Biodiversité 12 min

L’IA et la télédétection au service de la recherche pour la conservation des forêts tropicales

Annoncé lors de la COP27 climat en novembre 2022 à Charm el-Cheikh, par le président de la République gabonaise Ali Bongo Ondimba et le président de la République française Emmanuel Macron, le One Forest Summit s’est tenu à Libreville au Gabon les 1er et 2 mars. INRAE a contribué au premier pilier scientifique de ce sommet dédié à la conservation des forêts tropicales, dans le cadre de l’initiative PREZODE et la coordination, avec le Cirad, d’un atelier scientifique sur les méthodes de suivi des forêts ayant abouti au lancement de l’initiative One Forest Vision pendant le sommet. Cette initiative va fournir des connaissances sur les écosystèmes critiques grâce aux avancées les plus récentes de la recherche sur la télédétection et au développement rapide de l’intelligence artificielle. Explications.

Publié le 01 mars 2023

illustration L’IA et la télédétection au service de la recherche pour la conservation des forêts tropicales
© adobestock

Le One Forest Summit s’inscrit dans la série des One Planet Summit organisés par la France depuis 2017, dédiés aux enjeux globaux. Le 1er et le 2 mars, il rassemblait à Libreville, au Gabon, des scientifiques, bailleurs et entreprises autour de la conservation des forêts tropicales humides sur les 3 bassins du Congo, d’Amazonie et d’Asie du sud. Des zones forestières critiques pour la régulation du climat, dotées d’une faune et d’une flore très riches, dont la conservation est essentielle également pour la prévention de futures pandémies.

INRAE est intervenu dans le cadre d’un premier atelier consacré à l’initiative PREZODE, avec de nouveaux pays d’Afrique centrale, qui ont rejoint l’initiative. Une tribune signée par Philippe Mauguin, président-directeur général d’INRAE, et Jean-François Soussana, vice-président en charge de l’international, a été publiée dans Le Monde pour alerter sur l’importance de protéger et de gérer la nature, et en particulier les forêts, pour réduire le risque de futures pandémies.

 

Le One Forest Summit est une plateforme de solutions scientifiques et économiques concrètes, pour mettre en œuvre les ambitions politiques issues des accords de Paris et de Glasgow sur le climat, ainsi que celles de la COP15 sur la biodiversité, à travers la concrétisation de Partenariats de Conservation Positive (PCP), discutés au sein de la coalition de la Haute ambition pour la nature et les peuples. Ce groupe intergouvernemental cherche à accélérer les politiques de conservation et rassemble plus de 50 pays, sous la coprésidence du Costa Rica, de la France et du Royaume-Uni.

Des partenariats de conservation positive pour une conservation au cœur des forêts tropicales

« On constate que les actions menées dans le cadre des négociations climat et le mécanisme de déforestation évitée Redd+ n’ont pas permis de stopper la déforestation et la dégradation des forêts tropicales », explique Jean-François Soussana, vice-président International d’INRAE.

Selon la FAO, 420 millions d’hectares de forêts ont été perdus en raison de la déforestation entre 1990 et 2020. Sans oublier la dégradation des forêts, causée par des activités souvent illégales, les prélèvements de grumes - bois coupé qui possède encore son écorce -, les feux volontaires ou encore des mines d’extraction d’or. On estime aujourd’hui que l’étendue de la dégradation des forêts et son impact sur le bilan carbone sont à peu près du même ordre de grandeur que l’impact de la déforestation. Suivre la déforestation est donc important mais reste insuffisant, d’où la nécessité d’alerter sur la dégradation et de concevoir des stratégies de conservation des forêts adaptées.

Pour y parvenir, un atelier scientifique coprésidé par le Gabon et la France a été organisé lors du One Forest Summit afin de lancer une nouvelle initiative : One Forest Vision (OFV) préfigurée par plusieurs instituts de recherche français à la demande du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (CEA, Cirad, CNRS, INRAE, IRD, MNHN) et coordonnée par INRAE et le Cirad.

« Il nous faut désormais une conservation du cœur des forêts au titre de la biodiversité et du carbone, c’est l’engagement de la COP15 : avoir 30 % d’aires protégées sur les terres, et conserver les écosystèmes critiques d’ici à 2050 »

Jean-François Soussana, vice-président en charge de l'international à INRAE

One Forest Vision : une initiative qui combine les méthodes de surveillance des forêts les plus avancées

Le bassin du Congo sera la première zone pilote pour développer les méthodes de surveillance avancées, avec des études de la dégradation des forêts, de la biodiversité et du carbone à des échelles allant du paysage à la région. Ces méthodes combinent des sites de mesure, des inventaires, la télédétection et l’intelligence artificielle (IA), ainsi que les sciences participatives et les pratiques de gestion durables. L’extension du projet à d’autres forêts tropicales humides est aussi à l’étude.

Intégrer les connaissances à l’échelle du paysage. Il s’agit d’abord d’étudier la biodiversité (faune et flore, sols), la structure et la dynamique des forêts ainsi que les stocks de carbone dans des super-sites instrumentés, complétés par des inventaires forestiers. Les données à l’échelle du paysage sont indispensables pour calibrer et valider les estimations à l’échelle nationale et régionale par télédétection.

Suivre chaque arbre des forêts du bassin du Congo. Les avancées récentes de la télédétection combinée à l’intelligence artificielle (IA) permettent de distinguer chaque arbre dans la forêt. Des images satellite fréquentes et à haute résolution (Sentinel 1 et 2 et Planet en particulier) permettent d’évaluer l’étendue de la couverture forestière, les stocks de carbone et les dégradations, de cartographier les différents types d’écosystèmes et de calculer des indicateurs de biodiversité.

Coconstruire des systèmes de surveillance des forêts tropicales. Il deviendrait alors possible de mettre en place une surveillance des forêts reposant sur les communautés locales, et organisée aux niveaux national, régional et international afin de garantir l’intégrité environnementale des forêts protégées. Cela nécessite des actions importantes de renforcement des capacités, et de formation par la recherche, ainsi qu’un essor dans la région des connaissances participatives afin de donner aux peuples autochtones, aux communautés locales et aux États forestiers la capacité de maîtriser les données et de prendre des décisions à partir d’un système d’informations partagé, transparent et facilement accessible via une plateforme en ligne.

Un volet complémentaire est à l’étude. Il mobiliserait des financements d’agences spatiales et consisterait à établir, à l’échelle du bassin du Congo, le bilan des échanges de CO2, afin de comprendre si cette forêt est encore un puits de carbone, ou si la déforestation et la dégradation en font une source de CO2 pour l’atmosphère. Ce volet nécessiterait des campagnes aéroportées répétées pour prélever le CO2 de l’atmosphère et étudier sa composition, comme cela a été fait en Amazonie brésilienne. Il faudrait aussi développer des tours à flux dans le bassin du Congo, qui n’en comprend qu’une dans la réserve de biosphère du Yangambi, à l’instar de la tour Guyaflux opérée en Guyane par l’UMR Ecofog (Écologie des forêts de Guyane).

En bref, pour Jean-François Soussana, qui a préparé l’atelier du sommet One Forest Summit, « si l’on réussit One Forest Vision, les communautés locales, les peuples autochtones, les États forestiers et la communauté internationale disposeront de tous les outils permettant de rapporter et de vérifier l’état de conservation des forêts tropicales, de développer un réseau d’aires protégées afin de préserver les écosystèmes critiques et de définir des pratiques qui ne compromettent pas l’intégrité environnementale. »

La télédétection à l’heure de l’intelligence artificielle, un outil de taille pour la recherche

« On utilise depuis longtemps la télédétection pour suivre la dynamique des forêts à l’échelle mondiale, en termes de surface, de hauteur ou encore de biomasse. Mais on a une connaissance qui reste incomplète de ces différents paramètres, avec une évolution dans le temps difficile à suivre et on a des informations partielles et parfois très différentes selon les méthodes utilisées », explique Jean-Pierre Wigneron, directeur de recherche au centre INRAE de Bordeaux.

Le point sur les différentes approches.

Les « indices de végétation VOD » de l’INRAE, produits de référence mondiale

INRAE a développé l’indice de végétation Vegetation optical depth (VOD), avec plusieurs produits VOD basés sur les satellites micro-ondes SMOS, SMAP, ASCAT, etc. Ils sont reconnus mondialement comme produit de référence pour le suivi de la biomasse aérienne des forêts. Le développement de ces produits VOD par l’UMR ISPA a permis une percée scientifique : le suivi des variations des stocks de carbone des forêts mondiales sur plusieurs décennies, à des résolutions de 10-20 km. Bien que la résolution spatiale de cet indice soit insuffisante pour une cartographie fine des forêts, le VOD a permis pour la première fois d’apporter une dimension temporelle, sur plus de 20-30 ans en arrière, à des cartographies haute résolution (environ 100 m) de la biomasse des forêts par des méthodes complémentaires.

Tour du monde des applications

  • Les observations satellitaires en Australie ont permis de révéler que les pertes de biomasse liées aux feux de forêts ont été compensées par la forte résilience de la forêt australienne.
  • En Sibérie, les feux de forêts auraient contrebalancé l’augmentation du stock de carbone qui a été favorisée par la hausse des températures en Sibérie.
  • Dans les tropiques, la dégradation des forêts en Amazonie aurait eu un impact aussi important que la déforestation en termes de pertes de biomasse.
  • En Afrique, on a pu évaluer l’importance des régions semi-arides dans la dynamique des stocks de carbone, suite aux sécheresses sur 2014-2016.
  • En Chine, l’indice a permis de quantifier l’effort de replantation des forêts en terme de carbone.

Des produits de télédétection optiques basés sur le satellite Landsat, avec une bien meilleure résolution spatiale (30 m), apportent des données depuis les années 80 pour suivre la déforestation. Ils ne donnent cependant pas d’information précise sur la biomasse et les dégradations en forêt. Des avancées spectaculaires récentes basées sur des images télédétection à très haute résolution et l’IA permettent désormais de se placer à l’échelle de l’arbre pour suivre les forêts et détecter les arbres affectés par la déforestation ou par les dégradations.

Une percée scientifique avec l’introduction de l’intelligence artificielle

Avec l’évolution très rapide de l’IA, en particulier du deep learning, de nouvelles approches permettent de se placer à l’échelle de l’arbre pour suivre les forêts. On estime ainsi la biomasse de la forêt à travers des caractéristiques de chacun des arbres. L’IA s’appuie sur des observations optiques pour estimer le contour et la densité des arbres, et le Lidar aéroporté ou satellitaire pour estimer la hauteur des arbres.

Une nouvelle étude menée par la NASA et l’université de Copenhague, publiée dans Nature, avec la participation d’INRAE, a ainsi combiné l’IA et les images satellite permettant de donner une information fine sur la distribution des arbres sur l’ensemble des régions sèches de l’Afrique au nord de l’équateur. Concrètement, ces nouvelles méthodes permettent d’évaluer les dynamiques de dégradation des forêts, l’état de la biodiversité et l’évolution des stocks de carbone. Après avoir permis de cartographier le Rwanda à l’échelle de l’arbre, des travaux de cartographie de l’Europe et de l’Afrique sont en cours. Jean-Pierre Wigneron se réjouit : « C’est une révolution : avant on suivait la forêt par télédétection avec des indices de végétation souvent difficiles à interpréter. On est désormais capables de cartographier l’ensemble des arbres des régions sèches en Afrique et d’estimer la biomasse, la hauteur, le contour de la couronne associée à chaque arbre, à une échelle très fine ». À l’échelle de pays entiers, il sera possible de suivre les stocks de carbone, reconnaître les arbres et le paysage, les espèces et les habitats forestiers pour mieux comprendre leurs relations.

Communiqué de presse

Véritable percée scientifique, cette nouvelle approche à l’échelle de l’arbre ne fournit pour le moment qu’une image statique du présent, sans recul nécessaire pour comprendre les évolutions temporelles. Il faudra donc combiner ces résultats avec d’autres approches pour avoir un recul temporel.

C’est ce qui est fait en utilisant le VOD pour donner une dimension temporelle aux stocks de carbone sur l’ensemble de la région de l’étude. L’accès aux données satellites à très haute résolution issues de sociétés privées est une autre limite de ces approches. L’initiative One Forest Vision entend y répondre avec la création d’une plateforme de données en accès libre.

Le CEA (LSCE) utilise actuellement avec INRAE une approche IA (deep learning) à 10 m qui combine les données du Sentinel 1 et 2, mises à disposition gratuitement par l’Agence spatiale européenne, et les données NASA de GEDI qui permettent d’entraîner l’IA pour estimer la hauteur. Les validations s’appuient sur des inventaires d’INRAE Bordeaux et de l’IGN. Une cartographie de la forêt des Landes à 10 m a été finalisée et une cartographie de la France est en cours.

Schwartz M. et al. (2022), High-resolution canopy height map in the Landes forest (France) based on GEDI, Sentinel-1, and Sentinel-2 data with a deep learning approach.

Quelles perspectives pour la recherche ?

INRAE apportera ses contributions à One Forest Vision, notamment à l’échelle du paysage, sur le cycle de carbone et la tour à flux de Kisangani, ainsi que son expertise sur les inventaires forestiers et les relations entre habitats et biodiversité. En Guyane, une expertise très forte sur la compréhension des écosystèmes forestiers a été développée par l’UMR Ecofog et le laboratoire d’excellence Ceba avec le CNRS et pourrait être mobilisée pour les campagnes de mesure envisagées par l’initiative OFV.

L’UMR ISPA à Bordeaux, en collaboration avec le LSCE et dans le prolongement du travail de thèse qu’ils coencadrent, ayant permis de cartographier les Landes et bientôt la France, développera l’approche de télédétection du bassin du Congo. Ils comptent également sur le soutien de la start-up Kayrros leader dans l’utilisation de l’IA et de la télédétection dans le domaine de l’énergie et de l’environnement.

INRAE contribuera aux actions de formation et de mobilité des chercheurs notamment d’Afrique centrale, zone pilote de l’initiative, en s’appuyant sur le partenariat TSARA qui associe une vingtaine de partenaires africains, le Cirad et INRAE.

OFV est complémentaire à d’autres programmes de recherche français sur les enjeux forestiers et contribuera au programme prioritaire international initié par INRAE sur les forêts et le changement climatique.

Ariane LelahRédactrice

Jean-François SoussanaVice-président en charge de l'international à INRAE

Jean-Pierre WigneronDirecteur de RechercheCentre INRAE Bordeaux - Nouvelle-Aquitaine

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