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Société et territoiresPiloter la recherche vers les impacts sociétaux : la méthode ASIRPA en temps réel
Forte de son expérience d’études de cas, l’équipe ASIRPA d’INRAE développe une démarche de construction en temps réel du chemin d’impact des projets de recherche, pour favoriser leurs impacts sociétaux. Trois questions à Mireille Matt, chercheuse en sciences de l’innovation et membre de l’équipe ASIRPA.
Publié le 30 mai 2022
Quel est l’objectif de la méthodologie ASIRPA en temps réel ?
Mireille Matt : A la base, il y a l’idée que si l’on veut qu’un projet de recherche se traduise par des impacts dans la société, il faut qu’il y ait une démarche délibérée de le faire. Cela ne se fait pas naturellement. La méthodologie que nous développons vise à aider les chercheurs à concevoir leurs projets de recherche avec cette volonté d’impacts. Tous les projets ne s’y prêtent pas, mais, par exemple, si l’on considère le Programme prioritaire de recherche appelé « Cultiver et protéger autrement » : PPR CPA (1), qui nous sert de pilote depuis 2021, les objectifs sociétaux sont très clairs : développer une agriculture sans pesticides en 2040, même si les chemins pour y arriver sont inconnus. C’est un programme ambitieux qui impacte l’ensemble de la société, des producteurs aux consommateurs. Il importe donc que les chercheurs intègrent ces objectifs dès le départ et pensent à la fois à explorer des fronts de science mais aussi à identifier les leviers à actionner dans la société (réglementation, création de nouveaux marchés, stratégies territoriales, etc.) et les partenaires qui peuvent être mobilisés (instituts techniques, collectifs d’agriculteurs, entreprises, etc.)
Qu’est-ce que çela signifie concrètement ?
M. M. : Nous nous inspirons de l’expérience acquise par les quelques 60 études de cas d’impacts a posteriori (lire l’article). Un des outils mobilisés dans la méthode ASIRPA consiste à construire un « chemin d’impact », à la différence près que ce chemin est construit a priori, et non a posteriori. Comment peut-on faire cela ? En partant des objectifs sociétaux ! Dans le cas du PPR cité précédemment, on traduit d’abord ces objectifs très globaux en objectifs plus détaillés : se passer de pesticides, cela implique de nouveaux systèmes agricoles, le contrôle biologique des ravageurs des cultures, des consommateurs sensibilisés, etc. Puis on cherche des objectifs atteignables à plus court terme, par exemple : des systèmes innovants à l’échelle territoriale, de nouveaux produits et de nouveaux marchés, de nouvelles activités professionnelles. Ensuite, les chercheurs adaptent leur projet de recherche en fonction des impacts désirés. Ils identifient également les parties prenantes à impliquer et les verrous qui doivent être levés, entre autres : l’acceptation réglementaire des mélanges de variétés végétales, la reconnaissance des méthodes de biocontrôle, une épidémiosurveillance renforcée, la standardisation des données, etc. Ces chemins d’impact, une fois construits « à rebours », ne sont pas figés, ils évoluent au fil des recherches et des partenariats.
Comment aidez-vous les chercheurs dans cette démarche ?
M. M. : Nous travaillons étroitement avec les porteurs des 10 projets du PPR « Cultiver et protéger autrement », à travers un programme de formation en ligne qui explicite les grands principes de la méthode ASIRPA en temps réel. Nous organisons aussi des ateliers de travail et des échanges réguliers. Chaque porteur de projet construit son chemin d’impact, puis nous les mettons en commun afin de dégager des synergies et d’assurer la cohérence de l’ensemble du programme. Nous mettons aussi à disposition des chercheurs une plateforme interne d’interactions pour partager les éventuelles difficultés et les conseils. Car ce n’est pas une démarche habituelle pour les chercheurs, elle les pousse hors de leur zone de confort. Certes, les chercheurs ont l’habitude de collaborer, ils ont des réseaux de partenaires, mais l’idée de piloter la recherche vers un objectif donné ne va pas de soi. Malgré tout, cette démarche est bien accueillie, beaucoup de chercheurs considèrent que les impacts sociétaux de leur recherche relèvent de leur responsabilité.
(1) PPR CPA (2021-2026) Lire l’article : 3 questions à… Christian Huyghe, sur le PPR « Cultiver et protéger autrement »
La méthode donne un fil conducteur
Témoignage d’Anne-Sophie Poisson, chargée du projet SUCSEED du PPR CPA (1), coordonné par Matthieu Barret, chargé de recherche à INRAE. « Au début, nous avions des doutes sur cette démarche ASIRPA en temps réel, car il est difficile de se projeter sur des impacts de résultats qui ne sont pas encore acquis… Mais en suivant la méthodologie décrite dans le MOOC d’ASIRPA, nous avons réussi à établir une liste d’impacts espérés à court terme (4 à 6 ans après la fin du projet), ce qui nous a permis d’identifier des verrous à lever avec nos partenaires, qui se sont pris au jeu. Nous avons aussi établi un plan d’action pour favoriser la levée de ces verrous et la diffusion des innovations auprès des publics clés (agriculteurs, conseil agricole, etc.), ce que nous n’aurions peut-être pas fait sinon avant la fin du projet. Au final, cette démarche nous a donné un fil conducteur pour structurer notre réflexion et prendre du recul sur l’ensemble du projet.
(1) Le projet SUCSEED vise à développer de nouveaux traitements de semences bio-inspirés en utilisant 3 leviers : l'amélioration des défenses des semences, le pilotage du microbiote des semences et la modification du micro-environnement des graines en germination. Lire l’article. PPR CPA : Programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » (2021-2026)
Des impacts plus difficiles à relier aux recherches en sciences sociales
Témoignage de Julie Subervie, économiste à INRAE, qui coordonne le projet FAST du PPR CPA (1). « Notre projet est configuré dès le départ pour favoriser l’impact car il intègre, aux côtés de 75 chercheurs en sciences sociales, un comité d’experts composés de professionnels de l’agriculture et de représentants des organismes publics impliqués dans la transition vers le zéro pesticides (2). Ces experts seront les relais de diffusion des instruments de politique publique développés par le projet. Cependant, dans le domaine des sciences sociales, les impacts sont parfois plus difficiles à évaluer et à relier aux recherches. En effet, les produits de nos travaux ne sont pas des objets techniques, mais des recommandations d’action publique (types de subventions, niveau de taxe, leviers organisationnels). Or, il est difficile de relier des changements de pratiques à telle ou telle recommandation d’action publique, car les influences sont multiples et le contexte socio-économique complexe. C’est justement un des objectifs du projet FAST que de mettre en place des protocoles expérimentaux pour évaluer précisément l’efficacité de certaines mesures de politique publique.
(1) Le projet FAST « Faciliter l’action publique pour sortir des pesticides » réunit pour la première fois une communauté très large de chercheurs en sciences sociales (économie surtout, mais aussi sociologie, droit, et sciences de gestion) pour accompagner les solutions techniques par des solutions politiques et organisationnelles en vue de développer une agriculture sans pesticides. Lire l’article. PPR CPA : Programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » (2021-2026)
(2) ONVAR, Ministères, DRAAF, Agences de l’eau, AFB
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Pascale Mollier
Rédactrice
- Mireille Matt LISIS Laboratoire Interdisciplinaire Sciences, Innovations, Sociétés Ile-de-France-Versailles-Grignon