant. Éd. Quae, 2016, 150 p.

Les instruments réglementaires et juridiques

Les ressources génétiques sont régies par deux dispositifs juridiques : la convention sur la diversité biologique et le protocole de Nagoya, et le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) pour les plantes cultivées. L’objectif est de maintenir les flux internationaux de ressources génétiques, considérées comme un bien public mondial (TYRPAA), dont l’utilisation suppose un partage des avantages entre les exploitants et les pays/peuples d’origine (CDB et Nagoya).

Les brevets permettent d’encourager l’innovation en accordant un droit exclusif temporaire qui permet à l’inventeur d’obtenir un retour sur investissement. En contrepartie, la connaissance produite par l’invention est diffusée au public, et entre dans le domaine public à l’issue de la protection. La politique de licence envisagée pour l’utilisation d’un brevet peut aller de la licence exclusive à la licence non exclusive à des coûts plus ou moins accessibles à un grand nombre d’acteurs.

Les Certificats d’obtention végétale (COV) sont un régime de protection semi-ouvert destiné à protéger l’obtenteur d’une nouvelle variété sans empêcher les concurrents d’accéder au patrimoine génétique de la variété protégée pour développer et commercialiser de nouvelles variétés (privilège du sélectionneur).
Le COV garantit à l’agriculteur le droit de ressemer, moyennant le paiement d’une redevance (privilège de l’agriculteur).
→ Conditions d’octroi : remplir les critères de distinction, homogénéité, stabilité (DHS) fixés par des standards internationaux, espèce par espèce.

L’inscription au catalogue européen des variétés d’une nouvelle variété mise en marché doit être porteuse d’un progrès. Il faut également satisfaire aux critères de DHS et de VATE (valeur agronomique, technologique et environnementale).

L’inscription des OGM au catalogue des variétés fait l’objet d’une approche dédiée (directive 2001-18) :
évaluation spécifique ;
règles de coexistence et traçabilité ;
→ surveillance agricole, alimentaire et environnementale après diffusion ;
→ des exceptions : plantes issues de mutagénèse dirigée (traitées par le dispositif général)
discussions en cours pour les plantes éditées.

La traçabilité permet de donner de la confiance aux consommateurs en assurant une transparence sur l’historique de l’origine et le parcours d’un produit. Elle est régie par le dispositif 2001-18 pour les OGM, dispositifs de certification (AB notamment).

Les importations/commerce international suivent les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des autorités de concurrence. L’objectif ? Favoriser les échanges et éviter les distorsions de concurrence.
Des règlements spécifiques aux importations d’OGM (1829-2003 et 1830-2003) prévoient des analyses toxicologiques, des études des effets au champ et des risques de la nouvelle protéine (essais sur 2 à 3 ans sur 5-6 sites indépendants).

Le dispositif de vigilance permet d’observer le développement des cultures OGM sur le terrain pour identifier des problèmes/impacts non anticipés avant leur inscription, les gérer et les prévenir. Il s’agit du dispositif actuel de surveillance générale des OGM (apparition d’insectes ou de flore résistants).

 

Défier les monopoles ?

Etape de l'édition d'un génome
Plant de tomate régénéré à partir d’une cellule dont le séquençage montre qu’elle a intégré la construction génétique. © INRAE – Christophe Maître

Pour éviter ces écueils, « nous pourrions avoir un engagement collectif pour ne pas utiliser de brevet sur les traits édités », suggère Christian Huyghe. Et, pour les améliorations technologiques, « développer une stratégie de brevet, pour éviter que l’innovation ne reste captive d’un monopole, et permettre au plus grand nombre d’en bénéficier grâce à des licences peu onéreuses », complète Carole Caranta, directrice générale déléguée Science et Innovation d’INRAE. Les brevets sont un sujet d’inquiétude majeur pour les acteurs modestes, observe Pierre-Benoît Joly. « Ces entreprises poussent pour un système de licences obligatoires qui oblige le détenteur d’un brevet à accorder un accès à tous ceux qui souhaitent l’exploiter. »

Face à la situation dominante de quelques acteurs publics et privés dans le dépôt de brevet, l’émergence d’une masse suffisante de techniques concurrentes à CRISPR-Cas9 pourrait faire chuter les prix des licences et changer les négociations, explique Fabien Girard. Actuellement, la complexité du système réside dans les nombreuses licences à acquérir sur les techniques annexes, néanmoins nécessaires pour bénéficier des progrès de CRISPR-Cas9. « Le raffinement de ces technologies pour élargir leur spectre et leurs possibilités génère une course au brevet et peut à tout moment changer la donne et faire bouger les lignes éthiques », abonde Christian Huyghe. D’où la nécessité pour INRAE de rester compétent dans ce domaine.

Préserver les ressources génétiques

INRAE conserve plus de 200 000 références de ressources génétiques

« Les OGM ont contribué à renforcer la concentration des surfaces cultivées sur quelques espèces majeures et donc à réduire la diversité des espèces »2, poursuit Pierre-Benoît Joly. « Or les entreprises semencières ont aussi une utilité sociale à travers les ressources génétiques qu’elles maintiennent, adaptées à la diversité des agricultures locales européennes et de leurs espèces. »
Peut-on alors éviter que des fonds génétiques originaux disparaissent par suite de faillites de petits acteurs qui les maintenaient ? « Une collection de ressources génétiques, c’est un bien commun », renchérit Stéphane Lemarié, « la solution serait qu’un acteur public prenne le relai et en assure le maintien et la disponibilité. Ceci pourrait être aussi fait par des réseaux d’agriculteurs, comme pour les races animales locales. » À noter qu’INRAE et nombre d’instituts publics sont très actifs dans la conservation de ressources génétiques d’un grand nombre d’espèces cultivées. À titre d’exemple INRAE conserve plus de 200 000 références, ce qui en fait un des plus gros acteurs mondiaux de la conservation de ressources génétiques.

2. Khoury C.K. et al. (2021), doi.org/10.1111/nph.17733

Accès au marché, importations, où placer le curseur ?

En Europe, la mise en marché de variétés OGM (incluant toutes les plantes éditées qui leur sont actuellement assimilées) est soumise à une procédure spéciale, la directive 2001-18. Elle permet d’évaluer et prévenir les risques sanitaires et environnementaux que ces variétés pourraient présenter. Selon Stéphane Lemarié, les travaux économiques recensent des critères d’accès au marché radicalement différents selon les pays : basés sur le process (la technologie utilisée) comme en Europe actuellement, ou sur le produit (la plante qui en résulte, peu importe comment elle a été obtenue) comme au Canada. Aujourd’hui, la plupart des pays ont des positions intermédiaires. Celle de l’Europe serait modifiée par la déréglementation proposée aux États membres. Plus simple à mettre en oeuvre, la réglementation par les produits sous-entend néanmoins qu’on maîtrise bien les techniques et les risques associés. « Le coeur du débat est là : est-ce que ces technologies vont créer de nouveaux risques qu’on ne mesure pas aussi bien que ceux liés aux autres techniques ? Ce débat, bien présent dans le contexte de la recherche, l’est cependant peu dans la réglementation », conclut Stéphane Lemarié. Fabien Nogué clarifie : « D’un point de vue moléculariste, je peux changer un acide aminé dans la protéine codée par tel gène et changer ainsi totalement sa fonction (effet process minime, effet produit important). Inversement, je peux changer 10 acides aminés d’une protéine codée par un gène et ne modifier sa fonction que de manière minime (effet process plus marquant, effet produit minime). » D’où l’importance de ne pas négliger l’évaluation sur le terrain, avec les acteurs, sur le long terme. Christian Huyghe explique qu’actuellement en France, le CTPS donne des avis favorables ou non à certains traits relatifs aux plantes (produit) : par exemple, la tolérance aux herbicides est prohibée car elle conduit inévitablement à terme à utiliser plus de pesticides, et entraîne des perturbations dans la flore environnante. De même pour tout ce qui joue sur la fertilité des espèces ou plus généralement ce qui va à contresens de la transition agroécologique. Ce débat sur la réglementation doit aussi prendre en compte notre capacité à détecter des plantes issues d’édition du génome dans les importations, remarque Stéphane Lemarié. Une réglementation stricte en Europe, comme celle en vigueur, pourrait induire, d’une certaine manière, une distorsion de concurrence en interdisant certaines productions sur le sol européen, mais sans pouvoir empêcher de les importer de l’étranger si leur détection est difficile ou impossible.

Pour quelle demande ?

Pas de production possible sans filières et sans prédemande des consommateurs… Or, cette question reste sous-estimée, constate Séphane Lemarié. Il explique que la littérature scientifique montre qu’ils ne sont pas prêts à payer aussi cher pour un OGM que pour un produit standard. Pour un produit issu d’une plante éditée, ils payeraient un peu plus que pour un OGM mais moins que pour une variété standard. Le consentement à payer est plus élevé quand l’amélioration concerne le produit final plutôt que sa culture. La valeur accordée aux plantes éditées est plus élevée aux États-Unis. À ce stade, ces produits n’étant pas sur les marchés, ce ne sont que des expériences : le consommateur aura-t-il le même comportement dans la vraie vie ? C’est pour anticiper ce type d’impact qu’INRAE incite ses chercheurs en génétique et en sciences sociales à travailler ensemble.

Coexistence et traçabilité des filières

Pour assurer une coexistence entre variétés éditées et non éditées, la notion de traçabilité est cruciale.

Les plantes éditées pourraient être mises au service de certaines agricultures, et coexister avec d’autres dont l’agriculture biologique. Cela suppose de pouvoir garantir une coexistence des filières et une traçabilité des produits qui en sont issus, depuis la semence jusqu’à la distribution du produit fini, garantissant au consommateur l’information nécessaire sur l’origine et le mode d’obtention de ces produits. Or la traçabilité pose une difficulté particulière dans le cas des plantes éditées qui n’intègrent pas de gène étranger. Aucune méthode de traçage assez accessible pour être effectuée en routine ne permet de les distinguer des variétés non éditées. En réponse, Yves Bertheau suggère : « On peut procéder avec un faisceau d’indices. Par exemple, une modification à côté d’une séquence cible de CRISPR, une fréquence élevée de mutations et d’épimutations ou traces d’ADN utilisées pour les modifications peuvent être le signe d’une édition du génome. » Des travaux de recherche sont lancés en Europe pour dépasser cette limite.
En outre, la traçabilité est nécessaire à la propriété intellectuelle. Pour Pierre-Benoît Joly, « il ne faut pas se limiter à une approche technique du sujet. La traçabilité, même documentaire, est importante ». Yves Bertheau pointe qu’en l’absence d’outils et de règles exigeantes de coexistence et traçabilité, il sera impossible de maintenir des filières bio en Europe. Le projet européen CoExtra (2005-2009), sur la coexistence et la traçabilité des filières OGM et non OGM, qu’il a conduit, a montré que quelques rangs de maïs conventionnel entre parcelles OGM et parcelles bio ne suffisaient pas pour isoler ces cultures, car le pollen de maïs circule à 3 km. Celui de colza est véhiculé par les abeilles jusqu’à plus de 13 km. Il faut donc une coexistence organisée au niveau du territoire, avec des spécialisations régionales, au minimum comme au Portugal où elle est gérée par des coopératives. Isabelle Goldringer soulève un autre point : « Si on libéralise la commercialisation des plantes dont le génome est édité, comment empêcher la diffusion des pollens et des semences de ces cultures dans les semences paysannes et les nouvelles variétés hétérogènes commercialisables en Europe ? Contrairement aux variétés classiques, leur structure est trop diversifiée pour pouvoir les “décontaminer”. Il en va de même pour les plantes sauvages. »
Le CTPS prend acte de ces problématiques dans son rapport3 : « Pour assurer une coexistence entre variétés éditées et non éditées, la notion de traçabilité est cruciale. Dans l’hypothèse d’une mise en place de filière “NBT-free”, le support du coût de la certification de ces filières sera une question à traiter en priorité ».

3. Jolly L. et al. (2022). Saisine du Comité scientifique CTPS : Nouvelles techniques d’édition du génome et évaluation des variétés.

  • Nicole Ladet

    Rédactrice

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