Dossier revue
Alimentation, santé globaleLe goût, un sens complexe
Bien que nous sollicitions le goût plusieurs fois par jour, il reste difficile à décrire, car il englobe plusieurs réalités, contrairement à des sens comme la vue ou l’ouïe, plus faciles à appréhender. Qu’est-ce qui rend le goût si complexe ? Exploration, guidée par les scientifiques.
Publié le 30 janvier 2025
La langue, le territoire des papilles
Au sens le plus strict, le goût se définit comme notre capacité à détecter les cinq saveurs : sucré, salé, amer, acide et umami. Ces saveurs proviennent de molécules contenues dans l’aliment, qui se libèrent avec la mastication et se dissolvent dans la salive. Chargée de ces informations, la salive entre en contact avec les papilles gustatives de la langue, constituées de bourgeons gustatifs. Ces bourgeons contiennent des récepteurs spécialisés pour chaque saveur, qui détectent des composés présents dans l’aliment (composés sapides) puis envoient des signaux nerveux spécifiques au cerveau. Mais ces récepteurs transmettent des informations bien délimitées. « Si vous n’étiez qu’une langue, vous ne pourriez pas caractériser une tomate, un poulet… Vous sauriez uniquement si c’est plus ou moins acide ou salé par exemple », explique Carole Prost, professeure à l’Oniris et spécialiste de l’analyse des composés volatiles et/ou odorants. La gustation, en tant que détection des saveurs par la langue, n’est qu’un paramètre de ce qu’il se passe quand on goûte un aliment.
Le microbiote de notre bouche modifie-t-il le goût ?
Il a été démontré que la salive assurait un rôle clé dans le goût. « Sans salive, la perception des saveurs serait considérablement altérée », explique Éric Neyraud, chercheur INRAE au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA) et spécialiste de la salive et de son impact sensoriel. Il explore désormais le rôle du microbiote oral.
Dans une étude récente il a pu établir avec ses collègues un lien entre le microbiote oral et la perception du goût : les microorganismes présents dans la salive et sur la langue d’une centaine de participants ont été analysés et croisés avec leur sensibilité aux cinq saveurs. Les chercheurs ont découvert que les individus montrant des différences de sensibilité présentaient bien des populations de bactéries différentes dans leur salive. « La grande question qui se pose désormais est : est-ce que cela a vraiment une action significative sur le goût ? C’est ce que nous allons tenter d’éclaircir », précise-t-il.
Le nez, l'odorat aux premières loges
L’olfaction, c’est environ les trois quarts de notre perception des aliments. Loïc Briand
Une partie essentielle du goût provient en réalité des odeurs. « L’olfaction, c’est environ les trois quarts de notre perception des aliments. En la supprimant, on a du mal à faire la différence entre une soupe de poisson et une soupe de carottes qui, en termes de saveurs, sont assez proches », estime Loïc Briand. De nombreux composés volatils vont activer des récepteurs différents et compléter l’expérience du goût, un message parfois contre-intuitif, estime la chercheuse INRAE Charlotte Sinding, spécialiste de la flaveur. « Même si on a l’impression de comprendre, c’est extrêmement dur de se rendre compte à quel point c’est bien l’odorat qui participe à notre perception des aliments. » À tel point que lors de la crise de Covid-19, « tout le monde disait avoir perdu le goût, alors que c’est principalement l’odorat qui a été touché par le virus », constate Loïc Briand. Les molécules odorantes contenues dans les aliments passent par le nez, c’est la voie orthonasale, et d’autres passent directement par la bouche pour se fixer à l’arrière du nez, sur des récepteurs. Il s’agit de la voie rétronasale. On ne parle plus ici d’odeurs, mais d’arômes. Et la façon dont on les perçoit varie beaucoup d’une personne à l’autre. « Si on a tous plus ou moins une perception très proche du salé, du sucré et des autres saveurs comme l’amer et l’umami, c’est très différent pour l’odorat. La partie aromatique fait appel à plus de 400 gènes codants, contre seulement 15 pour les saveurs. L’odorat met en jeu le nombre de gènes le plus diversifié de notre corps – après la réponse immunitaire qui permet de s’adapter, de survivre », note Carole Prost. Et parmi ces gènes codants, ce ne sont pas les mêmes gènes qui s’expriment pour tout le monde : chaque personne possède sa propre sensibilité, en lien avec son potentiel génétique. « Par exemple, on sait tous ce qu’est une banane. Mais sa perception vous est propre ; nous la percevons donc différemment », poursuit- elle. Ces différences de perception expliquent en partie pourquoi nos préférences alimentaires varient : par exemple certains adorent la coriandre, tandis que d’autres lui trouvent un goût de savon. Outre ces différences génétiques, la concentration même d’une molécule peut complètement changer notre ressenti : une molécule odorante peut être perçue comme agréable ou désagréable selon sa concentration, et peut même être décrite différemment. « Le méthional va être associé à une odeur de purée de pomme de terre lorsqu’il est faiblement concentré, tandis qu’il sera associé à une odeur d’ail quand il est fortement concentré, relève Carole Prost. Cela reste encore inexpliqué, de même que les mécanismes par lesquels les molécules interagissent dans un mélange pour renforcer ou atténuer certaines odeurs. » En plus de ces grandes variations dans la perception, la façon dont les composés aromatiques se libèrent est aussi influencée par d’autres facteurs, comme la composition, la texture ou la température des aliments, précise la chercheuse.

L’ajout de certaines molécules d’arômes dans les aliments nous les font percevoir plus sucrés ou plus salés qu’ils ne le sont. Une récente étude montre que ce phénomène est encore plus efficace chez les personnes en situation d’obésité.
Le système trigéminal, l'autre dimension du goût
Le piquant avec le piment, une sensation de rafraîchissement avec la menthe, de chaleur avec l’alcool… Il existe un autre type de sensations qui survient lorsque l’on mange. Elles sont liées au système trigéminal – un système nerveux composé du nerf trijumeau, qui se divise en trois branches dans la bouche, le nez, et les yeux –, autre acteur clé dans l’expérience du goût, souvent confondu lui aussi avec la gustation. « Il s’agit d’un système un peu moins connu, souligne Thierry Thomas-Danguin, INRAE, directeur adjoint du CSGA. Des molécules vraiment atypiques comme le menthol dans la menthe ou la capsaïcine dans les piments vont venir stimuler des récepteurs et provoquer ces sensations liées à l’activation chimique du système trigéminal, qui a la particularité de fonctionner à la fois au niveau de la bouche, mais aussi au niveau du nez. »
La flaveur, quand le goût et l'odorat de rencontrent
Notre cerveau va unifier les perceptions olfactives et gustatives, pour créer une représentation unique de l’aliment.
Charlotte Sinding
La gustation, l’olfaction et le système trigéminal représentent trois systèmes bien distincts. Mais, dans le cerveau, s’opère une étape supplémentaire, qui s’approcherait de ce que nous évoque spontanément le goût, connue sous le nom de flaveur, explique Charlotte Sinding. Il s’agit d’une étape d’intégration multisensorielle : « Notre cerveau va unifier les perceptions olfactives et gustatives, pour créer une représentation unique de l’aliment, plus ou moins complète, à laquelle on peut aussi ajouter les aspects trigéminaux, les émotions, la mémoire, qui va nous permettre d’identifier l’aliment. » Si les chercheurs commencent à comprendre quelles sont les régions du cerveau impliquées dans le goût et l’odorat, « on sait en revanche beaucoup moins de choses sur la perception de la flaveur », note Charlotte Sinding, qui s’intéresse particulièrement aux mécanismes de ce réseau. Plusieurs projets INRAE sont en cours pour comprendre comment se construit la flaveur au cours de la vie, et identifier ses mécanismes. Il serait possible de s’arrêter à une définition strictement physiologique du goût. Mais les travaux de recherche révèlent une réalité plus vaste et complexe.
D'autres facteurs entrent en jeu dans la perception d'un aliment
Une expérience sensorielle à 360°
SON
Le bruit que fait un aliment quand on le croque est plus important qu’on ne le pense. Ce son, pour des aliments comme les chips ou les céréales, joue un rôle essentiel dans le plaisir que l’on ressent en mangeant. Selon Guy Della Valle, chercheur dans l’unité BIA (Biopolymères Interactions Assemblage), « la croustillance ne se ressent pas seulement en bouche, mais aussi à travers un son bien spécifique, régulier, produit quand un aliment se casse sous la dent, laissant entendre de multiples fractures ».
Un son agréable est souvent associé à la fraîcheur et à la qualité du produit. Un pétale de maïs bien croustillant est perçu comme plus savoureux que lorsqu’il est devenu mou. Les industriels s’appuient sur ces connaissances pour développer des produits qui correspondent aux attentes des consommateurs, que ce soit en matière de texture ou de son, afin de favoriser une expérience sensorielle agréable.
La première impression, ça compte !
COULEURS
La couleur est souvent le premier élément que nous percevons d’un aliment. « Elle apparaît comme la propriété des aliments la plus susceptible d’influencer la décision de consommer », souligne Sophie Nicklaus. Par exemple, une fraise bien rouge évoque immédiatement une saveur sucrée. Cela vient en partie du fait que, quand un fruit mûrit, sa couleur s’intensifie et sa teneur en sucre augmente. La couleur peut même agir sur d’autres perceptions comme la texture et la température. Ainsi, un potage jaune pourra renforcer la sensation de chaleur ressentie lorsqu’on le déguste, explique la chercheuse. Toutefois, si la couleur suscite beaucoup d’attente, « c’est bien l’expérience gustative qui prime pour l’appréciation d’un produit ».
L’influence de l’environnement
CONTEXTE
Imaginez un repas dégusté lors d’une belle journée en plein air. Le même plat, pris seul dans une salle blanche et impersonnelle, n’aurait pas la même saveur. C’est ce que cherche à démontrer David Blumenthal, enseignant-chercheur à AgroParisTech, avec derrière une hypothèse : « notre perception des aliments est profondément influencée par le cadre dans lequel nous les consommons ». Dans le cadre du projet de recherche INRAE IMM-EXPER et d’une thèse, les chercheurs ont utilisé la réalité virtuelle pour plonger les participants dans un environnement spécifique, démontrant que notre perception du goût est étroitement liée aux circonstances et à l’atmosphère qui nous entourent. « L’immersion était suffisamment grande pour que les participants aient réellement l’impression d’être dans un parc, entouré d’arbres, avec le chant des oiseaux. On est même allés jusqu’à reproduire, virtuellement dans le casque, le mouvement en direct de la main qui saisit réellement l’aliment. » Les participants équipés du casque de réalité virtuelle ont obtenu des résultats d’appréciation similaires aux participants réellement présents dans le parc.
Ces processus, souvent implicites, révèlent combien le goût est plus qu’une sensation : c’est une construction dynamique, reflet de notre physiologie et de nos interactions avec l’aliment et l’environnement. La recherche sur le goût, en s’efforçant de démêler ces réalités sensorielles, ouvre ainsi la voie à des pratiques alimentaires alliant plaisir, santé et durabilité.

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Sophie Nicklaus, Catherine Renard, Lionel Bretillon
Pilotes scientifiques
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Lou Rhin
Illustrateur