Dossier revue
Changement climatique et risques

Une approche systémique pour un risque en grande évolution

Grâce à un engagement continu des chercheurs depuis 50 ans, l’approche et les outils d’étude du risque Avalanche se perfectionnent, dans une optique résolument multidisciplinaire et intégrative. Indispensable, à l’heure où le changement climatique complexifie la donne.

Publié le 30 janvier 2023

Rendre la zone non constructible ou l’aménager avec un ouvrage de protection ? Entre développement et sécurité, la compétition pour l’espace est toujours féroce en montagne. Les décisions liées au risque avalancheux se chiffrent en millions d’euros et peuvent avoir des conséquences sur des vies humaines. Les questions de recherche associées sont complexes et recouvrent plusieurs échelles, allant de la compréhension de la physique des avalanches à celle des évolutions des composantes de ce risque : aléa, vulnérabilité et exposition.

Appréhender le risque dans sa globalité

Avalanche de Taconnaz modélisée
Modélisation numérique de l’avalanche de Taconnaz (15 avril 2021), qui a été stoppée par un système paravalanche.

1970 fut une année noire pour la montagne française. Le 10 février, une avalanche dévalait sur un chalet du centre de vacances UCPA à Val-d’Isère tuant 39 personnes. Deux mois plus tard, sur le plateau d’Assy, un glissement de terrain, mélange de boue, de neige et d’eau, s’abattait sur un sanatorium. Bilan : 72 morts. Ces deux tragédies ont eu l’effet d’un électrochoc : la France s’est vue démunie face à ces phénomènes récurrents mais difficilement prévisibles. La création du Service de nivologie du Centre technique du génie rural des eaux et forêts (CTGREF1), ancêtre de l’actuelle unité de recherche Érosion torrentielle, neige et avalanches (ETNA) d’INRAE, fut alors décidée, lui donnant pour mission principale de mieux appréhender les risques causés par les avalanches. « À ses débuts, l’unité s’intéressait principalement à la localisation des avalanches, au développement et à la mise au point des dispositifs de protection », retrace Florence Naaim, directrice d’ETNA. « Puis, nous avons basculé sur la recherche concernant la nivologie et plus spécifiquement la physique des avalanches ; nous nous intéressons désormais également aux enjeux, à leur vulnérabilité et à l’ensemble des mécanismes physiques et sociaux à l’origine du risque. Ainsi, nous ne nous focalisons pas uniquement sur l’aléa mais traitons le risque dans sa globalité avec une approche systémique. »

Avalanche en aérosol, aussi dite " de poudreuse" reconnaissable par la formation d'un nuage d'air et de neige en surface, lors de son écoulement dans la pente.

Cette dynamique reflète la reconnaissance du caractère systémique du risque intégrant conjointement les dimensions d’aléa, de vulnérabilité et d’exposition et leurs évolutions respectives, promu notamment par le cadre de Sendai (2015)2. En effet, prévenir les dommages nécessite de comprendre comment différents facteurs (climat, topographie, pratiques de l’espace et choix d’aménagement par les sociétés, etc.), en se conjuguant, peuvent conduire à la catastrophe, ce qui requiert une vision à la fois globale et interdisciplinaire. Le laboratoire compte d’ailleurs aujourd’hui 30 chercheurs, ingénieurs et techniciens, aux disciplines variées : physiciens, modélisateurs, spécialistes de la mesure, statisticiens, historiens…

Observer, modéliser, quantifier

S’inscrivant dans une tradition d’observation entamée en 1899 avec la création de l’enquête permanente sur les avalanches (EPA) – toujours gérée conjointement avec l’Office national des forêts (ONF) et le ministère de la Transition écologique (MTE) –, les travaux basés sur des approches à prédominance naturaliste ont été complétés dans les années 1970 par des recherches sur la physique et la modélisation des processus. Afin de mieux quantifier l’aléa, définir les zones où le risque peut être considéré comme acceptable et optimiser les stratégies d’atténuation du risque, les chercheurs ont, dans les années 2000, associé aux modèles déterministes de propagation des avalanches l’information contenue dans l’EPA dans un cadre statistique. Des modèles numérico-probabilistes de plus en plus précis pour l’évaluation des « avalanches centennales » en ont résulté. De l’échelle du couloir avalancheux, l’approche a été étendue à celle de massifs, permettant l’évaluation des aléas sur les couloirs pas ou peu documentés. Cette modélisation probabiliste de l’aléa, locale puis régionale, permet de caractériser la variabilité de l’activité avalancheuse à différentes échelles de temps et d’espace. C’est utile pour comprendre pourquoi certains massifs sont plus actifs que d’autres, en lien avec leur topographie et leur localisation, de même pour comprendre les liens entre activité avalancheuse et forçage météorologique.

Modélisation numérique de l’avalanche de Taconnaz (Mont Blanc, 15 avril 2021), qui a été stoppée par un système paravalanche.

Dans le même temps, les enjeux et leur vulnérabilité ont été intégrés. Pour ce faire, des modèles de vulnérabilité du bâti et de ses occupants aux avalanches ont été développés. Ils ont été couplés aux modèles d’aléas, sous la forme de modèles de risque quantitatifs permettant le calcul de niveaux de risque individuel exprimés en taux de décès ou de destruction, et l’optimisation d’ouvrages de protection. Et désormais les sciences humaines et sociales complètent cette approche.

Ainsi, l’expertise historique permet par exemple de mieux exploiter et valoriser les archives. De même, l’analyse de l’évolution des choix d’aménagement et des perceptions du risque par les sociétés est prise en compte pour comprendre les facteurs de vulnérabilité et l’exposition actuelle, et pouvoir agir dessus… Un risque maîtrisé alors ? Loin de là ! Les systèmes socio-environnementaux de montagne évoluent à présent extrêmement rapidement sous l’action des changements globaux (climatiques, sociétaux, etc.), altérant ainsi le risque.

Un changement climatique aux multiples impacts

Si globalement l'enneigement diminue, dans les territoires de montagne, le risque persiste, avec de nouveaux contours.

L’impact du changement climatique sur l’aléa a été la première question traitée. Les chercheurs ont d’abord étudié l’évolution de l’activité avalancheuse aux échelles des processus climatiques. Ils ont ainsi montré qu’au début des années 1980 une série d’hivers très rudes a conduit à un pic de l’activité avalancheuse en France, puis que, dès le milieu des années 1980, les avalanches sont devenues moins fréquentes et moins importantes à basse et moyenne altitude, avec une proportion plus grande d’avalanches de neige humide. Pour le futur, des travaux menés conjointement avec le Centre d’étude de la neige de Météo France sur la base des scénarios du GIEC ont permis de montrer que l’évolution déjà en cours va s’amplifier, avec, par exemple, une diminution globale projetée de l’activité avalanches de 20 à 30 % au cours du XXIe siècle du fait d’une réduction drastique de l’enneigement. À noter toutefois un cas particulier en haute altitude où, du fait de précipitations neigeuses extrêmes, le nombre d’avalanches pourrait augmenter pendant quelque temps, avant de diminuer, avec l’occurrence encore possible d’avalanches de neige froide et sèche de grande ampleur, comme cela a été le cas en 1999 à Montroc, dans la vallée de Chamonix. Une avalanche avait alors emporté 14 chalets et tué 12 personnes. Les travaux en cours visent à affiner ces estimations afin d’obtenir des projections futures plus réalistes en termes d’évolution du nombre, de l’intensité, de la localisation et de la saisonnalité des avalanches.

Impact du tourisme et du bâti

Les autres déterminants du risque évoluent au moins aussi rapidement. Avec le réchauffement et la déprise agropastorale, les versants se reboisent très rapidement. En parallèle, les zones bâties voient globalement leur taille augmenter, notamment du fait de l’essor du tourisme hivernal, tandis que des ouvrages de protection sont construits alors que d’autres se dégradent parfois, faute d’entretien suffisant, l’ensemble jouant sur l’exposition au risque. Les chercheurs mettent à jour cette mécanique complexe, très variable d’un contexte local à un autre, en conjuguant approches qualitatives et quantitatives à différentes échelles de temps et d’espace. Il a pu notamment être montré que, dans les très hautes vallées alpines, le risque lié aux avalanches pour le bâti et ses occupants avait vraisemblablement augmenté au cours des dernières décennies, sous l’action conjuguée d’un aléa toujours présent et d’une exposition en augmentation. A contrario, aux altitudes plus basses, le risque est en diminution sous l’action conjuguée d’une réduction de l’enneigement et d’un boisement progressif des couloirs, parfois jusqu’aux zones de départ d’avalanches. Des calculs de risque quantitatifs ont pu montrer comment le renforcement des bâtiments exposés et la gestion de la forêt à fonction de protection, pouvaient être conjugués pour s’adapter à ces évolutions et maîtriser le risque.

Ainsi, si globalement l’enneigement diminue, dans les territoires de montagne, le risque avalancheux persiste avec de nouveaux contours. Appelés à élaborer des stratégies d’adaptation aux investissements à long terme, les acteurs de ces territoires doivent pouvoir s’appuyer sur des connaissances exactes et fiables. L’approche systémique de la recherche et des travaux de plus en plus précis accompagnent ces décideurs pour appréhender au plus près un risque en grande évolution.

NOTES

  1.  Le centre technique du génie rural des eaux et forêts est ancêtre d’Irstea, institut qui a fusionné le 1er janvier 2020 avec l’Inra pour former INRAE.
  2. Le cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophes 2015-2030, adopté par la 3eConférence mondiale de l’ONU, s’inscrit dans une suite de textes ratifiés depuis 1994 pour améliorer la réduction des risques au niveau mondial.

Enquête permanente sur les avalanches : un jeu de données unique au monde

« Là où une avalanche est venue, elle repassera ». Voilà ce que nous enseigne la sagesse populaire. En 1899, face aux dégâts provoqués par les avalanches, Paul Mougin, ingénieur des Eaux et Forêts, lançait ainsi une initiative originale : réaliser un inventaire des avalanches survenues en Savoie. Ceci permettrait de garder une trace de ces événements et d’évaluer l’étendue des forêts détruites chaque année.

Aperçu de la carte des avalanches en France

850 000 hectares cartographiés, 25 000 emprises d’avalanches répertoriées & 13 000 témoignages recueillis.

L’ingénieur Mougin ne pouvait pas savoir que, 120 ans plus tard, son œuvre perdurerait : hiver après hiver, 260 agents de l’ONF collectent des données sur les avalanches sur 3 600 couloirs répartis dans 11 départements français (Alpes et Pyrénées). Consciencieusement, ils notent leurs dates, leurs altitudes de déclenchement et d’arrêt, leurs volumes et bien d’autres caractéristiques. Ces données alimentent l’enquête permanente sur les avalanches (EPA) qui regroupe aujourd’hui plus de 100 000 observations. À la suite de la catastrophe de Val-d’Isère en février 1970, cette chronique d’événements a été complétée à la demande de l’État par une carte-inventaire des emprises maximales des phénomènes : la carte de localisation des phénomènes avalancheux (CLPA). Cette carte reprend les phénomènes observés ou historiques via la représentation des limites extrêmes atteintes par les avalanches. Elle est réalisée par l’unité de recherche ETNA, d’abord à l’aide de photos-interprétations et d’observations de terrain, puis par recueil de documents d’archives et de témoignages auprès des habitants et des professionnels de la montagne. Au total, la CPLA c'est près de 850 000 hectares cartographiés, 25 000 emprises d’avalanches répertoriées et 13 000 témoignages recueillis.

EPA et CLPA, dispositifs financés par la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) du ministère de la Transition écologique, et gérés par INRAE, offrent des visions temporelle et spatiale complémentaires d’un même phénomène et fournissent un jeu de données unique, exploité pour l’expertise et la recherche, en libre accès.


Voir la carte interactive de localisation des phénomènes avalancheux

 

  • Sebastiàn Escalon & l'unité ETNA

    Rédacteurs

  • Thierry Caquet, Mohamed Naaïm & Patrick Flammarion

    Pilotage scientifique

  • Lou Rihn

    Illustratrice

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