Dossier revue
Bioéconomie

Les ressources sont-elles suffisantes ?

Les produits biosourcés présentent un intérêt pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre et favoriser le stockage de carbone à long terme. La filière du bâtiment n’est pas la seule à s’y intéresser . Comment s’assurer que les résidus et les cultures dédiées assurent un approvisionnement suffisant à ces nouvelles activités sans entrer en compétition avec les productions déjà existantes, dont celles alimentaires ? Analyse.

Publié le 02 février 2023

Cultures dédiées, résidus de cultures, résidus forestiers… Les ressources végétales pour remplacer celles fossiles sont nombreuses et variées. Mais ces ressources sont déjà recherchées et certaines filières les mobilisent depuis longtemps : pailles pour l’élaboration de litières en élevage en France ou résidus forestiers comme combustible dans les pays du nord de l’Europe. De nouvelles filières entrent dans la compétition : par exemple, la pharmaceutique sollicite les résidus du bois pour l’extraction de molécules, et la production de biogaz par méthanisation fait appel notamment à des résidus végétaux. Pour répondre à la demande en biomasse végétale, il faudra réunir les biomasses et leurs résidus disponibles sur nos territoires, sans entrer en concurrence avec l’alimentaire. Pour Monique Axelos, « il est important de favoriser l’utilisation de résidus de cultures plutôt que de cultures dédiées afin d’éviter ces compétitions sur l’usage des terres, ou de réduire les cultures dédiées à des parcelles peu performantes comme des zones de friches par exemple ». Sur les 4,9 milliards d’hectares de terres agricoles mondiales, 3 % sont dédiés à des usages non alimentaires, en particulier sources de matière (résidus) pour produire des matériaux biosourcés. L’ensemble de ces cultures est réparti de manière hétérogène dans l’Hexagone. Sans compter que chaque culture a sa période de récolte (mars pour le miscanthus, octobre pour le chanvre) et une production annuelle variable selon les conditions météorologiques. En France, d’après Hélène Lenormand, enseignante-chercheuse à l’Institut polytechnique UniLaSalle, « 15 millions de tonnes de particules végétales issues de résidus agricoles pourraient être valorisées chaque année pour la construction (béton de chanvre, isolant…). Mais ce chiffre comprend les particules ayant déjà des valorisations traditionnelles ou innovantes comme la bioénergie et la chimie verte. »

Macération des pailles de lin en champs par la rosée et les microorganismes du sol en Normandie. Cette opération appelée rouissage facilite la séparation de la moelle de la tige des fibres de l’écorce, et permet d’obtenir des fibres plus ou moins souples, plus ou moins résistantes.

Des estimations en majorité modélisées mathématiquement

Comment s’assurer alors qu’on dispose à l’échelle nationale, européenne ou mondiale des ressources suffisantes pour toutes les filières ? C’est à cette question que Lorie Hamelin, bioéconomiste spécialiste en génie environnemental au Toulouse Biotechnology Institute (TBI) tente de répondre à l’aide de modélisations mathématiques. « On se base sur des données de rendement de cultures, puis via différents modèles mathématiques on est capables d’estimer la quantité de résidus agricoles disponible à l’échelle départementale et régionale. Or, les modèles existants aboutissent à des résultats très différents, et donc pas fiables. Par exemple, sur les rendements de paille et de blé produits en 2000 et en 2018, on observe des écarts de 4 à 6 tonnes à l’hectare produites selon les modélisations. Notre étude a montré que pour l’instant aucune des estimations statistiques ne concorde, quelles que soient les ressources végétales étudiées. » Afin de permettre des estimations plus fines, il faudrait pouvoir comparer les valeurs estimées par modélisation à des observations de terrain. En France, cette comparaison est faite par l’IGN pour les résidus de bois, qui interroge les forestiers sur le devenir du menu-bois : brûlé, broyé… C’est plus difficile à mettre en place pour les filières agricoles au vu de la diversité des surfaces, des pratiques et des typologies de plantes. 

L’usage des satellites pour affiner les données de rendement

Pour Lorie Hamelin, la solution pourrait venir du ciel grâce à la modélisation basée sur l’imagerie satellite, car « les observations satellitaires peuvent nous renseigner sur le type de biomasse plantée, et leur localisation exacte à 10 m près. » Le CESBIO, une unité associant notamment INRAE et le CNRS, est à la pointe sur ces sujets. Il réalise notamment une carte annuelle d’occupation des sols : urbain, forestiers et agricoles à partir d’images satellitaires. « Le satellite capte un signal lumineux du rayon solaire réfléchi par le sol, puis peut estimer le volume de biomasse produite par analyse de sa longueur d’onde ou de sa couleur : bleu, rouge, vert, infrarouge… », explique Éric Ceschia, chercheur en modélisation spatialisée du fonctionnement des agroécosystèmes au CESBIO. « À partir de ces données, nous élaborons une courbe spécifique qui nous permet de distinguer ce que le satellite “voit” : de l’eau, une forêt, une parcelle de blé, un couvert intermédiaire, voire même le stade de croissance de la plante. On peut ensuite estimer le rendement de la parcelle par des calculs mathématiques. » Et les chercheurs espèrent aller plus loin avec le développement d’un outil qui permettrait de modéliser en temps réel, de l’échelle de la parcelle à celle du territoire français, les rendements agricoles en fonction de la météo. Les premières études réalisées sur le blé et le colza viennent d’être publiées.

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Carbone : stocker dans la paille, le bois ou le sol ?

Pour les terrains à faible séquestration, la plantation de plantes pérennes permettrait d’augmenter de 60 % la séquestration de carbone.

Le projet Greenhouse gas management in European land use systems (GHG-Europe), terminé en 2013, a identifié le problème de la séquestration du carbone par les sols sans végétation. « Résultat ? Le sol devenait émetteur de carbone, dès qu’une partie de la paille était retirée du champ. Alors que quand la paille était enfouie,  le sol restait puits de carbone », explique Éric Ceschia, chercheur en modélisation spatialisée du fonctionnement des agroécosystèmes au CESBIO. Or l’exploitation accrue de biomasse est une des voies promues par le GIEC pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. De récents travaux nuancent ce propos : « il faut savoir que sur la paille enfouie, près de 90 % du carbone retourne à l’atmosphère au bout d’un an sous l’effet de la décomposition des végétaux par les microorganismes du sol », rappelle Lorie Hamelin, bioéconomiste spécialiste en génie environnemental au Toulouse Biotechnology Institute (TBI). Le pourcentage de carbone séquestré descendrait même à 1 % au bout de 20 ans, car ce carbone est sous une forme moléculaire instable et difficilement assimilable. « Nos données montrent que lorsqu’on s’assure d’épandre les résidus d’une production biosourcée (gaz ou huile) sur place, la séquestration de carbone est assurée sur 20 ans en quantité identique voire supérieure  à l’enfouissement de la paille. » En 2022, une thèse (Zhou Shen, 2022) met également en lumière la capacité différenciée de stockage de carbone par certaines plantes grâce à leurs racines. Ces cultures annuelles ou pérennes sont désignées comme des biopompes. La thèse conclut que pour les terrains à faible séquestration (moins de 50 tonnes éq CO2 / ha),  la plantation de plantes pérennes (peuplier, olivier, robinier faux-acacia) permettrait d’augmenter de 60 % cette séquestration. Depuis juin 2020, les forestiers peuvent quant à eux s’appuyer sur l’application gratuite FOR-EVAL développée par INRAE et l’ONF. Elle évalue la sensibilité des sols à la récolte de résidus forestiers (branche, feuillage, souche) pour d’autres usages (biogaz, biomolécules, biomatériaux).  En s’appuyant sur cinq paramètres : la région climatique, la forme de l’humus, la granulométrie, l’acidité  et la profondeur du sol, l’application émet un diagnostic instantané, sans analyse en laboratoire, sur l’impact de cette récolte. Elle aide le gestionnaire à adapter la période d’exploitation et les méthodes de transport  de bois pour limiter l’érosion, le tassement par les machines et l’appauvrissement en nutriments des sols.

Fertilité : laisser de la matière pour les sols

Prélever les tiges habituellement non récoltées des sols agricoles peut impacter la structure et la fertilité de ces derniers. En effet, la matière végétale en décomposition est source d’énergie (carbone) et de minéraux pour les microorganismes du sol. Ces tiges contribuent également à la structuration du sol : sa perméabilité, sa teneur en eau, et facilitent la prospection des racines. Dans le cadre du développement de filières biosourcées, il faut donc prendre en compte ce besoin agronomique du sol, et prévoir de conserver un volume de biomasse non récoltée pour assurer la fertilisation de ces espaces et en limiter l’érosion.