Dossier revue

Alimentation, santé globale

Le goût, moteur d'une alimentation durable

La transition vers une assiette plus saine et plus durable ne pourra se faire sans remporter la bataille du goût. Différentes recherches montrent comment allier plaisir gustatif et aliments moins sucrés, moins salés, moins gras. Éclairage.

Publié le 29 janvier 2025

Alors que la transition vers une alimentation plus saine et durable s’impose comme une nécessité, le goût peut et doit se mettre au service de cette transition. Comment la recherche innove-t-elle pour offrir de nouvelles perspectives ? 

Les légumineuses, essentielles à la végétalisation des assiettes… 

Les légumineuses, comme les pois chiches, lentilles et haricots secs, constituent une bonne alternative aux protéines animales grâce à leurs propriétés nutritionnelles et aux bénéfices environnementaux de leur culture. Riches en protéines, fibres, vitamines et minéraux, capables de fixer l’azote de l’air, elles se passent d’engrais de synthèse et font bénéficier la culture suivante d’un apport en azote. Manger plus de légumineuses, c’est faire baisser l’empreinte écologique de notre alimentation. « Il est conseillé de consommer 100 g (poids sec) de légumineuses deux fois par semaine, selon les recommandations de l’Anses ou du PNNS », signale Stéphanie Chambaron, chercheuse INRAE en psychologie cognitive au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA). « Or la consommation moyenne en France est à peine de 30 g par semaine. » 

Les LEGUMINEUSES

  • Consommation conseillée 100 g 2 fois par semaine
  • Consommation moyenne 30 g  1 fois par semaine

… mais au goût pas toujours attractif 

Les légumineuses ont encore du mal à trouver leur place dans nos assiettes. En cause notamment, certains goûts pas toujours appréciés. Plusieurs unités d’INRAE travaillent sur l’origine de ces goûts, et sur la manière de les contourner. « Nous recevons actuellement beaucoup de demandes pour des projets sur les légumineuses, visant à identifier les composés responsables de leurs propriétés sensorielles, dont certaines peuvent être jugées désagréables par les consommateurs », atteste Carole Tournier, responsable de la plateforme ChemoSens, une infrastructure scientifique collective d’INRAE spécialisée dans l’analyse physico-chimique et sensorielle des aliments. En cause notamment, les notes « vertes », qui pourraient évoquer le goût d’un petit pois cru, mais aussi les notes d’amertume, et les composés responsables de l’astringence, qui provoquent une sensation de sécheresse ou de rugosité.

Pour atteindre les objectifs de la transition alimentaire, la recherche se concentre sur le développement de nouveaux produits à base de légumineuses. À l’unité SayFood, les équipes étudient les procédés d’extraction et de transformation des ingrédients à base de légumineuses, afin de  mieux comprendre leurs effets sur les propriétés fonctionnelles – comme leur capacité à mousser ou à gélifier – et sensorielles, telles que le goût et la texture. Ces recherches visent à optimiser leur utilisation dans la formulation de produits alimentaires variés, comme les crèmes dessert, les pâtes, les gâteaux. « Une meilleure compréhension de ces phénomènes nous permet de proposer des formulations d’aliments respectueux de l’environnement et appréciés par les consommateurs », explique Anne Saint- Eve, professeure en analyse sensorielle à AgroParisTech, et membre de SayFood.

 La fermentation pour corriger le goût des légumineuses 

La fermentation est une des méthodes mobilisées par SayFood et de nombreux laboratoires pour agir sur le goût des légumineuses, comme le pois ou la féverole, aux goûts plus prononcés que d’autres légumineuses comme les pois chiches. Ce procédé ancien connaît un véritable regain d’intérêt depuis quelques années. Il séduit par son caractère naturel, qui lui permet de modifier le goût des aliments sans recourir aux additifs, s’alignant avec une demande croissante des consommateurs pour des produits plus naturels et plus sains. Grâce à l’action de microorganismes, des bactéries, des levures ou des champignons, elle permet de modifier la texture, le goût et l’arôme des produits. « En pilotant la fermentation, on va pouvoir développer des produits extrêmement différents, explique Anne Saint-Eve. À partir d’ingrédients de légumineuses (farine, concentrat), on a par exemple réussi à obtenir des produits fermentés présentant des notes aromatiques de type cacao ou café torréfié avec certains microorganismes, des notes beaucoup plus fruitées avec d’autres, ou encore des notes relevant de l’univers lacté, alors qu’il n’y a pas de lait », développe-t-elle.

Manger des légumineuses, ça commence dans la tête 

Si le consommateur ne comprend pas le produit, il ne l’achètera pas.
Stéphanie Chambaron

Mais avant d’améliorer leur goût, « il est essentiel de rendre les légumineuses plus attrayantes et mieux comprises par les consommateurs, souligne Stéphanie Chambaron. Si le consommateur ne comprend pas le produit, il ne l’achètera pas », explique-t-elle. Chaque année, les échecs de commercialisation concernent plus de 50 % des nouveaux produits. « En 2016, des barres de lentilles extrudées ont été commercialisées. Même si elles étaient bonnes d’un point de nutritionnel  et gustatif, cela a été un échec car les consommateurs n’ont pas compris le produit. » Pire, les légumineuses passent souvent inaperçues dans les rayons des supermarchés, révèle une étude de système de suivi oculaire menée par la chercheuse en 2020. Pour contourner ces difficultés et réconcilier goût et acceptabilité des consommateurs, dans le respect de l’environnement et des agriculteurs, le projet Pulse Fiction, financé par l’Agence nationale de recherche (ANR), se lance dans une recherche au croisement de plusieurs disciplines : création de nouveaux aliments ou de nouvelles recettes avec une communication travaillée, en lien étroit avec des chefs cuisiniers, et qui intègrent les attentes des consommateurs et des agriculteurs.

Le centre d’innovation Ferments du Futur travaille sur la fermentation des légumineuses et noix de cajou, notamment pour en améliorer le goût.

Moins sucré, mais plus de goût ?

 Les recommandations nutritionnelles sont claires : pour préserver notre santé, il faut manger moins sucré et moins salé. En plus d’étudier la façon dont fonctionnent les systèmes sensoriels qui permettent de percevoir le sucré ou le salé, depuis la molécule jusqu’à notre cerveau, certaines équipes essayent aussi de développer des solutions pour compenser les réductions en sel ou en sucre dans les aliments. 

La fermentation peut par exemple être mobilisée pour obtenir des aliments moins sucrés, comme l’explique Fanta Fall, responsable analytique de la plateforme Ferments du Futur. « De nombreux industriels souhaitent améliorer le profil nutritionnel des aliments, en réduisant le sucre tout en conservant voire en améliorant la perception des consommateurs, explique Fanta Fall. Grâce à nos équipements de pointe, nous pouvons analyser l’ensemble des molécules libérées par des milliers de microorganismes et trouver ceux qui, via la fermentation, vont donner naturellement un goût sucré à l’aliment. En parallèle, on est en mesure de surveiller la fermentation et d’ajuster le taux de sucre en temps réel. »

"On perçoit la vanille comme sucrée, alors qu’elle ne vient stimuler aucun récepteur lié au sucre"
Charlotte Sinding

Manger plus sainement en utilisant les secrets du cerveau est un des axes explorés par les scientifiques d’INRAE : ils s’intéressent en particulier à la capacité du cerveau à comprendre les odeurs comme des goûts. Des équipes du CSGA testent le pouvoir de certains arômes pour amplifier ou remplacer la perception du sucre. Par exemple, l’ajout de molécules d’arôme de vanille dans des jus de fruits permet de donner une illusion de sucré, tout en réduisant la quantité de sucre ajoutée. Pourtant, « c’est très contradictoire d’un point de vue scientifique : on perçoit la vanille comme sucrée, alors qu’elle ne vient stimuler aucun récepteur lié au sucre », explique Charlotte Sinding. Pourquoi le cerveau des participants est-il alors capable d’associer les deux ? « Grâce à un phénomène que l’on appelle la synesthésie. » Dans ses formes les plus incroyables, la synesthésie permet à des gens d’associer une note de musique à une image, un chiffre à une couleur, etc. « Et il y en a des formes très courantes : celles du goût et de l’odeur, qui sont partagées par tout le monde. » Les scientifiques ont ainsi prouvé qu’une odeur pouvait évoquer un goût, même s’il n’est pas stimulé. « C’est une réalité neurologique, liée aux pouvoirs de l’olfaction qui a une particularité : les sensations qu’elle procure sont mémorisées avec du contexte. C’est l’explication scientifique de la madeleine de Proust », détaille Thierry Thomas-Danguin. Les sensations issues de l’olfaction s’intègrent également dans une « banque de sensations » que le cerveau enrichit au fil des expériences. Ces connaissances constituent une piste prometteuse pour réduire la teneur en sucre de certains produits tout en maintenant leur attractivité sensorielle.

Le pouvoir de la perception

Les recherches sur la perception des arômes ont également démontré leur efficacité pour réduire la teneur en sel des aliments, qui favorise l’hypertension artérielle et les maladies cardiovasculaires. Le chercheur INRAE Christian Salles est responsable de l’équipe Flavour, Food Oral Processing & Perception du CSGA. Il a coordonné le projet européen TeRiFiQ, avec pour objectif de concevoir des aliments réduits en sel, gras et sucre, appréciés par les consommateurs. « On a par exemple travaillé au laboratoire sur la réduction du contenu en sel des fromages, en utilisant des arômes associés à la perception salée. Nous avons montré qu’en ajoutant un arôme de sardine, la perception salée était renforcée », explique-t-il. Une stratégie qui, lorsqu’elle est applicable, laisse envisager jusqu’à 30 % de réduction en sel. « De la même manière, on pouvait jouer sur la perception du gras, en ajoutant un arôme de beurre », explique le chercheur, qui précise que la plupart des aliments réduits en sel, sucre et gras développés dans ce projet ont rencontré un accueil favorable de la part des consommateurs. « Plusieurs de ces produits (des charcuteries et des fromages) ont même été commercialisés, souligne Christian Salles. Mais pour certaines stratégies prometteuses, il reste encore à préciser dans quelle mesure des procédés de laboratoires sont transférables en conditions réelles », précise-t-il. Grâce aux neurosciences et à des enregistrements du fonctionnement du cerveau par diverses techniques d’imagerie, les chercheurs du CSGA tentent désormais de mettre à jour les mécanismes précis par lesquels le cerveau parvient à faire ces associations, de sorte qu’on puisse mieux utiliser les arômes dans la formulation des aliments.

Ne me passe pas le sel !

Saler à l’assiette permettait de compenser le goût de sel à hauteur de 30 %.

Réduire le sel ne passe pas que par les aliments produits par les industriels, c’est aussi réduire le sel que l’on utilise chez soi. Comment accompagner les consommateurs dans leurs pratiques quotidiennes ? C’est la question derrière le projet Sal&Mieux, financé par l’ANR, qui s’est achevé en 2024.

 « On a voulu d’abord comprendre comment était utilisé le sel à la maison, et quels étaient les profils de consommateurs », explique Thierry Thomas-Danguin, coordinateur du projet. Les chercheurs ont par exemple observé que mettre la salière à table correspondait plus aux personnes âgées, et si les plus jeunes ne le font pas, ils consomment de plus en plus certains condiments, comme la sauce soja, très chargée en sodium. 

Les scientifiques ont également comparé plusieurs utilisations du sel, sur différents produits. « On s’est aperçu que mettre du sel directement dans l’assiette donnait beaucoup plus de goût que de saler l’eau de cuisson, par exemple avec des carottes cuites », explique Thierry Thomas-Danguin. Une équipe INRAE de Clermont-Ferrand (unité QuaPA) a étudié le parcours du sel, plus précisément de l’ion sodium, lors de la cuisson des aliments, identifiant le mécanisme derrière cette différence de goût. Si l’on cuit des carottes dans de l’eau salée, le sel est piégé dans la carotte, et n’en ressort pas. « Il est donc  moins disponible pour atteindre les récepteurs du goût : la carotte nous paraît peu salée alors qu’elle contient bien du sel », appuie Thierry Thomas-Danguin. « Grâce à cette connaissance, on a réduit le sel de 50 % dans nos expérimentations, et on a constaté que saler à l’assiette permettait de compenser le goût de sel à hauteur de 30 %. » Le dernier volet du projet, mené avec l’université Bourgogne Europe, vise à identifier et tester les meilleures stratégies de communication pour transmettre efficacement les recommandations issues de la recherche. Des chercheurs de l’unité STLO à Rennes ont innové dans les procédés pour fabriquer un fromage allégé en sel, perçu par les consommateurs comme aussi salé que le fromage classique. Bien que ce fromage contienne minimum 20 % de sel de moins, environ un tiers des consommateurs l’ont encore trouvé trop salé, ce qui laisse entrevoir un potentiel de réduction supplémentaire. Des résultats obtenus grâce à la méthode de salage mise au point par les scientifiques dans le procédé From’Innov, qui permet une meilleure répartition du sel et augmente ainsi l’intensité perçue par rapport aux techniques habituelles. Autre fait intéressant : la teneur en matière grasse réduite de ces fromages permet une meilleure perception du salé.

Le goût vecteur de choix alimentaires durables

La question du goût, intimement liée à nos perceptions sensorielles et à notre fonctionnement neurobiologique, au carrefour des enjeux d’acceptabilité, de santé publique et d’empreinte environnementale, invite à repenser en profondeur l’alimentation de demain. Les ingrédients émergents – algues, insectes, protéines alternatives – ne pourront être adoptés que s’ils répondent aux enjeux du plaisir gustatif et de l’acceptabilité. Comme le soulignent aujourd’hui de nombreux scientifiques, penser le goût exige une approche systémique, associant nutrition, psychologie, environnement, économie, et incluant tous les acteurs, des agriculteurs aux consommateurs. L’avenir du goût pourrait alors résider dans cette alliance des enjeux, pour qu’à travers l’innovation et le respect des préférences gustatives, le goût soit un vecteur de choix éclairés et durables pour accompagner les défis alimentaires de demain.

ETUDES

Cerveau sous influence 

Ajoutez de la vanille dans un aliment, elle va activer les récepteurs olfactifs et notre cerveau le fera percevoir plus sucré qu’il ne l’est réellement. Rajoutez de la cacahuète sans sel, l’aliment vous paraîtra plus salé. On appelle cela une odeur « renforçatrice ». Une étude récente menée par Charlotte Sinding révèle que l’ajout d’une odeur associée au goût sucré ou salé a plus d’effet sur les personnes en situation d’obésité. Ainsi, 83 % d’entre elles ont perçu un jus de pomme contenant une odeur de vanille comme plus sucré que le même jus sans odeur ajoutée, contre 61 % des autres participants. Plus surprenant, 37 % des participants en situation d’obésité ont trouvé le jus vanillé plus sucré qu’un jus dans lequel du sucre avait réellement été ajouté, alors que seuls 6 % des autres participants partageaient cette perception. Ces différences pourraient résulter de variations dans les zones cérébrales traitant les stimuli sensoriels. Dans une autre étude dirigée par Stéphanie Chambaron, les chercheurs ont exploré la réaction des personnes en situation ou non d’obésité face à des images d’aliments plus ou moins caloriques. Les visuels d’aliments riches en calories, comme les muffins, ont attiré l’attention des participants davantage que les images de fruits ou d’objets. Les chercheurs ont non seulement constaté que ce biais attentionnel était plus marqué chez les personnes en situation d’obésité, mais aussi que c’était encore plus vrai lorsqu’ils étaient exposés de manière non attentive à une odeur d’aliment gras et sucré. Placés devant un écran d’ordinateur, les participants étaient équipés d’un petit micro. Ce qu’ils ignoraient, c’est que la mousse du casque avait été aromatisée avec une odeur de fruits, de quatre-quarts, ou n’avait pas d’odeur. L’étude révèle que lorsque les participants ont été exposés sans le savoir à une odeur de quatre-quarts, leur attirance pour les aliments caloriques augmentait, alors que l’exposition à une odeur de fruit n’a pas modifié leur réaction. Stéphanie Chambaron parle de « vulnérabilité cognitive » face à des odeurs ou des images d’aliments à haute densité énergétique, alors même que les personnes n’en ont pas conscience.

EVOLUTION

S’adapter au goût des consommateurs

Un exemple intéressant pour juger de l’adaptabilité des consommateurs est la question de la quantité de sel dans le pain, qui doit être revue à la baisse pour être conforme à la réglementation. « Cela a inquiété beaucoup de monde dans notre secteur », témoigne Thomas Desfougères, directeur R&D d’Episens, pôle Blé du groupe InVivo et partenaire de Ferments du Futur. « Ce qu’on a constaté, c’est que le consommateur va se diriger vers des produits plus travaillés : du pain plus alvéolé, avec des goûts plus marqués, des filières type tradition ou label rouge. Si on baisse le sel et que les goûts sont renforcés, ça fonctionne. » La filière s’adapte donc aux goûts des consommateurs, en jouant par exemple sur l’ajout de levain, ou en effectuant une fermentation plus longue chez l’artisan, pour que la farine développe plus ses arômes.

EXPÉRIMENTATION

Équilibrer les saveurs ? L’exemple de l’umami

« Le goût umami, qui est une des cinq saveurs de base, possède une particularité : c’est à la fois une saveur et un exhausteur de goût », explique Loïc Briand. Très présente dans la cuisine japonaise, la saveur umami est évoquée notamment pour la sauce soja ou certaines algues. Le mot vient du japonais et signifie littéralement « savoureux » ou « délicieux ». Cette saveur est principalement déclenchée par le glutamate, un acide aminé naturellement présent dans de nombreux aliments comme les tomates, le bouillon de viande et le parmesan, et possède la particularité de renforcer le goût salé d’un aliment. Ainsi, elle permet de réduire l’apport en sel des produits, ce que s’emploie déjà à faire l’industrie alimentaire en ayant recours à des extraits de levure très riches en composés umami. Mais quels sont tous les composés à l’origine de ce goût ? Au Japon, l’entreprise Ajinomoto travaille depuis plusieurs années sur la question. En France, un projet est en cours au CSGA pour les identifier, en collaboration avec la société Biospringer by Lesaffre.

  • Anna Mutelet

    Rédactrice

  • Sophie Nicklaus, Catherine Renard, Lionel Bretillon

    Pilotes scientifiques

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