Dossier revue
Changement climatique et risques

Aider les agriculteurs à s’adapter

Face au changement climatique, c’est une véritable transformation de l’agriculture qui doit s’opérer, avec de vrais risques pour les agriculteurs au niveau individuel. Un défi qui nécessite des politiques publiques adaptées et performantes.

Publié le 03 juin 2022

Les mesures règlementaires et économiques mises en place pour amener les agriculteurs à une gestion plus durable de l’eau sont d’efficacité variable. C’est pourquoi la recherche se mobilise pour trouver des leviers plus efficients. L’économie comportementale et la modélisation sont ainsi des axes majeurs pour concevoir des systèmes cohérents, adaptés et efficaces pour faciliter et accélérer la transition attendue.

 

Pour les agriculteurs, le changement climatique, c’est la double peine !

« Pour les agriculteurs, le changement climatique, c’est la double peine ! » explique Sophie Thoyer, cheffe adjointe du département ECOSOCIO à INRAE. « Avec des sécheresses dont la fréquence et l’intensité augmentent un peu plus chaque année, non seulement les ressources en eau diminuent, mais la demande en eau des plantes augmente dans un même temps, le plus souvent en période estivale. » Nous devons aller vers un nouveau modèle agricole plus économe en eau, inspiré de l’agroécologie (voir article 3 de ce dossier). En attendant, une irrigation de soutien efficiente et maîtrisée doit être mise en place, tout en préservant la ressource aussi bien quantitativement que qualitativement (voir article 4 de ce dossier). Alors, comment mettre en œuvre cette transformation et l’accompagner ?

Des lois pour fixer un cadre et un cap aux agriculteurs

La ressource étant considérée comme un patrimoine national1, la question devient étatique, elle est donc régie par des lois. La règlementation française sur l’eau s’appuie sur des lois encadrées par la directive-cadre européenne. L’objectif de cette politique est de préserver et garantir le « bon état des eaux ». Depuis 1992, l’État délègue la gestion de l’eau aux acteurs locaux, qui, au travers des PTGE, SDAGE et SAGE2 décident de leurs usages, qu’ils soient agricole, industriel, particulier, touristique ou même environnemental.


Les lois se traduisent par des leviers règlementaires comme les arrêtés préfectoraux qui imposent des restrictions d’usage de l’eau. Sur chaque bassin versant, l’organisme unique de gestion collective (OUGC), en collaboration avec le gestionnaire du réseau d’eau, partage un volume prélevable entre les agriculteurs. Au-delà de 1  000 m3/an, les irrigants doivent déclarer leurs prélèvements et s’équiper de compteurs que relève le gestionnaire pour facturer l’eau réellement prélevée dans la rivière ou par forage.

Si, la plupart du temps, les règlementations sont suivies, elles sont néanmoins nombreuses, complexes et parfois contradictoires. « Nous nous retrouvons parfois dans des imbroglios de textes juridiques. Certains, vieux de 150 ans, font le grand écart avec les derniers », témoigne Pascal Chisne, responsable du pôle Gestion des eaux à la Compagnie d’aménagement des côteaux de Gascogne (CACG).

 

1. Article L 120-1 du Code de l’environnement français : « L’eau fait partie du patrimoine commun de la nation ».

2. PTGE :  Projet de territoire pour la gestion quantitative de l’eau, ; SDAGE : Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux ; SAGE : Schéma d’aménagement et de gestion des eaux, à un niveau plus local que le SDAGE. Voir article 2 de ce dossier.

LE CADRE LEGISLATIF POUR UN « BON ETAT DES EAUX »

1964 LOI FRANÇAISE : L’eau se gère par grands bassins versants. Création des Agences de l’eau qui collectent les redevances et financent les projets de préservation et de restauration du bon état de la ressource. Mise en œuvre du principe du « pollueur-payeur ».

1992 LOI FRANÇAISE : Elle prévoit un schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) sur chacun des 12 grands bassins versants de France métropolitaine et d’outre-mer et leur déclinaison locale au travers des schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE).

2000 DIRECTIVE-CADRE EUROPÉENNE  SUR  L’EAU  (DCE) : Elle fixe 4 objectifs : la non-dégradation des ressources et des milieux, le bon état des masses d’eau, la réduction des pollutions, le respect de normes dans les zones protégées.

2006 LOI  FRANÇAISE  (LEMA) : La Loi sur l’eau et les milieux aquatiques reprend la DCE et tient compte du changement climatique. Elle refonde les principes de tarification de l’eau.

Des leviers économiques pas toujours efficaces

Les leviers économiques dits incitatifs, mais à caractère obligatoire, ont pour objectif de faire prendre conscience de la rareté de la ressource afin d’inciter à l’économiser et à la préserver des pollutions. Les agriculteurs payent notamment aux Agences de l’eau les redevances prélèvement et pollution qui servent à financer des projets pour la préservation des milieux aquatiques. En réalité, ces taxes n’incitent guère à l’économie d’eau, car leur montant est trop faible. En revanche, « le prix de l’eau, fixé par les gestionnaires de réseaux collectifs de distribution, pourrait devenir un bon levier de changement. Aujourd’hui, il est inadapté, car la grande majorité des agriculteurs payent encore au forfait. Les gros consommateurs ne sont donc pas pénalisés. De plus, ce système de calcul ne contribue pas (ou pas suffisamment) aux coûts de fonctionnement des installations », pense Daniel Lepercq, chargé de mission à la CACG. Pour répondre à ces deux problématiques, certains gestionnaires, comme la CACG notamment, ont mis en place un système tarifaire avec une part fixe, calculée sur une surface ou un volume souscrit, et une part variable, calculée sur le volume réellement consommé. Ce mode de tarification, plus incitatif et plus efficace, tend à se développer sur les autres bassins versants.

Le levier volontaire le plus répandu est la subvention appelée mesure agro-environnementale et climatique (MAEC) de la Politique agricole commune (PAC). Sa portée est cependant limitée car elle est basée sur une obligation de moyens, et non de résultats. Cette subvention est consentie aux agriculteurs qui contribuent à la protection de l’eau et de la biodiversité, au-delà de la règlementation, par exemple en convertissant une partie de leurs surfaces en prairies ou en forêt. En effet, selon une étude publiée en 2013, la conversion de terres agricoles en forêt occasionnerait une baisse de la concentration de nitrate dans l’eau et donc une baisse des coûts de dépollution.

Il existe également les paiements pour services environnementaux (PSE) par des partenaires privés ou publics qui rémunèrent les actions des agriculteurs en vue d’améliorer la qualité de l’eau. Il s’agit ici de « sur-mesure ». En France, la première initiative a été lancée par la Société des eaux minérales de Vittel en collaboration avec INRAE1. Afin de préserver la qualité de l’eau de source, l’industriel rémunère, via la filiale Agrivair, une quarantaine d’agriculteurs qui se sont engagés à réduire les intrants (nitrate et pesticides) sur leurs cultures et à réduire leur cheptel de bovins laitiers en adoptant un modèle extensif. Un contrôle régulier a montré une diminution significative de la pollution des eaux. 

 

1. Dans le cadre du projet de recherche «  Agriculture, environnement, Vittel », 1987-2004. Deffontaines et al, 1993.

L'intérêt des labels

Le consommateur devient consom’acteur

Du côté des consommateurs, les leviers de type labels pourraient être renforcés. « Le consommateur devient de plus en plus exigeant sur la qualité des produits alimentaires » explique Nina Graveline, économiste à INRAE. En choisissant des produits labélisés AB1, HVE2, etc., il rémunère les efforts consentis par le producteur qui adopte des pratiques plus vertueuses. Il devient consom’acteur. Le projet OENOMED porté par INRAE vise à coconstruire un label viticole avec des viticulteurs et des gestionnaires des aires protégées. Il reconnaitrait les efforts des viticulteurs pour la préservation de l’eau, de la biodiversité, des sols, du patrimoine architectural et culturel ainsi que pour le patrimoine viticole et œnologique. « Le vin s’y prête bien car il est très lié au terroir et peut-être valorisé avec le tourisme. En revanche, cette piste “label” se révèle plus difficilement généralisable pour des produits comme les céréales pour des questions de demande. En effet, un surcoût de prix serait-il tenable pour des aliments de consommation courante comme le pain ou les pâtes ? » s’interroge la chercheuse.

L’agriculteur n’est pas un pur Homo economicus

En résumé, tous ces instruments économiques classiques, pris isolément, se révèlent insuffisants pour accompagner la transformation. Pour Nina Graveline, « ce sont des incitations de type carotte et bâton qui découlent de la théorie économique, mais l’agriculteur n’est pas un pur Homo economicus».

Pourquoi les agriculteurs sont-ils indifférents, voire parfois hostiles, aux leviers économiques classiques ? D’après Sophie Thoyer, « l’agriculteur, comme tout un chacun, ne prend pas de décisions fondées exclusivement sur un arbitrage économique entre coûts et bénéfices espérés. Le processus est plus complexe. D’autres paramètres entrent en jeu, comme sa sensibilité à l’environnement et au groupe social auquel il appartient ». Afin de mettre en place des politiques publiques plus efficaces, l’économie comportementale s’est donc intéressée aux différents facteurs qui influencent la prise de décision.

1. Le label Agriculture biologique est un label de qualité français créé en 1985, et fondé sur l’interdiction d’utilisation de produits issus de la chimie de synthèse.

2.  En France, la haute valeur environnementale (HVE) est le plus haut des 3 niveaux de la certification environnementale des exploitations agricoles. Quatre domaines sont concernés par cette certification : stratégie phytosanitaire, préservation de la biodiversité, gestion des fertilisations et gestion quantitative de l’eau.

L'apport de l'économie comportementale

Les scientifiques testent par exemple un outil, le nudge (coup de pouce), théorisé par le prix Nobel d’économie Richard Thaler et couramment utilisé en marketing. Il oriente les individus vers de nouvelles pratiques, grâce à de simples suggestions. INRAE, en partenariat avec la CACG, a testé cet outil sur les compteurs d’eau « intelligents », en jouant sur la norme sociale. Ainsi chaque semaine, l’agriculteur reçoit par SMS le relevé de sa consommation d’eau, mais aussi celui des voisins pour comparaison. Résultat ? Les gros consommateurs d’eau ont effectivement diminué leurs prélèvements… Avec un effet pervers cependant, une augmentation de ceux des petits consommateurs.

« Globalement, même si le nudge a un effet limité, le décideur politique gagne toujours à l’associer à un outil économique. Ces coups de pouce continuent à être développés. Pour réussir la transformation agricole, nous devons repenser nos stratégies à la lumière de l’économie comportementale pour développer des leviers innovants », conclut Sophie Thoyer.

Sur la piste de nouveaux leviers

D’autres pistes sont à l’étude, comme les enchères (ou appels à projets) par une organisation publique ou privée sur un service environnemental rendu par des agriculteurs. Elles présentent un avantage de taille : les exploitants peuvent choisir leur cahier des charges ainsi que le montant du paiement. Les organisations, elles, peuvent choisir le projet qui a le plus grand impact environnemental. En revanche, le dispositif met les agriculteurs en concurrence alors que la tendance des leviers organisationnels comme les SAGE ou les PTGE est plutôt à la coopération.

Des subventions et paiements avec une obligation de résultats

Instaurer des subventions et paiements (MAEC, PSE) avec une obligation de résultats plutôt qu’une obligation de moyens serait à encourager pour une meilleure efficacité, sous réserve de développer des indicateurs pour mesurer ces résultats. C’est le cas de la MAEC « prairies fleuries », favorable à la qualité de l’eau car elle encourage le maintien des prairies. C’est une mesure à obligation de résultats, que l’on évalue par la présence de plantes indicatrices du bon état agroécologique de la prairie.

Les acteurs de l’eau s’emparent progressivement des différents leviers à l’échelle des territoires, grâce à la collaboration, la formation et la communication. Mais devant tous ces outils, comment les décideurs politiques, les gestionnaires et les agriculteurs peuvent-ils trouver les leviers qui répondent au mieux à leurs problématiques territoriales ? 

La modélisation jouera certainement un rôle d’accélérateur de la transformation

« Les acteurs de la gestion de l’eau, quels qu’ils soient, ont besoin de données objectives pour avancer sereinement. La modélisation est un bon outil pour ça. Elle prend en compte les facteurs psychologiques et cognitifs qui interviennent dans la prise de décision ainsi que les spécificités du territoire identifiées par l’économie expérimentale. Créer des modèles de simulation permet de tester des leviers et de voir s’ils changent ou non les comportements. La modélisation jouera certainement un rôle d’accélérateur et de catalyseur de cette transformation », explique Stéphane Couture, spécialiste de la modélisation de la ressource en eau à INRAE.

LA GESTION DU RISQUE ET LES ASSURANCES

Malgré un risque qui augmente avec les aléas climatiques, seulement 30 % des agriculteurs sont assurés pour leurs récoltes. Le gouvernement a présenté en janvier 2022 au Parlement son projet de réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture. « Entre le Varenne de l’eau1 et la nouvelle loi sur l’assurance agricole, le nombre d’assurés augmentera ces prochaines années », déclare Alban Thomas, directeur scientifique adjoint Environnement à INRAE.

1. Voir article 2 de ce dossier, NDLR.

Les règles de partage de l’eau entre différents pays

« Pour gérer le partage des eaux, les Etats signent le plus souvent un accord, le water sharing agreement (WSE). Il est basé sur les règles suivantes : chacun peut avoir les bénéfices de l’exploitation de son eau, les lâchers des pays en amont sont compensés par des rétributions monétaires ou énergétiques (pétrole, gaz ou électricité) et les pays ne peuvent pas prélever au-delà de leurs besoins. Les traités signés par le passé ont permis d’anticiper ou de stopper des différends qui auraient pu dégénérer », constate Stefan Ambec, économiste à INRAE.

Les conflits armés autour de l’eau ont été l’exception. Mais qu’en sera-t-il quand la pression pour cette ressource sera plus forte ? Pour faire face à ces risques, les scientifiques travaillent à la modélisation des situations et tentent de trouver des solutions plus durables et acceptables pour tous.

Remerciements pour le dossier

  • Eric Sauquet, chef adjoint du département scientifique AQUA, Nadia Carluer, UR RiverLy, centre INRAE Lyon-Grenoble-Auvergne-Rhône-Alpes
  • Vasken Andreassian, UR Hycar, centre INRAE Ile-de-France-Jouy-en-Josas-Antony
  • Sami Bouarfa, chef adjoint du département scientifique AQUA, Nils Ferrand, Delphine Leenhardt, Sébastien Loubier, Patrice Garin, UMR G-EAU, centre INRAE Occitanie-Montpellier
  • Olivier Thérond, UMR LAE-Colmar, centre INRAE Grand Est-Colmar
  • Guillaume Martin, Lionel Alletto, UMR AGIR, centre INRAE Occitanie-Toulouse
  • Nathalie Ollat, UMR EGFV, centre INRAE Nouvelle-Aquitaine-Bordeaux
  • Jean-Marc Touzard, Nina Graveline, UMR INNOVATION, centre INRAE Occitanie-Montpellier
  • Jérôme Molenat, UMR LISAH, centre INRAE Occitanie-Montpellier
  • Patrick Bertuzzi, retraité, ancien directeur de l’unité de service Agroclim, centre INRAE Provence-Alpes-Côte d'Azur
  • Alban Thomas, directeur scientifique adjoint Environnement, Paris-Saclay Applied Economics, centre INRAE Versailles-Grignon, Observatoire des programmes communautaires de développement rural, centre INRAE Occitanie-Toulouse
  • Sophie Thoyer, cheffe adjointe du département scientifique ECOSOCIO, UMR CEE-M, centre INRAE Occitanie-Montpellier
  • Stéphane Couture, UR MIAT, centre INRAE Occitanie-Toulouse
  • Stéphane Ambec, Toulouse School of Economics, centre INRAE Occitanie-Toulouse
  • Christophe Soulard, chef du département scientifique ACT
  • Philippe Hinsinger, chef du département scientifique AGROECOSYSTEM
  • Mohamed Naaim, chef du département scientifique AQUA
  • Laurent Dirat, agriculteur à Gramont, Tarn-et-Garonne
  • Pascal Chisne, responsable du pôle Gestion des eaux à la Compagnie d’aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG)
  • Daniel Lepercq, chargé de mission à la Compagnie d’aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG)
  • Sophie Nicaud

    Rédactrice

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