Dossier revue
Agroécologie

Un accélérateur de transition sous conditions

En offrant des opportunités de compréhension, d’action et de communication inégalées et renouvelées,
le numérique représente un puissant levier au service de la transition agroécologique et d’une alimentation durable. Cependant, dans ce moment d’accélération des technologies et des changements, la vigilance s’impose sur certains points. Tour d’horizon.

Publié le 27 janvier 2023

Après la FinTech, la MedTech, la FoodTech, place à l’AgTech1. Elle concentrait 51,7 milliards de dollars d’investissement en 2021 et compte des milliers de start-up dans le monde2, dont environ 400 en France. Devant les potentiels de développement, les investisseurs et entrepreneurs en ont fait un de leurs secteurs prioritaires. Les développements se font en réponse à des objectifs et des usages diversifiés. Avec une limite : les pratiques et les connaissances héritées de l’industrie ne correspondent pas toujours aux caractéristiques de l’agriculture. « Le développement d’une agriculture numérique adaptée à l’agroécologie est en marche. L’inventaire des apports du numérique en termes de nouvelles capacités d’acquisition de données, de traitement, d’automatisation des tâches, de connectivité et d’échanges dématérialisés permet d’envisager un bouquet de solutions pour contribuer à la transition vers des agricultures et des systèmes alimentaires durables, respectant les hommes et les animaux. Identifier les risques est cependant nécessaire pour ne pas se tromper de chemin », explique Véronique Bellon-Maurel.
1. Utilisation de la technologie en agriculture, horticulture et aquaculture (logiciels, automatisation et analyse des données) pour améliorer le rendement, l’efficacité et la rentabilité du secteur agricole.
2. Boom des investissements en AgTech et FoodTech en 2021, rapport AgFUNDER, à lire ici

Veiller à l’accessibilité et au codéveloppement des outils

Grâce au numérique, des gains importants liés à la qualité de production, aux cobénéfices environnementaux et à la baisse des coûts de production (moins d’intrants) vont devenir accessibles au plus grand nombre. Encore faut-il s’assurer que les destinataires de ces gains, ici les agriculteurs, y aient accès et en tirent effectivement profit.
Dans les champs ou les étables, les capteurs sont autonomes et sans fil. Alors, comment transmettre les données ? Le wifi est écarté, car il consomme trop d’énergie et les réseaux cellulaires (3G, 4G, 5G) couvrent mal les zones agricoles. La couverture 3G a connu une forte progression récemment et concerne 95 %3 des agriculteurs, mais bien souvent seul le siège de l’exploitation est connecté. Enfin, 5 % des connectés doivent encore se contenter de bas débit. « Nous devons mettre en place des réseaux spontanés qui remontent de capteur en capteur, ou quelquefois par un réseau hybride avec les drones ou tracteurs qui passent à proximité », raconte Nathalie Mitton (Inria). « L’idée est d’exploiter tous les types de communication qui existent, cela peut même être du côté des fréquences FM. » La complétude de la couverture numérique des territoires est donc toujours à encourager. 
Les outils numériques sont un des leviers de la rentabilité des exploitations. Mais encore faut-il qu’ils soient adoptés par les agriculteurs et les acteurs du secteur agroalimentaire. Par exemple, si un OAD fournit trop de fausses alertes ou est trop compliqué à utiliser, il risque d’être abandonné. Les chercheurs INRAE travaillent sur les freins et les facteurs d’adoption : les données sont-elles pertinentes ? Sous quelle forme doivent-elles être présentées ? L’interface est-elle suffisamment ergonomique et simple d’utilisation ? À ces questions techniques ou sociologiques s’ajoute un questionnement éthique. De quelle manière l’utilisateur se servira-t-il de cette connaissance ? L’innovation ouverte, qui intègre l’ensemble des parties prenantes dès le début des processus d’innovation, est une approche à mobiliser pour répondre à ces questions.

Prévision météo sur tablette

Florence Amardeilh, cofondatrice d’Elzeard,une application de planification des actions pour la production de fruits et légumes, revient sur la genèse du projet : « En allant sur le terrain, nous avons constaté que beaucoup de maraîchers utilisaient encore des notes papier ou des tableaux Excel. Comme nous ne voulions pas imposer un outil informatique, nous avons appris le métier et sommes allés à la rencontre des acteurs de la filière. Nous avons échangé avec eux pendant deux ans avant d’écrire la première ligne de code et développer un logiciel à partir de leurs besoins ».
L’accessibilité, c’est aussi bien sûr la question du coût ou plutôt du rapport coût/bénéfice pour cette population qui sait s’endetter quand elle pense y trouver son compte. D’autant que la rentabilité dépend de la taille des exploitations. Ainsi, Xavier Reboud rappelle l’aventure de la start-up AirInnov qui proposait des images des champs aux agriculteurs. « Alors que le drone semblait représenter un véritable atout pour affiner le travail dans les champs grâce à une meilleure observation des cultures, la société a fait faillite en 2019. Avec un gain moyen limité à 70 euros à l’hectare par an, certains agriculteurs se sont détournés d’un service devenu trop coûteux. » 

3. Source : étude Agrinautes 2022, à lire ici.

Garantir la gouvernance des données et la souveraineté de leurs fournisseurs

Une donnée seule n’a aucune valeur. En revanche, combinée à d’autres données, elle pourra devenir très utile. Plus qu’ailleurs, les informations liées à l’agriculture sont souvent d’origines très diverses. Comment s’assurer de leur qualité et de leur interopérabilité, condition requise pour des systèmes opérationnels ?

La Commission européenne estimait dans son rapport Cost of not having FAIR research data, paru en 2019, le coût de la mauvaise gestion des données de la recherche à 10,2 milliards d’euros pour l’Europe chaque année, dû aux pertes de temps, à la non-optimisation des coûts de stockage, aux frais de licence, aux problèmes de duplication de la recherche, au manque de fertilisation croisée. Ce rapport pointe que, contrairement aux idées reçues, l’ouverture et le partage des données en recherche favorisent leur détenteur. Ainsi, une récente analyse des publications scientifiques montre que les publications renvoyant à des données associées et donc accessibles étaient plus citées que les autres. C’est pourquoi la Commission milite, comme l’État français, pour l’ouverture des données en prônant des données « FAIR » pour « Faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables ». Ainsi, pour les données issues de la recherche, le gouvernement a confié en 2021 le développement technique de la partie entrepôt et catalogue de données de la plateforme Recherche data gouv à INRAE. Depuis juillet 2022, la plateforme met à disposition de tous les chercheurs qui n’auraient pas de solution de dépôt de confiance de leurs données, un entrepôt pluridisciplinaire.
Isabelle Piot-Lepetit témoigne et souligne cependant la nécessité d’une gouvernance claire pour le recueil des données auprès des acteurs : « Dans le cadre d’une thèse sur les biens communs, un doctorant a essayé de faire une plateforme ouverte sur des semences paysannes. Les agriculteurs ont refusé de coopérer, car ils préfèrent des structures fermées qui utilisent leurs données pour des besoins en interne et bien définis avec des contreparties en échange. Pour développer des structures ouvertes et mutualiser les informations, il faut avoir confiance dans la gouvernance. Des règles de gestion des informations doivent être notamment mises en place afin que les participants ne se sentent pas dépouillés et qu’ils restent acteurs du système »
La question est souvent aussi liée au vocabulaire numérique qui utilise un lexique particulier. Des travaux de recherche sont en cours, comme celui du groupe de travail de la Research Data Alliance (RDA) AgriSemantic pour créer une « langue commune » afin d’améliorer l’échange et le partage des données agricoles. Il étudie pour cela les vocabulaires utilisés et leurs liens sémantiques4
Au-delà de la qualité du recueil et leur stockage, l’enjeu est aussi de rapprocher des données de sources et de natures diverses. Pour cela, des référentiels communs s’imposent. L’association Agro EDI Europe5, dont INRAE est adhérent, a pour mission d’harmoniser les échanges de données numériques entre les acteurs du monde agricole. Si les standards établis au sein de l’association pour la supply chain agricole (factures, commandes, etc.) représentent aujourd’hui 99 % des échanges, de nombreux standards restent encore à déployer, notamment pour les données parcellaires (sur les événements comme les semis, traitements, etc.).
« Un standard, c’est un peu comme la structure grammaticale d’une phrase. Notre rôle est de structurer et documenter l’utilisation des données à partir de standards internationaux et en prenant en compte les besoins de nos adhérents. Pour le standard « facture d’approvisionnement », par exemple, nous reprenons la norme internationale (EDIFACT INVOIC) pour laquelle les spécificités du monde agricole sont documentées. Parallèlement à cela, nous avons créé et maintenons des référentiels de données techniques harmonisées qui donnent un code à chacun des mots de la phrase. Nous éditons en quelque sorte un dictionnaire commun pour tout le secteur afin que tous parlent la même langue », explique Marie Beuret, responsable projets et communication chez Agro EDI Europe.

4. Aubin S. et al., 2017. 

5. Agro EDI Europe a été créée en 1992, par la Coopération Agricole, l’Union InVivo et l’Association nationale de révision. Elle travaille sur la normalisation et la standardisation des messages et des échanges pour assurer l’interopérabilité des systèmes dans le secteur agricole.

Privilégier une gestion sur mesure et humaine

écran PC et fenêtre

« Nous avons voulu savoir comment la nouvelle génération envisageait la place du numérique en agriculture », explique Xavier Reboud. Pour cela le groupement d’intérêt scientifique Relance Agronomique a lancé un concours de BD dans les écoles d’ingénieurs et lycées agricoles « Demain l’@griculture ». Les 57 œuvres réalisées en 2018 exprimaient, entre autres, la crainte d’un numérique utilisé à l’excès, qui s’interpose entre l’être humain et ses animaux ou la terre. Un numérique qui standardise, voire aliène au détriment d’une gestion sur mesure et humaine.
De quoi parle-t-on ? Prenons l’exemple d’un élevage de porcs. Difficile pour l’éleveur de détecter à l’œil nu si un animal a de la fièvre. Avec des capteurs infrarouges surveillant l’animal, il devient possible d’obtenir la température en direct, et même d’être alerté quand elle entre dans le rouge. Le numérique est alors d’une aide précieuse. Mais le système peut aller plus loin et procurer automatiquement au cochon, identifié grâce à son numéro, un traitement dans son auge. Plutôt que d’alerter l’éleveur qui va chercher la cause et traiter l’animal, le système prend en charge automatiquement le traitement de l’individu. L’éleveur est alors remplacé par la machine. Cela peut avoir un effet pervers : l’éleveur peut alors déléguer son expertise à la machine et devenir un simple technicien, tributaire d’une machine et de son bon fonctionnement. Ainsi, au lieu d’être « augmenté » car informé d’une donnée initialement difficile d’accès, la technologie le diminuerait dans son expertise. Les sociologues anglo-saxons appellent cela le deskilling.
Le numérique en agriculture s’est fait connaître via l’agriculture de précision. Pilotées par les OAD selon des modèles, les actions se réduisaient à des zones ou individus précis « à traiter » dans une seule logique économique. Pour Véronique Bellon-Maurel, il faut sortir de ce paradigme : « Nous ne devons pas nous arrêter à utiliser ces technologies uniquement pour gérer les hétérogénéités et améliorer la performance économique. Le numérique aujourd’hui est à la fois plus simple à mettre en œuvre qu’hier et va au-delà de la parcelle. Notre objectif est de construire un numérique qui intègre ces questions de diversité et d’autonomie des agriculteurs ».

Prendre en compte les coûts environnementaux 

La part du numérique dans la consommation globale d’électricité en France a été évaluée en 2019 par le Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies à environ 12 %. La question de l’impact environnemental se pose pour le numérique en agriculture comme partout. Le livre blanc Agriculture et numérique insiste ainsi sur la nécessité de réduire les dépenses énergétiques, la consommation des autres ressources (renouvelables ou non renouvelables) et les pollutions engendrées par l’usage des technologies. Le développement de solutions numériques doit ainsi être pensé en termes de coûts, que ce soit de matériel (composants utilisés, taille, nombre, notamment pour les capteurs et la robotique), de données produites (nature, nombre, stockage) ou de puissance de calcul nécessaire pour que le but soit toujours d’économiser les ressources naturelles (eau, minéraux) et l’énergie.
Selon Nathalie Mitton, « nous sommes pour l’instant incapables d’évaluer ces coûts globaux consolidés en termes d’énergie, de matière ou de pollution. Par exemple, les capteurs déployés dans les champs pour mesurer le taux d’humidité dans la terre et cibler les parcelles à arroser permettent une économie d’eau significative. Mais combien faut-il d’eau pour extraire les métaux précieux, les terres rares nécessaires à la fabrication de ce capteur ? Leur recyclage requiert également de l’eau et de l’électricité. Finalement est-on vraiment gagnant sur l’ensemble de la chaîne ? ».
Les méthodes d’analyse du cycle de vie (ACV) développées par le pôle INRAE ELSA à Montpellier et les bases de données de la plateforme MEANS permettent de déterminer l’impact environnemental de la fabrication d’un produit sur toute sa « vie » (des matières utilisées, à l’énergie consommée en intégrant la logistique et jusqu’à sa destruction/son recyclage). INRAE et ses partenaires mènent conjointement des études en sciences sociales et en économie sur les coûts environnementaux engendrés par le développement du numérique en agroalimentaire. Les axes majeurs retenus dans le livre blanc se concentrent sur la limitation du nombre de capteurs, le choix des solutions les moins énergivores, l’objectif d’équipements à longue durée de vie et le soutien à la High Low Tech. 

Mettre la frugalité en priorité

La High Low Tech initiée par le Massachusetts Institute of Technology – MIT désigne des solutions intégrant high-tech (modules électroniques, informatiques) à des constructions low-tech. 
Elle utilise des technologies simples, peu onéreuses, accessibles à tous et facilement réparables, avec des moyens courants, localement disponibles et du recyclage. La High Low Tech est souvent développée par les utilisateurs de façon collective dans des FabLabs (ateliers ouvert à tous pour fabriquer des objets au moyen d’ordinateurs).
Dans le cadre des réflexions sur la sobriété, la blockchain (voir encadré Sécuriser la traçabilité des aliments) interroge sur son coût énergétique, d’autant plus important que le réseau est ouvert au public. Plusieurs études relatées par le site EcoInfo du CNRS aboutissent à l’estimation d’une consommation électrique mondiale en 2019 comparable à celles de pays comme l’Autriche, la Belgique ou le Danemark. Cependant des solutions pour un impact inférieur sont en cours d’élaboration ; ainsi, le projet Enthereum réunissant des acteurs et utilisateurs de cryptomonnaie annonçait en septembre 2022 la production d’une blockchain beaucoup plus frugale.
Les coopératives et les chambres d’agriculture, elles aussi, montent au créneau. Notamment en s’assurant que les innovations numériques répondent précisément aux besoins de leurs adhérents. Quitte à recadrer les acteurs de l’AgTech qui, par souci de rentabilité, seraient tentés de proposer des options séduisantes certes, mais coûteuses, inutiles voire mauvaises pour l’environnement. Une précaution d’autant plus nécessaire que les travaux de thèse d’Éléonore Schnebelin6 montrent que si certains acteurs de l’AgTech s’efforcent de prendre en compte l’impact environnemental lié au développement et à l’usage de leurs solutions digitales, d’autres n’en ont pas conscience ou n’en font pas grand cas ou n’imaginent pas certains impacts négatifs. 

Le développement de solutions numériques doit aussi être pensé en termes de coûts.

Afin de répondre à ces préoccupations majeures et pour que le numérique serve l’agroécologique, quelques principes ont été définis par les équipes d’Inria et d’INRAE pour la recherche et le développement des technologies et pratiques : l’inclusion des parties prenantes dans l’ensemble du processus d’innovation, l’anticipation des risques, la réactivité vis-à-vis des transformations extérieures et la réflexivité sur les actions entreprises. Ces quatre principes permettent de maximiser les bénéfices et l’appropriation, tout en limitant les risques inhérents à toute innovation. Comment la recherche et l’innovation en France s’organisent-elles pour les appliquer ? 

6. Le développement du numérique dans les trajectoires d’écologisation de l’agriculture en France. Thèse INRAE soutenue en juillet 2022.

 

Un laboratoire ambulant d’applications

Dessin avec courbe verte sur un tableau

Le Mobilab AgroTIC, créé par l’Institut Agro, est un laboratoire roulant et itinérant, cofinancé par la Chaire AgroTIC et le Territoire d’innovation Occitanum. 
Sa mission : sensibiliser les agriculteurs aux nouvelles technologies appliquées à l’agriculture. Son responsable, Simon Moinard, témoigne : « Nous allons chez les agriculteurs pour leur faire toucher du doigt la diversité des capteurs, leur expliquer leur fonctionnement et leurs limites. Par les animations ludiques, les agriculteurs découvrent le champ des possibles et réfléchissent ensemble à de nouveaux systèmes qui pourraient faciliter leur quotidien. Ces échanges font coup double : nous remontons leurs besoins et pratiques pour développer de nouveaux capteurs plus pertinents, et eux deviennent plus aguerris aux nouvelles technologies. Avec nos tutoriels, certains ont même développé leurs propres solutions à bas coût ! Un capteur pour activer une pompe à distance ou pour optimiser l’irrigation. Si le numérique fait peur à certains au début, ils sont vite convaincus de la simplicité des systèmes et du potentiel : sauver des récoltes, réduire leur impact environnemental, gagner en confort de travail, etc. »

Les départements