Alors que les vacances d’été approchent, nombreux sont ceux qui rêvent d’évasion en pleine nature. Et, peut-être, de pouvoir admirer la faune sauvage : rapaces, marmottes, chamois, lynx… Ce qui pose la question de notre rapport au « sauvage ». La transformation de nos pratiques récréatives (notamment en matière de sport et de loisirs de pleine nature) est-elle compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation appropriées pour la faune sauvage ?
Loin d’être anodines, nos activités de loisirs de plein air façonnent nos représentations et notre capacité à cohabiter avec les autres êtres vivants. L’histoire et la sociologie des pratiques récréatives montrent que la nature est souvent perçue comme un décor à admirer plutôt qu’un espace partagé avec des animaux sauvages. C’est ce que j’explore également dans le chapitre d’un ouvrage à paraître courant 2025 aux éditions Quae.
La nature comme décor de nos loisirs

Dans nos sociétés dites « modernes », les relations avec la nature se déroulent principalement en dehors du travail. Pour la plupart des gens, cela se fait à travers les loisirs : la part des personnes qui travaillent à son contact est désormais très minoritaire. Parallèlement, plusieurs enquêtes montrent que la nature prend une place croissante dans les activités récréatives. Alors que les milieux naturels sont envisagés comme des lieux pour se ressourcer, la manière dont nous les investissons détermine aussi leur pérennité. Les espaces sauvages deviennent des territoires aménagés pour répondre aux attentes des visiteurs. Pour ces derniers, la nature n’est plus perçue comme un milieu habité ou exploité, mais comme un cadre récréatif destiné à l’évasion. On comprend l’importance colossale des loisirs dans l’évolution de nos relations contemporaines à la nature : l’« écologisation » des pratiques récréatives de plein air est devenu un enjeu crucial, qui ne peut être bien compris sans un détour par l’histoire, la sociologie et l’économie politique et morale du « temps libre ».
Une nature mise en scène par la « classe de loisirs »

L’histoire de la protection de la nature est indissociable de celle de la « classe de loisir ». Dès le XIXe siècle, une élite sociale urbanisée promeut l’idée de « nature sauvage » et initie la création de réserves et de parcs pour protéger les paysages… et leur propre expérience du sauvage. En France, les premiers appels à la création de parcs nationaux sont portés par le Touring Club de France et le Club alpin français, soucieux de préserver leur terrain de jeu. À cette époque, la valorisation du sauvage repose avant tout sur des critères esthétiques. On protège d’abord les paysages et non les espèces. La forêt de Fontainebleau est ainsi classée en 1861 pour ses qualités picturales. La création des parcs nationaux dans les années 1960 prolonge cette logique : « protéger des paysages exceptionnels […] favoriser et réglementer leur fréquentation touristique. »
Or, cette mise en scène de la nature se fait souvent au détriment des usages ruraux de ces espaces. Entre nature sauvage et paysages champêtres, « l’environnement » se constitue comme un milieu temporaire de distraction, voire de consommation, pour des sociétés de plus en plus urbaines qui ne font qu’y passer et qui valorisent des rapports contemplatifs à la nature, au détriment de rapports plus directement utilitaristes – vivriers ou productifs – tels que l’agriculture, la chasse, la pêche ou la cueillette.
Une faune sauvage entre protection et spectacle
Si la protection de la nature s’est renforcée avec le temps, elle s’est aussi accompagnée d’un paradoxe : les espèces emblématiques (tels que les grands prédateurs : loup, panthère des neiges, orques…) sont davantage préservées, mais elles sont souvent réduites à des images spectaculaires dans les médias et les documentaires animaliers. Dès les années 1970, l’essor du cinéma de nature et des productions télévisées consacrées au vivant transforme les animaux sauvages en icônes esthétiques. « Les gens protègent et respectent ce qu’ils aiment, et pour leur faire aimer la mer il faut les émerveiller autant que les informer », déclarait ainsi Jacques-Yves Cousteau. Le développement de l’industrie audiovisuelle va ainsi contribuer à sensibiliser le grand public à la protection des animaux sauvages en instaurant, par le truchement des écrans, un sentiment de familiarité à leur égard.
Tout cela participe au succès de l’idée moderne de « nature sauvage » qui tend, paradoxalement, à court-circuiter – ou du moins altérer – toutes possibilités de cohabitation avec les animaux, au profit d’un rapport scopophile à ces derniers, c’est-à-dire un rapport centré sur le plaisir de les regarder, souvent de manière distanciée et esthétisante ; ils sont alors vus comme des objets d’admiration, davantage que des êtres avec lesquels peuvent se nouer des rapports de cohabitation ; ils sont envisagés comme une source d’excitation visuelle, des personnages d’un décor d’autant plus authentique qu’il est spectaculaire.
Vers une écologie de l’attention

L’essor des activités de plein air, amplifié par la crise sanitaire du Covid depuis 2020, témoigne d’un désir croissant de « retour à la nature ». Mais celui-ci s’accompagne d’une pression accrue sur la nature, en particulier sur la faune. Il est donc capital de revoir en profondeur les manières de cohabiter avec les animaux sauvages dans nos sociétés de loisir. L’histoire de la protection de la nature est solidaire d’une histoire sociale du temps libre. Tout ceci a concouru à l’instauration d’une nature « récréative » conçue principalement comme support de projection émotionnelle. On touche ici du doigt un rapport problématique à l’environnement, vu comme un décor peuplé de figurants humains et non-humains, qui se rapproche du voyeurisme. Dans ces conditions, l’écologisation des pratiques récréatives ne peut se résumer à simplement convenir de nouvelles « règles du jeu » avec la nature. Il s’agit aussi de parvenir à instaurer de nouveaux styles d’attention aux vivants et, en particulier, à la faune sauvage. Par exemple, quels sont les régimes d’attention propres à telle ou telle activité récréative de nature ? Qu’est-ce qui est valorisé ou dévalorisé par telle manière de pratiquer la randonnée ou la pêche à la mouche et quelles places y tiennent les vivants ? Au-delà des interactions « ici et maintenant » entre faune et usagers des espaces naturels, par l’intermédiaire de quels genres de médiateurs nos rapports aux animaux sauvages sont-ils organisés, à travers quels médiateurs humains (un guide, un enfant), techniques (montre connectée, jumelles) ou non-humains (chien de chasse, cheval) ? Reconsidérer nos rapports à la nature dans la société de loisir suppose de déplier tout l’« échosystème » au sein duquel résonnent – ou non – les coprésences directes et indirectes entre humains et animaux sauvages

Alors que les plus privilégiés d’entre nous s’apprêtent à partir en montagne ou en forêt pour quelques jours de vacances, nous pouvons nous interroger sur la manière dont nos pratiques récréatives façonnent nos rapports à la nature. Voulons-nous continuer à la considérer comme un décor, ou sommes-nous prêts à repenser nos interactions avec elle ? Peut-être est-il temps de ne plus seulement chercher à voir les animaux sauvages, mais à véritablement apprendre à cohabiter avec eux.
Antoine Doré, Sociologue des sciences, techniques et politiques environnementales et agricoles., Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.