Dossier revue
Bioéconomie

Les conditions de la durabilité

Produire des matériaux à partir de plantes herbacées ou d’arbres n’est pas sans impacts pour l’environnement : la récolte des résidus de cultures affecte la fertilité des sols et leur capacité à séquestrer du carbone, la production et la transformation restent émettrices de gaz à effet de serre (GES)… Les chercheurs d’INRAE œuvrent à déterminer les conditions de la durabilité de ces matériaux et de leur gestion. Perspectives.

Publié le 02 février 2023

L’analyse de cycle de vie (ACV) est la méthode de choix pour quantifier les différents impacts environnementaux des produits et matériaux.

« Pour qu’un matériau biosourcé reste un puits de carbone, il faut le maintenir dans la technosphère et donc le réemployer », explique Michael O’Donohue, chef du département scientifique Transform d’INRAE. « Cela limite la dépense énergétique [de transformation, et de transport] et évite de nouvelles extractions qui génèrent de nouvelles émissions de GES, et des pollutions locales ou des impacts sur la biodiversité. » Pour quantifier les différents impacts environnementaux des produits et matériaux, l’analyse de cycle de vie (ACV) est la méthode de choix, bénéficiant d’un standard international (ISO 14040). Le plus souvent elle est pratiquée sous une forme simplifiée, comme celle du bilan carbone mise en œuvre par des organismes privés ou publics. Dans ce cas, un seul critère est évalué : la différence entre le carbone stocké et celui émis lors de la création d’un produit ou d’un service. « Il y a un risque à simplifier, car il peut aussi y avoir des transferts de pollution entre les impacts : ce qui est bien pour un critère peut être mauvais pour un autre. Par exemple, réduire les pesticides implique un usage plus régulier du tracteur au champ et donc une augmentation de carbone fossile utilisé et émis, mais cette réduction diminue l’écotoxicité et donc la pression sur les écosystèmes. Ne regarder qu’un critère peut conduire à de fausses bonnes idées », précise Arnaud Hélias, chercheur spécialiste de l’évaluation environnementale au sein de l’UMR Technologies et méthodes pour les agricultures de demain (ITAP) à Montpellier. 

Croissance et séchage de paille de lin en serre pour évaluer l’impact des conditions météorologiques sur la qualité des fibres.

Analyse des flux entrants aux flux sortants 

Or, sous sa forme multicritère, cette méthode « quantifie les impacts sur l’environnement à chaque étape au regard du bénéfice rendu par un produit ou un service », ajoute Arnaud Hélias. L’ensemble des flux nécessaires pour fabriquer un produit ou mettre en place un service est passé au crible : les ressources énergétiques, les matières premières et les transports nécessaires, etc. « Pour un matériau biosourcé par exemple, l’ACV remonte jusqu’à l’impact de la production au champ et au-delà : la fabrication de l’engrais, le transport d’intrant, la fabrication du tracteur, la production de son carburant à la raffinerie, etc. » En 2006, une ACV réalisée par INRAE sur le béton de chanvre concluait « qu’un mur en béton de chanvre avec une ossature bois constituait un puits de carbone intéressant pour une durée de 100 ans », tout en recommandant de travailler sur la gestion de la fertilisation azotée du chanvre pour limiter la pollution aux nitrates de l’eau, et sur l’optimisation de son transport coûteux et émetteur de GES (en moyenne près de 1 000 km du champ au bâtiment). Suite à la nouvelle réglementation environnementale des bâtiments (RE 2020), cette même méthode est utilisée par le Cerema pour réaliser les fiches de déclarations environnementale et sanitaire des matériaux biosourcés (FDES), un document normalisé à destination des constructeurs qui synthétise les performances techniques et environnementales des matériaux. Un premier pas pour accompagner une transformation à grande échelle de cette filière.

Cliquez sur l'image pour télécharger l'infographie en PDF.

Vers une analyse à l’échelle du territoire…

La méthode ACV a été adaptée à l’échelle du territoire pour s’assurer que son développement économique et social génère le moins d’impact possible sur l’environnement.

Mais le raisonnement par produit et service cantonne ces évaluations par secteur et ne permet pas d’avoir une vision globale des problématiques environnementales. Les scientifiques de la Chaire ELSA-PACT ont ainsi adapté puis transposé la méthode ACV à l’échelle du territoire pour s’assurer que son développement économique et social génère le moins d’impact possible sur l’environnement. Pourquoi le territoire ? « C’est l’échelle adaptée pour faire évoluer nos modes de production et consommations », reprend Arnaud Hélias. « Sur ce périmètre, nous évaluons les impacts (GES, consommation d’eau, occupation des sols) et les services rendus par rapport aux enjeux de ces territoires (emploi, énergie, autonomie alimentaire). » La méthode débouche sur une carte du territoire identifiant les activités les plus polluantes. Les parties prenantes travaillent alors des scénarios d’évolution dont on peut évaluer les performances environnementales. Elle fait aussi le point sur les pollutions réalisées à l’extérieur du territoire, souvent oubliées. Récemment développée, la méthode reste coûteuse et encore peu mise en œuvre en dehors des laboratoires mais a déjà permis le développement du logiciel WASABI pour comparer les scénarios d’aménagement et d’approvisionnement en eau d’un territoire. 

…pour une bioéconomie plus performante

D’autres approches existent pour accompagner la transition des territoires. La démarche Maelia, développée par le laboratoire Agronomie et Environnement (LAE) dans le Grand Est, simule la quantité et la répartition de la biomasse agricole produite, à l’échelle de la parcelle comme de la région, à partir de données sur les sols (occupation, structure, hydricité), de données météo et d’estimations de la croissance des plantes. « On est capables de modéliser ce qui est planté, récolté et le devenir de ces cultures quotidiennement sur 50 ans dans près de 8 000 parcelles », indique Julie Wohlfahrt, spécialiste des systèmes bioéconomiques au sein de l’unité. Dans ces modélisations, les scientifiques intègrent aussi la diversité des pratiques des agriculteurs (labour, irrigation, rotation de cultures, récoles…) et leur impact environnemental ainsi que le rendement, le temps de travail et les transports des biomasses dans les territoires. Proposée aux acteurs des territoires par le bureau d’étude Maelab, la plateforme a déjà permis de conseiller des collectivités locales dans leurs projets de bioéconomie. 

Concevoir et évaluer les projets de développement

Aujourd’hui, l’équipe tente d’adapter les fonctionnalités de Maelia à d’autres filières biosourcées : bioplastiques, biomatériaux de construction, production de paille et de bois. « L’objectif, reprend Julie Wohlfahrt, c’est de modéliser à terme l’ensemble des usages de la biomasse d’une région pour pouvoir orienter les choix du territoire en fonction des interactions villes et campagnes. Par exemple : à quelles conditions pourra-t-on construire en 100 % biosourcé dans le Grand Reims ? A-t-on assez de ressources agricoles et forestières à proximité pour assumer ce choix ? Qu’advient-il des filières déjà existantes comme le chanvre textile ou le granulat de bois ? Comment s’assurer que les matériaux en fin de vie retournent fertiliser les champs d’origine après compostage ? Et quel est l’impact des nouvelles filières en termes d’émissions de gaz à effet de serre liées au transport ou à la fabrication de ces matériaux ? » Il faudra attendre 2028 pour la réponse. Le Grand Reims est l’un des six territoires pilotes pour fournir des données aux « scénarios pour des bioéconomies durables dans les territoires » du Programme d’équipement prioritaire de recherche (PEPR) FairCarboN, lancé en avril 2022. Financé à hauteur de 40 millions d’euros par le plan d’investissement gouvernemental France 2030 et copiloté par INRAE et le CNRS, ce programme vise d’ici à 6 ans de proposer, à l’échelle locale comme globale, des trajectoires adoptables d’atténuation du changement climatique grâce aux capacités réelles de nos écosystèmes agricoles et forestiers.