Dossier revue
Agroécologie

Des acteurs plus proches, des territoires plus forts

Le numérique change les modes de communication, fait émerger de nouveaux acteurs, reconfigure les réseaux et restructure le paysage économique. En agroalimentaire, il renforce le rôle du consommateur et crée de la valeur au service du collectif. Explications.

Publié le 26 janvier 2023

Les consommateurs privilégient depuis plusieurs décennies le « facile à préparer ». La transformation a pris le pas sur les produits bruts, intégrant conservateurs et additifs. L’industrialisation et la mondialisation des échanges ont éloigné les producteurs des consommateurs. Dans des pays fortement urbanisés comme la France, le rapport des citoyens à leur alimentation et à l’agriculture a été profondément modifié. À la faveur de crises répétées, une certaine méfiance s’est installée. 
Les questions environnementales qui s’imposent en parallèle soulignent combien l’agriculture peut être à la fois responsable et victime d’un environnement dégradé mais, fort heureusement, aussi source de solutions. Dans ce contexte tendu qui interroge les pratiques, le numérique bouleverse les relations entre les acteurs par la désintermédiation et le renforcement des relations directes entre consommateurs et agriculteurs, apportant ainsi des nouveaux outils de confiance et documentant la gestion collective de l’environnement.

Créateur de nouvelles chaînes de valeur

dessin de pique-nique

Commandes et livraisons en ligne, via les sites des grands distributeurs ou de vente directe, la Ruche qui dit oui, Locavor… les plateformes sont ancrées dans notre quotidien. Selon Isabelle Piot-Lepetit, directrice scientifique de l’institut Convergences agriculture numérique #DigitAg : « Les chaînes de valeur, définies par l’ensemble des acteurs allant de la fourche à la fourchette, se reconfigurent avec le numérique. La rupture vient du fait que nous passons d’une chaîne à un réseau multidirectionnel. L’agriculteur peut approvisionner à la fois les grandes surfaces, des magasins spécialisés ou des particuliers. Avec les plateformes, certains intermédiaires peuvent disparaître, dans l’intérêt du consommateur comme du producteur ». Ainsi, la plateforme peut offrir de vraies opportunités aux agriculteurs pour trouver et fidéliser des clients sensibles à leurs démarches. En bout de chaîne, elle facilite le choix du consommateur, mieux informé sur les modes de production.
Répondant à une attente sociétale forte, la traçabilité pour l’alimentation humaine et animale est obligatoire depuis 2002. Les « beaux récits » sur l’origine des produits, leur composition et leur mode de production se multiplient, les labels aussi, jusqu’à entretenir une certaine confusion. En renforçant la confiance, cette traçabilité donne aussi un nouveau pouvoir au consommateur, mieux informé. En choisissant un mode de production, en plein air, biologique, un mode de distribution optimisé, un effort sur l’impact environnemental ou sur la rémunération des agriculteurs, le consommateur influe sur le système. « Nous avons alors une chaîne inversée où le consommateur prend les commandes. Par exemple, dans l’initiative “C’est qui le patron ?!”, tous les produits sont créés, sélectionnés mais aussi vérifiés par les consommateurs membres du collectif. Le consommateur devient de plus en plus acteur dans cette nouvelle chaîne de valeur », précise Isabelle Piot-Lepetit.
L’Observatoire des systèmes alimentaires territoriaux (ObSAT), dans son analyse des plateformes d’alimentation locale constatait : « sur les 100 plateformes étudiées, celles qui donnent la place à l’agriculteur en informant sur ses pratiques, en lui donnant la parole ont été plus résilientes lorsque l’activité a baissé après les confinements ».

Un outil pour la territorialisation de l’alimentation 

Le numérique permet aussi d’organiser plus efficacement les filières au sein de chaque territoire agricole et entre territoires. À commencer par les pratiques agricoles qui se pensent désormais au-delà de la parcelle. Leur grande connectivité permet aux agriculteurs de mieux se coordonner afin de minimiser les risques. Ainsi par exemple, la synchronisation des dates d’implantation du tournesol permet de minimiser, en les partageant, les dégâts des corvidés consommant les semis.

La grande connectivité des agriculteurs leur permet de mieux se coordonner afin de minimiser les risques.

Les projets alimentaires territoriaux (PAT) ont pour objectif de relocaliser l’agriculture et l’alimentation dans les territoires en soutenant l’installation d’agriculteurs, les circuits courts ou les produits locaux dans les cantines. Issus de la Loi d’avenir pour l’agriculture qui encourage leur développement depuis 2014, ils sont élaborés de manière collective à l’initiative des acteurs d’un territoire (collectivités, entreprises agricoles et agroalimentaires, artisans, citoyens, etc.) en s’appuyant toujours sur le numérique.
« Avec la loi Egalim 2, la territorialisation s’est accrue. En effet, pour la restauration collective, les collectivités doivent fournir 50 % de produits durables et de qualité dont 20 % issus de l’agriculture biologique. Comment assurer un approvisionnement continu ? Ce sont des quantités énormes : la Région Occitanie, par exemple, doit gérer 40 millions de repas en restauration scolaire par an. Pour répondre à la demande, il y a deux solutions, soit s’appuyer sur de grandes fermes intégrées, soit agréger les productions des structures maraîchères de plus petite taille, mais il faut alors planifier l’ensemble des productions et gérer la logistique. L’entreprise Bonduelle le pratique pour l’approvisionnement de ses usines avec des agriculteurs sous contrat. Une thèse est en cours sur la planification et l’optimisation des rotations de cultures maraîchères à l’échelle de la ferme et pourrait ouvrir la voie à des échelles plus grandes », explique Véronique Bellon-Maurel, directrice de #DigitAg.
De son côté, Montpellier Méditerranée Métropole s’est engagée pour l’agroécologie. Labellisée Marché d’intérêt national (MIN), la plateforme Mercadis met en relation acheteurs professionnels et producteurs. Elle favorise les circuits courts, encourage les productions respectueuses de l’environnement, et relocalise les productions agricoles et l’alimentation avec un « carreau Bio & local » notamment. Plus encore, elle lutte contre la précarité alimentaire, en facilitant l’accès des associations d’aide alimentaire aux produits frais des producteurs locaux et, en affiliant le MIN à la centrale de règlement des titres. Les flux logistiques sont réduits grâce au numérique. Dans la démarche « BoCal, Bon et Local », le site internet bocal.montpelliers3m.fr met en visibilité les circuits courts pour les consommateurs. Cette politique pour une alimentation durable de la collectivité est construite avec les associations, les agriculteurs, la communauté scientifique et les consommateurs montpelliérains. 
Dans son appui aux producteurs, collectivités ou autres intermédiaires dans leurs projets de circuits courts, l’ObSAT fournit des données fiables sur la production, la transformation et la logistique de distribution en circuits courts. Celles-ci sont stockées et gérées dans une base de données ouverte (données librement utilisables par tous), agrégative (différentes sources de données) et participative (en partenariat avec la Chambre d’agriculture France et UFC Que choisir, association de consommateur).

Un facilitateur de la gestion collective

Le numérique peut aussi contribuer aux systèmes de surveillance et renforcer l’action publique. 
En réponse aux crises sanitaires répétées, l’État français a mis en place en 2018 trois plateformes d’épidémiosurveillance (santé animale, santé végétale et chaîne alimentaire) dont la coordination a été confiée à la direction générale de l’alimentation du ministère de l’Agriculture, l’Anses et INRAE. Elles regroupent des informations pour optimiser les actions de surveillance. La collecte de données auprès des agriculteurs et industriels et le partage de ces informations permettent de détecter et localiser plus rapidement l’émergence de maladies ou la présence de ravageurs, parasites ou contaminants, et de gérer la crise directement sur sa zone de départ. La plateforme Padi-web propose le même service pour des maladies animales à partir de données collectées sur internet (projet MOOD). 
L’eau, les sols et l’air sont des biens communs dont la qualité s’est détériorée sur les décennies passées. Des politiques publiques sont mises en place pour les améliorer ou les restaurer. Par la possibilité de recueillir des données de sources variées et en grand nombre mais aussi des méthodologies nouvelles de partage, de diagnostic et d’échange, le numérique permet l’évaluation des situations, la définition d’objectifs communs et la mise en place de stratégies partagées. Les outils numériques rendent ainsi possible une gestion collective à l’échelle des territoires avec la construction de consensus et de stratégies d’actions sur des biens utiles à tous et à préserver. Ils permettent de dépasser l’horizon de la parcelle ou de l’élevage pour intégrer une vision du territoire et mieux piloter l’impact de l’agriculture. Grâce à eux, les biens communs prennent une autre place. La télédétection peut aussi renforcer l’application des politiques nationales ou européennes. En cohérence avec le Green Deal, ou Pacte vert européen, par lequel l’Europe a mis en priorité les enjeux écologiques et la santé, la Politique agricole commune conditionne désormais pour partie ses subventions aux agriculteurs selon leurs pratiques et leur impact sur l’environnement. Ainsi, l’écorégime conditionne sa subvention à la présence d’au moins 10 % de surface de haies ou bandes enherbées. Comment vérifier qu’un agriculteur donné a bien réalisé la plantation de haies déclarée ? Avec l’offre satellitaire proposée par le consortium DINAMIS, le suivi et le contrôle deviennent possibles et donnent de la force aux politiques mises en place. 

En rapprochant producteur et consommateur, le numérique rend plus transparentes les réponses à la demande sociétale de naturalité et de pratiques plus respectueuses de l’environnement. En facilitant la gestion des territoires, il donne plus de poids au collectif et à l’action publique. Mais pour quel projet ?

Quel scénario pour notre alimentation demain ?

Une prospective1 menée par INRAE et Grenoble INP a envisagé les futurs possibles des marchés alimentaires, sur un horizon à 20 ans. En fonction des stratégies des différents acteurs, 4 scénarios ont été étudiés. Dans le premier, « Personnalisation », les désirs des consommateurs sont anticipés autant que possible, donnant la main aux géants du web, les GAFAM. Dans le scénario 2, « Engagement », la gestion des biens communs et la rémunération des agriculteurs sont au cœur des attentions des consommateurs, qui s’expriment via les plateformes, et des politiques publiques renforcées. Le scénario 3, « Communautés », aboutit à un archipel de modèles alimentaires contrastés et incompatibles. Quant au dernier, « Prix bas », il engendre une baisse de qualité de produits et de rémunération pour les agriculteurs au terme d’une concurrence exacerbée des plateformes. Bernard Ruffieux, le pilote de l’étude, conclut : « L’e-commerce et la logistique de proximité sont là. Mais l’avenir qui se dessine avec n’est pas encore joué. Si les grandes plateformes comme Amazon et les opérateurs historiques sont en pleine révision de leurs modèles économiques, les consommateurs et les politiques publiques auront aussi leur carte à jouer ».

1. Étude prospective « Quatre scénarios pour éclairer la distribution alimentaire du futur ». INRAE 2022.

Sécuriser la traçabilité des aliments

Du suivi au rappel éventuel, la traçabilité des produits alimentaires est un enjeu de sécurité sanitaire. Garantir la qualité des données est essentiel, assurer la fiabilité des échanges et des flux aussi.
Plébiscitées par les consommateurs, les données liées aux aliments sont nombreuses : origine, date limite d’utilisation optimale, composition ou même pour la viande ou les produits laitiers le temps de pâturage des animaux… Seul le numérique est en mesure de traiter, d’analyser et de restituer l’ensemble de ces données. La transmission des informations suit le processus de production tout au long de la chaîne pour arriver au consommateur, alimentant in fine les bases de données des systèmes de notation. Le numérique permet même de suivre et analyser le comportement des consommateurs en réponse à ces différentes informations.
Mais comment s’assurer de la fiabilité de systèmes qui agrègent un grand nombre de données issues d’un océan d’acteurs ? Jérôme François, directeur de Num’Alim, explique : « Aujourd’hui, les données fournies par les fabricants ont un taux d’erreur compris entre 30 à 50 %. Si la majeure partie des erreurs concerne une virgule manquante ou une inversion entre kilocalories et kilojoules, il peut arriver que des allergènes soient mal renseignés. Et là, en exposant les consommateurs via les sites de e-commerce ou les applications, les entreprises jouent avec le feu. C’est pourquoi notre société coopérative d’intérêt collectif, qui rassemble des entreprises agroalimentaires, des associations de consommateurs et des acteurs publics, fournit à ses adhérents des outils de fiabilisation des données via notre partenaire Consotrust et notamment grâce au machine learning qui débusque les erreurs dès la saisie ». 
Afin de baisser le taux d’erreur des données, un des enjeux de la recherche est de développer des technologies d’acquisition avec moins d’interventions humaines. Ainsi par exemple, dans le cadre de travaux interdisciplinaires développés à l’institut Convergence agriculture numérique #DigitAg, un post-doctorant explore le potentiel d’une étiquette RFID-capteur qui trace le produit et mesure en même temps la dégradation des aliments1.
Depuis quelques années, un outil fait la une des journaux, la blockchain. Conçue à l’origine pour sécuriser les transactions en cryptomonnaie, elle répond parfaitement aux enjeux de chaînes multiacteurs et multifilières à la maturité et aux besoins très différents. Dans une base de données partagée par l’ensemble de ses utilisateurs, les informations sont regroupées au sein de blocs. Pour qu’un bloc soit ajouté à la blockchain, un mécanisme algorithmique complexe de validation impliquant des utilisateurs est mis en œuvre. Lorsqu’il est validé, le bloc est ajouté à la chaîne et ne peut plus être modifié. Ceci empêche un acteur de modifier une donnée unilatéralement. Si la blockchain est une des solutions pour fiabiliser des systèmes d’information, elle peut être très énergivore quand elle est utilisée sur des systèmes ouverts à un large public.

1. Ce capteur est un biopolymère qui réagit aux gaz émis (CO2, éthanol…) lors de la dégradation des aliments, placé sur la face interne de l’emballage, sous l’étiquette RFID. En cas de dégradation de l’aliment, les gaz émis modifient la réponse RFID. Ces recherches sont menées au sein de l’Institut électrique et des systèmes (UMR 5214) et du laboratoire d’Ingénierie des agropolymères et des technologies émergentes (INRAE/université de Montpellier).

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