Alimentation, santé globale 4 min

Quelles politiques publiques contre l’insécurité alimentaire ? Regard d’un sociologue

Aux échelles mondiale et nationale, le sociologue Antoine Bernard de Raymond analyse les causes des récentes crises alimentaires et l’évolution des instances de gouvernance de la sécurité alimentaire. Ses travaux se fondent sur des enquêtes collectives impliquant des sociologues, des politistes, des juristes et historiens. Interview en trois questions.

Publié le 13 octobre 2022

illustration Quelles politiques publiques contre l’insécurité alimentaire ? Regard d’un sociologue
© INRAE Jean-Marie Bossennec

En quoi ont consisté vos travaux sur l’insécurité alimentaire mondiale ?

Alors que l’objectif de nourrir la planète fait consensus, il n’y a pas de consensus sur les actions à mener.

Antoine Bernard de Raymond : J’ai commencé à étudier le problème de la faim dans le monde à la suite de la crise financière de 2007-2008. La flambée des prix des denrées alimentaires, consécutive, entre autres, à la crise des subprimes et aux limitations des exportations de produits agricoles, a conduit à fragiliser des populations qui étaient jusqu’alors en situation de sécurité alimentaire, en particulier les classes moyennes urbaines de pays du Sud comme du Nord. Cette situation a remis la thématique de la sécurité alimentaire à l’agenda international. Alors qu’éclataient les émeutes de la faim dans de nombreux pays, les exercices de prospective se sont multipliés, les pays du G8 se sont engagés en 2009 à consacrer de gros investissements à l’agriculture, tandis que le Comité de sécurité alimentaire mondial (CSA1) a été réformé et inclut désormais les acteurs du monde civil et paysan. Mais, alors que l’objectif de nourrir la planète fait consensus, il n’y a pas de consensus sur les actions à mener.

La gouvernance mondiale de l’alimentation apparaît plus divisée et fragile qu’auparavant.

C’est ce que nous avons étudié (projet ANR SAGE2, 2014-2018), par une enquête collective qui nous a conduits à suivre l’évolution de la problématique dans différentes instances : organisations internationales, ONG, autorités locales et nationales. Nos résultats, rassemblés dans un livre3, montrent l’expansion et la fragmentation du champ de la gouvernance mondiale de la sécurité alimentaire avec des visions très différentes. On peut distinguer trois grandes postures. La posture de la « sécurité alimentaire globale » prône une augmentation de la productivité, via une nouvelle révolution verte, particulièrement en Afrique. Une deuxième posture, « l’alimentation durable », plutôt issue d’ONG, soutient une transformation structurelle des régimes alimentaires et une meilleure répartition des ressources. La troisième posture, « la sécurité alimentaire et nutritionnelle », met l’accent sur l’amélioration de l’état sanitaire des populations, l’hygiène, l’accès à l’eau potable. Quoi qu’il en soit, la multiplication des plateformes multiacteurs, avec des alliances mouvantes, a favorisé l’arrivée massive dans le débat des multinationales de l’agroalimentaire. Ainsi, la gouvernance mondiale de l’alimentation apparaît plus divisée et fragile qu’auparavant.

Comment cette approche internationale a-t-elle irrigué vos travaux sur le terrain français ?

Antoine Bernard de Raymond : Notre étude a débouché sur de multiples questionnements. D’abord, en matière de politiques publiques alimentaires, nos études de cas dans différents pays ont montré que le cadre juridique peut être un levier d’action puissant. Ainsi, le Brésil a développé en 2003 une stratégie « faim zéro », appuyée sur des « droits garantis » inscrits dans sa constitution dès 1988. Une série de dispositifs ont permis de réduire significativement l’insécurité alimentaire, parmi lesquels des allocations familiales, des subventions aux agriculteurs familiaux, des achats publics d’aliments et la gratuité des repas scolaires.

La transformation des régimes alimentaires apparaît comme un enjeu majeur pour aller vers une sécurité alimentaire mondiale.

En France, l’idée d’une politique nationale structurelle, telle qu’une « sécurité sociale de l’alimentation », a été mise en avant en 2019 par le collectif Ingénieurs sans frontières (ISF4). Elle va donner lieu à une expérimentation5 en Gironde à laquelle nous participons en tant que chercheurs. Il s’agit de mettre en place une convention citoyenne aboutissant à des propositions pour financer un tel système, généreux mais très ambitieux. Il s’agirait en effet, à l’instar des médicaments, d’aboutir à des « paniers d’aliments » conventionnés. Un tel système universel pourrait être plus puissant que les politiques alimentaires actuelles, qui ciblent des pratiques individuelles et s’adressent finalement à des populations plutôt favorisées. De plus, il adopte une approche préventive, au contraire de l’aide alimentaire qui intervient une fois que l’insécurité alimentaire est installée. Enfin, de tels paniers incitatifs seraient un vrai levier pour faire évoluer les régimes alimentaires. Or, cette transformation des régimes et leur rééquilibrage6 apparaît comme un enjeu majeur pour aller vers une sécurité alimentaire mondiale. C’est la deuxième posture décrite ci-dessus, à l’encontre de la posture « néoproductiviste », laquelle est mise en défaut par le fait que les crises alimentaires de 2007-2008 sont survenues dans un contexte où la production agricole mondiale était abondante et suffisante. Dans l’expérimentation en Gironde, le rôle de la recherche consiste à participer à l’organisation du processus participatif et à en analyser le déroulement et les résultats.

La précarité alimentaire est-elle bien estimée en France ?

La crise de la Covid-19 a été révélatrice.

Antoine Bernard de Raymond : C’est un autre questionnement issu de notre travail à l’international. Il existe une précarité alimentaire invisible dans les pays du Nord, qui se révèle en temps de crise. À cet égard, la crise de la Covid-19 a été révélatrice : une frange de ménages à la limite de la précarité et une partie des étudiants ont basculé dans l’insécurité alimentaire. Cela nous a amené à chercher une méthodologie de suivi plus précise et pérenne de cette insécurité alimentaire en France. Notre projet, en partenariat avec le Credoc7, vise à associer des enquêtes statistiques et des enquêtes ethnographiques. Les premières, menées sur des échantillons représentatifs, rassembleront des données sur les achats des ménages, sans se limiter au budget alimentaire, mais à l’ensemble des postes budgétaires, car on sait que le budget alimentaire sert souvent de variable d’ajustement. Les enquêtes ethnographiques permettront d’approcher le fonctionnement des ménages, en passant du temps avec les gens. Cette approche mobilisera des sociologues de terrain. Cette méthodologie d’évaluation devrait donner une vision plus juste de la vulnérabilité alimentaire des Français, qui échappe aux méthodes actuelles basées sur les chiffres des associations d’aide alimentaire, ne donnant à voir que la partie visible de l’iceberg.

1. CSA, organe intergouvernemental créé en 1974 au sein de la FAO.

2. Le projet ANR SAGE (Sécurité alimentaire : la globalisation d’un problème public) a mobilisé une équipe internationale de 10 chercheurs : sociologues, politistes, économistes.

3. Un monde sans faim : gouverner la sécurité alimentaire /sous la direction de Antoine Bernard de Raymond, Delphine Thivet. Presses de Sciences Po, 2021.

4. ISF, Ingénieurs sans frontières, est une fédération d’associations d’ingénieurs français créée en 1982 à l’École des ponts et chaussée.

5. Cette expérimentation de démocratie participative est animée par le Réseau Acclimat’Action, en partenariat avec le conseil départemental de la Gironde. 

6. Voir l’étude Agrimonde Terra et l’infographie.

7. Credoc : Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie.

 

Pascale MollierRédactrice

Contacts

Antoine Bernard de RaymondUSC1441 BSE Bordeaux sciences économiques

Le centre

Le département

En savoir plus

Alimentation, santé globale

Lutter contre les inégalités sociales d’accès à une alimentation saine et durable

Concilier la qualité nutritionnelle de notre alimentation, sa durabilité et s’assurer qu’elle soit accessible financièrement à toute la population est une équation complexe à résoudre. En mettant en œuvre des recherches action basées sur les enseignements tirés d’approches mathématiques appliquées à la nutrition, ou nutrition quantitative, Nicole Darmon, directrice de recherche à INRAE, explore plusieurs pistes pour résoudre cette équation. 20 ans de recherches récompensées aujourd’hui par le Prix Benjamin Delessert.

03 février 2022

Société et territoires

Sénégal : prendre en compte les inégalités au sein d’un ménage pour mieux orienter les aides publiques

COMMUNIQUE DE PRESSE - La mesure de la pauvreté et des inégalités dans un pays est importante pour orienter les mesures politiques d’aide aux personnes sous le seuil de pauvreté. Elle se base la plupart du temps sur des enquêtes de consommation des ménages. Mais ces enquêtes ignorent les inégalités qui peuvent exister au sein même d’un ménage. Des économistes d’INRAE et de l’Université Paris Dauphine – PSL, en partenariat avec l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie du Sénégal, ont ainsi mené une large enquête quantitative au Sénégal auprès de 18 000 individus de 2000 ménages. L’un des objectifs étaient d’améliorer la mesure de la pauvreté. Leurs résultats, publiés dans le numéro de mai de la revue World Bank Economics, montrent que les inégalités au sein des ménages représenteraient 14% des inégalités au Sénégal. Mais surtout, 13,4% des personnes pauvres ne seraient pas repérées comme telles dans les enquêtes nationales car elles appartiennent à des ménages vivant au-dessus du seuil de pauvreté.

02 juillet 2021