Dossier revue

Société et territoires

Réemploi des eaux usées traitées : galerie d’innovations

Irrigation de vignes dans un territoire manquant d’eau, réutilisation des eaux grises dans les quartiers, valorisation de l’urine comme fertilisant… La diversité de ces projets montre que la REUT est une solution innovante et adaptable à l’échelle locale pour valoriser une ressource jusque-là négligée. Retour sur 4 expérimentations exemplaires.

Publié le 04 septembre 2025

Irriguer les vignes

Parcelle de vigne irriguée au goutte-à-goutte avec de l’eau de la plateforme expérimentale de REUT en irrigation, à côté de Montpellier.

Près de Narbonne, en contexte de sécheresses récurrentes, l’irrigation des vignes est devenue nécessaire pour maintenir l’activité. Un dispositif mis en place par INRAE dès 2013 utilise les eaux usées traitées de la STEU de Narbonne-Plage, abondée par un afflux de touristes en été, pour irriguer les vignes situées à proximité au moment où elles en ont besoin. Après 6 années d’étude, le projet est aujourd’hui opérationnel et permet d’irriguer avec de l’eau de REUT un potentiel de 80 hectares de vignes. La moitié des vignes appartiennent à 5 agriculteurs, l’autre moitié sont des vignes expérimentales d’INRAE. Coût du dispositif : 1,3 million d’euros, dont 530 000 pour le traitement tertiaire (subventionné à 50 % par la Banque des Territoires) et 770 000 pour le réseau de 7,5 km de canalisations (pris en charge à 80 % par des crédits européens). Coût pour les agriculteurs irrigants : 500 à 1 000 euros/ha/an comprenant la fourniture d’eau, la maintenance, et le remboursement du reliquat de 20 % pour les canalisations.
Ce projet a permis de produire des résultats expérimentaux dans un contexte de R&D. Pour Nicolas Saurin, responsable de l’unité expérimentale INRAE de Pech Rouge, qui conduit les travaux : « le changement d’échelle pose de nouvelles questions : par exemple, lors de "coups de mer", la salinité des eaux usées de la station augmente, ce qui sur le long terme peut générer une accumulation de sels dans les sols. » Dans le contexte actuel de sécheresse et d’incitation politique au déploiement de la REUT, d’autres projets émergent, comme celui d’Argelès-sur-Mer. Bien plus ambitieux, il prévoit d’irriguer 600 ha de vigne et verger, pour un coût estimé à 13 millions d’euros. « L’irrigation d’une parcelle ou deux modifie peu le fonctionnement d’une exploitation. En revanche, lorsque l’irrigation devient une pratique majoritaire, elle génère des investissements, des charges et des temps de travaux supplémentaires, ce qui demande d’adapter l’organisation », précise Nicolas Saurin, qui s’interroge : « Sur Gruissan, la REUT ne permet pas d’irriguer tout le vignoble. Quelles solutions proposer à ceux qui n’ont pas accès à cette eau ? »

RECYCLER les eaux usées à l’échelle d’un immeuble ou d’un quartier

Les eaux grises (eaux ménagères, c’est-à-dire sans les eaux des toilettes) se prêtent bien à la REUT car elles contiennent peu de microorganismes pathogènes et de matières organiques, contrairement aux eaux issues des toilettes. Ces eaux grises peuvent être réutilisées pour divers usages : irrigation des espaces verts et chasses d’eau par exemple, voire machines à laver. Pour trouver la meilleure échelle et la meilleure organisation, les chercheurs ont développé des modèles incluant l’analyse de cycle de vie (ACV) et capables d’évaluer, selon plusieurs scénarios, les impacts environnementaux (changement climatique, biodiversité, préservation des ressources). Ils calculent ces impacts en réalisant un inventaire de tous les matériaux et opérations nécessaires aux traitements et à l’acheminement de l’eau, avec un degré de précision allant jusqu’à la longueur et au diamètre des réseaux de collecte, la profondeur et la largeur des tranchées, avec les quantités de sable, de graviers, et le temps d’utilisation des machines associées, etc.
L’impact environnemental le plus important de ces projets est la consommation d’énergie fossile, avec ses conséquences sur le changement climatique. Or, les deux postes les plus coûteux énergétiquement sont la construction des réseaux et le traitement tertiaire des eaux par un procédé membranaire. « Si on mutualise le traitement des eaux avec une seule station pour le quartier, on économise de l’énergie, mais si on considère la longueur des réseaux de collecte et de distribution nécessaires, il vaut mieux un système par bâtiment », explique Sarah Manteaux, post-doctorante dans l’équipe de Mathieu Sperandio, directeur adjoint de l’unité INRAE Toulouse Biotechnology Institute (TBI), qui développe ce type de modèle. Au final, les bilans sont proches, mais il y a quand même un avantage pour le scénario mutualisé avec une seule station de traitement pour le quartier. On gagne encore en énergie si on ne collecte que la quantité d’eau nécessaire aux besoins, ce qui permet par exemple d’exclure les eaux de cuisine, plus chargées en matières organiques et donc plus difficiles à traiter. Réutiliser les eaux de douche et de machines à laver peut suffire à couvrir les besoins dans ce modèle.
Ce type d’étude peut donner des éléments pour concevoir des écoquartiers proposant un recyclage de l’eau optimisé en matière de consommation d’énergie et, plus globalement, d’impacts environnementaux. Le concept de réseaux séparatifs est essentiel dans ces projets, pour séparer à la source les eaux grises, jaunes et noires.

Le saviez-vous ?

Au Moyen Âge, les maraîchers utilisaient directement de l’urine pour fertiliser leurs cultures. L’apparition des égouts et de l’hygiénisme au XIXe siècle a fait disparaître cette pratique et les engrais azotés issus de la chimie (procédé Haber-Bosch, 1913) ont supplanté l’azote urinaire.

Valoriser l'urine

« Il va devenir nécessaire de récupérer des éléments comme l’azote ou le phosphore, qui servent d’engrais pour les cultures. Les engrais azotés sont coûteux à produire énergétiquement, tandis que les ressources minières de phosphore risquent de s’épuiser à terme », affirme Florent Levavasseur, ingénieur de recherche INRAE à l’unité Ecosys. Or l’urine est très riche en azote, et les fèces en phosphore… Si on arrive à séparer ces éléments à la source, il sera possible de les valoriser plus facilement. C’est ce qui va se faire par exemple dans un bâtiment de Saclay : les urines des urinoirs sont récupérées dans une cuve en sous-sol, qu’un agriculteur voisin viendra pomper régulièrement pour fertiliser ses cultures. « Le rendement d’un blé fertilisé avec de l’urine est identique à celui d’un blé cultivé avec des engrais azotés classiques », poursuit Florent Levavasseur. L’urine est presque stérile et beaucoup moins chargée en contaminants que les boues issues de stations d’épuration qui sont épandues dans les champs actuellement, même si l’épandage de ces boues est bien contrôlé. La question de la présence de molécules pharmaceutiques doit cependant être bien considérée. Des procédés sont développés pour les traiter si nécessaire. 
 

Toilette à séparation d’urine. Les urines sont récoltées dans un réservoir ou dans un siphon séparé afin de les isoler des fèces. De nombreuses initiatives de récupération d’urine existent en France (ZAC Saint-Vincent-de-Paul à Paris, ssociation La Fumainerie à Bordeaux, toilettes estivales à Lyon, Projet Enville au sein d’une AMAP de Châtillon, plusieurs cinémas, écoles, etc.).

À plus grande échelle, le projet TEVALU (TErritoire VALorisation des Urines) étudie des scénarios de récupération massive des urines sur le territoire toulousain. « Si toute l’urine était valorisée, l’azote récupéré couvrirait les besoins en engrais azotés de la région (3 000 tonnes d’azote par an) », indique Mathieu Sperandio, chercheur à l’Insa. Le projet est évidemment très ambitieux et nécessite une montée progressive en puissance, en étudiant à chaque étape le gisement, le mode de traitement de l’urine et le modèle économique. Des procédés issus de l’université de Zurich ou de l’INSA de Toulouse permettent d’obtenir un fertilisant liquide riche en azote à partir de l’urine. Ces fertilisants sont actuellement testés pour le maraîchage et dans des usages de niche : hydroponie, cultures en serre, engrais pour les stades sportifs. « Il y a plusieurs modèles de collecte des urines, conclut Mathieu Sperandio, plus ou moins centralisés. Il faut comparer les scénarios, faire des analyses de cycle de vie. Les bilans économiques et environnementaux sont complexes, en particulier parce qu’il est difficile de monétariser les services environnementaux, comme les effets des économies d’engrais azotés produits avec de l’énergie fossile. »

Créer une oasis dans le désert

Implantation d’une ceinture verte irriguée par l’eau de REUT provenant du traitement sur place d’eaux usées de l’écoquartier de Taffilelt (région de Ghardaïa, Algérie).

Vers Ghardaïa, en Algérie, l’écoquartier de Ksar Taffilelt, en bordure du Sahara, a développé une approche innovante de la gestion de l’eau. Les eaux usées de 2 écoles et d’une trentaine de maisons sont récupérées et traitées pour irriguer 200 m2 d’oasis situés à proximité. L’innovation réside d’abord dans le dispositif de traitement adapté au contexte local : une fosse septique enfouie et couplée à un réseau de tuyaux d’épandage, sur lesquels sont fixées des bactéries épuratrices. Ce système ne requiert ni dépense d’énergie ni maintenance, et fournit une eau de qualité suffisante pour irriguer des palmiers et des arbres fruitiers sans nécessiter de traitement tertiaire. 
 

Ce système ne requiert ni dépense d’énergie ni maintenance, et fournit une eau de qualité suffisante pour irriguer palmiers et arbres fruitiers.

« L’innovation est aussi sociale, complète le chercheur Nassim Ait Mouheb, qui a suivi le projet pour INRAE : nous avons organisé de nombreux ateliers avec les habitants, les irrigants et les gestionnaires de STEU pour aboutir à une solution concertée. » Ahmed Nouh, le fondateur de l’écoquartier, conclut que dans cette zone aride qui reçoit moins de 40 mm de pluie par an, il est important que les habitants soient responsabilisés sur la question de l’eau et prennent en charge le traitement de l’eau usée, ou plutôt de « l’eau malade », selon ses termes, car c’est l’être humain qui rend l’eau malade par ses rejets polluants…
Le modèle de Ksar Taffilelt pourra être reproduit pour construire des ceintures vertes autour de quartiers dans d’autres villes du Maghreb.