Alimentation, santé globale Temps de lecture 5 min
Des goûts et des classes : quand l’alimentation révèle les différences sociales
Comment nos goûts alimentaires révèlent-ils les disparités sociales ? Nos préférences peuvent-elles composer avec les différentes règles et prescriptions qui encadrent nos consommations ? Comment circulent ces normes dans l’espace social et quelles sont les dynamiques actuelles ? À l’occasion de la parution de son livre « Distinctions alimentaires », Faustine Régnier, sociologue de l’alimentation, nous livre sa réflexion sur les enjeux relatifs aux inégalités, à la santé et à l'écologie, tout en mettant en avant la centralité des saveurs dans notre rapport à l'alimentation.
Publié le 10 juin 2025

À travers une analyse sociologique rigoureuse, fondée sur quelque 15 années de recherches menées à INRAE, Faustine Régnier explore les questions essentielles de la circulation des normes et de leur appropriation pour mieux comprendre la société française au prisme de l’alimentation. À la faveur d’un jeu de questions-réponses, elle partage l’essentiel du travail qu’elle a plus largement développé dans son dernier ouvrage, Distinctions alimentaires, paru aux Presses universitaires de France.
Comment traitez-vous de l’alimentation dans vos travaux de recherche ?
Cette analyse des questions alimentaires nous permet de comprendre les conditions sociales et les dynamiques de transformation de la société française.
Faustine Régnier : Ces dernières années, j’ai cherché à comprendre quels étaient les goûts des différentes classes sociales en France, j’ai aussi voulu voir comment les normes circulent dans l’espace social, comment elles sont perçues et sont susceptibles de façonner des différences sociales. À partir de 2008, je me suis intéressée aux normes nutritionnelles et au Programme national nutrition santé. Dans les années 2017-2018, les dimensions de santé et d’environnement ont commencé à se cumuler, et j’ai interrogé les injonctions en rapport avec une dimension environnementale. Je pense aux recommandations qui invitent à privilégier des aliments bio ou à réduire sa consommation de viande.
Quel est votre constat ?
Cette analyse met en exergue des clivages forts et persistants, voire en cours d’accroissement pour certains, entre catégories sociales quand il s’agit de percevoir ces différentes recommandations. Ces clivages opposent de façon assez systématiques les membres des catégories aisées et ceux des catégories modestes, soulignant un rapport extrêmement opposé à ces différentes recommandations.
Si les normes sont connues de tous, les individus des catégories aisées y adhèrent et les mettent aisément en pratique. Les personnes des catégories modestes y souscrivent moins et montrent des formes de mise à distance voire de rejet, notamment à propos des normes environnementales. Quelques exemples : le clivage concernant la consommation de fruits et légumes, marqué dans les années 2007, diminue, ce qui montre que les normes circulent et que les personnes les intègrent. En revanche, les oppositions sociales se recomposent autour de la consommation de viande, qui cristallise aujourd’hui les oppositions.
Quelles sont les raisons de cette fracture entre les différentes catégories sociales ?
Si la question du budget est centrale et incontournable, ce qui relève des représentations est également primordial. À la question « qu’est-ce que c’est, pour vous, bien manger ? », la santé est une évidence et une priorité pour les catégories aisées et intermédiaires. Ce n’est toutefois pas une priorité dans les catégories modestes pour lesquelles avoir à manger en quantité suffisante reste un enjeu au quotidien.
La question des enjeux environnementaux fait partie de ces représentations : est ce que nos choix en matière d’alimentation sont susceptibles d’avoir un impact sur notre environnement ? Dans les catégories aisées, diplômées et urbaines, c’est une évidence et « manger bio local et de saison » est un peu le triptyque idéal. Dans les catégories modestes, c’est quelque chose de beaucoup moins présent et les enjeux environnementaux de l’alimentation gagneraient encore à faire l’objet de campagnes d’information.
S’y ajoutent des questions relatives à la représentation du corps, avec la quête de la minceur prégnante dans les catégories les plus aisées, des questions de genre ou encore de générations.
Quelles perspectives ouvrent ces constats ?
La question du goût et des saveurs gagnerait à être mise en avant dans les recommandations, d’autant qu’elle fait déjà sens dans certaines catégories sociales : chez les seniors des classes populaires, on mange « de saison » par habitude parce que c’est bon.
Il s’agit moins de faire progresser les classes populaires sur les questions de santé et d’environnement que de progresser avec elles.
Tout l’enjeu est de réussir à articuler les questions sociales, de santé et d’environnement. Dans les classes populaires, les questions de transition écologiques sont susceptibles de créer de nouvelles tensions. La viande restant un symbole d’ascension sociale, demander à des personnes qui n’ont pas assez à manger de consommer moins de viande parait difficile. Les pratiques des classes populaires que sont la réduction du gaspillage, le refus du gâchis ou la sobriété, ne sont pas mises en avant. Ces personnes le font car elles sont pauvres et non pour être en phase avec les impératifs collectifs de transition écologique. Leur identification et leur reconnaissance seraient essentielles vis-à-vis des catégories populaires qui ont aussi leur rôle dans la transition écologique.
Enfin, si les outils numériques sont des relais intéressants de l’information, il reste à mener un vrai travail d’éducation pour apprendre à décrypter une information en matière d’alimentation et discerner les bons usages des mauvais.

Le livre
Faustine Régnier. Distinctions alimentaires.
Editeur : Puf (Paris). 292 pages.
EAN13 : 9782130853916.
Date de parution : 30 avril 2025.