Société et territoires 3 min
EMMA : un nouveau laboratoire international pour étudier la question territoriale en France et en Argentine
Le laboratoire international associé (LIA) EMMA étudiera la structuration sociale des territoires en France et en Argentine, en mobilisant différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Ses recherches s’intéresseront aux styles de vie, aux marchés et à l’environnement, dans une perspective comparative. Créé en octobre 2024 pour cinq ans, le LIA EMMA réunit INRAE, l’Université Paris-Dauphine en France, et l’Université Nationale de San Martín en Argentine.
Publié le 28 octobre 2024
Les dynamiques territoriales, qui sous des formes diverses et spécifiques se manifestent aussi bien en France qu’en Argentine, s'imposent aujourd’hui comme un enjeu central pour l’action publique et pour les sciences sociales, qui doivent fournir des outils de compréhension à la hauteur des défis actuels. Ces dynamiques diffèrent des processus du XXe siècle, marqués par l’exode rural et la « question urbaine », puis par la mondialisation et l’émergence des villes globales. Elles se manifestent désormais par des transformations socio-territoriales complexes, multi-échelles et interconnectées. Parmi ces évolutions, l’extension de la périurbanisation, qui brouille les frontières entre villes et campagnes, modifie profondément la répartition des populations et des activités. La pandémie de Covid-19 a exacerbé ce phénomène qui peut prendre forme d’un « exode urbain », où certaines catégories sociales quittent les centres-villes non seulement pour des périphéries proches, mais aussi pour des zones rurales éloignées. Ces mutations alimentent les inégalités, voire les « fractures » territoriales, qui se cristallisent autour des enjeux sociaux, économiques mais aussi environnementaux, nourrissant des mobilisations politiques inédites.
Pour comprendre ces transformations, un regard croisé des sciences humaines et sociales est essentiel. Des processus autrefois jugés inéluctables s’avèrent aujourd’hui nuancés, voire réversibles, exigeant une recontextualisation spatiale des concepts comme le capital, les marchés, et les institutions. Les distinctions traditionnelles entre urbain et rural, ancrées dans les sous-disciplines des sciences sociales, montrent leurs limites et fixent des frontières d’étude trop rigides. Le LIA EMMA cherche à dépasser ces cloisonnements par des approches interdisciplinaires et des comparaisons internationales, plaçant l’espace au cœur de l’analyse des dynamiques sociales.
Un laboratoire pour croiser les perspectives disciplinaires et nationales sur les dynamiques territoriales
Le LIA EMMA réunit sociologues, anthropologues, politistes, économistes, géographes et statisticiens des institutions partenaires pour étudier les dimensions spatiales de la structure sociale, des marchés et des processus de politisation. L’accent sera mis sur les espaces situés au-delà des grandes villes et sur les enjeux environnementaux, tandis que l’approche comparative entre deux pays permettra de développer des outils de généralisation forts des apports interdisciplinaires. En adoptant une focale sur une échelle intermédiaire, celle du niveau national, souvent délaissé au profit des échelles locale et globale, le LIA EMMA vise à explorer les articulations et jeux d’échelles.
Le LIA EMMA entend dynamiser les échanges entre chercheurs argentins et français, favorisant l’apprentissage mutuel et la production scientifique croisée. Les workshops annuels et colloques hybrides faciliteront le partage des avancées, et seront complétés par des séminaires spécialisés, tables rondes et séjours d’enquête ou de formation. Les projets de recherche et encadrements de thèses conjoints seront essentiels à la coopération, en encourageant le dialogue, l’innovation et l’intégration des jeunes chercheurs.
Les activités du LIA EMMA s’organiseront autour des trois lignes de recherche pour étudier les dynamiques de circulation et de ségrégation socio-territoriale, la structuration territoriale des marchés foncier, immobilier, de l’emploi et agricole, et la politisation des inégalités territoriales et de l’environnement.
Dépasser la logique des hiérarchies urbaines pour interroger les différenciations socio-spatiales
Au-delà des grandes villes, de nouvelles formes de différenciation sociale et territoriale émergent. Le LIA EMMA se propose de les analyser, en examinant la diversité de critères qui façonnent les préférences et les perceptions des différentes catégories sociales. Quels attributs – tels que l’accès à l’emploi et aux services, la qualité de l’environnement, les réseaux familiaux, ou l’ancrage territorial, influencent l’attractivité ou la marginalisation des espaces ? Les villages, hameaux ou zones périurbaines reflètent-ils des hiérarchies spatiales similaires à celles des villes ? Les scientifiques du LIA EMMA étudient notamment les configurations territoriales inédites, y compris des formes hybrides comme les « quartiers fermés » et les stations balnéaires à la fréquentation saisonnière, qui défient les catégories traditionnelles de l’urbain et du rural. Plutôt que de simplement transposer les notions urbaines de ségrégation ou de gentrification, il apparaît nécessaire de les adapter pour saisir ces réalités sociales singulières.
Les chercheurs analysent également les mobilités et circulations des individus entre ces espaces, ainsi que la diversité des modes de vie et des usages – résidentiels, professionnels, de loisir – qui se chevauchent dans un même lieu. Cette « multi-localisation » complexifie la compréhension de la structure sociale et interroge la pertinence des échelles d’analyse, du local au national. L’étude des conditions d’accès aux services publics complète cette analyse : l’offre de santé, d’éducation ou de sécurité varie-t-elle selon les territoires, et dans quelle mesure ces disparités alimentent-elles les inégalités socio-spatiales ?
Marchés immobiliers, fonciers et de l’emploi : un miroir des inégalités
Le LIA EMMA explore comment les marchés fonciers, immobiliers, agricoles et de l’emploi produisent et reproduisent les inégalités sociales et économiques à travers les territoires, en comparant les situations de la France et de l'Argentine. En Argentine, l'absence de système bancaire structuré transforme les stratégies patrimoniales, où le marché immobilier devient un refuge pour se protéger des fluctuations économiques. Ce contexte met en lumière les pratiques informelles et les stratégies immobilières selon les classes sociales, dans un environnement économique instable.
La comparaison des marchés fonciers agricoles révèle des divergences marquées : en Argentine, la concentration foncière au sein d’une oligarchie terrienne contraste avec le modèle français, où l’accès à la terre est contrôlé localement par les exploitants. Ces différences influencent directement la répartition des ressources et l’organisation des espaces agricoles.
L’étude spatialisée du marché de l’emploi, quant à elle, montre comment les restructurations économiques affectent les valeurs foncières, les modes de vie et les rapports entre groupes sociaux. Par exemple, l’urbanisation des zones côtières modifie les usages des territoires et les interactions entre vacanciers, travailleurs locaux et temporaires, ajoutant à la complexité des dynamiques d’inégalités.
Enfin, les interventions publiques dans ces marchés révèlent aussi des rapports socialement différenciés à l’État et à la politique. Les formes de régulation, qu'il s'agisse de l'enregistrement des titres de propriété, de l'encadrement des normes d'urbanisation ou des financements, montrent comment les inégalités sont renforcées ou contestées au gré des politiques publiques et des intérêts économiques.
Environnement et inégalités : des mobilisations aux enjeux de justice
Le LIA EMMA s'intéresse aux liens entre les enjeux environnementaux et les inégalités, en explorant leurs dimensions politiques et sociétales dans les contextes français et argentin. Le mouvement des Gilets jaunes, en France, a mis en lumière des mobilisations populaires issues des périphéries urbaines, motivées par un sentiment d’abandon des services publics. En Argentine, des mouvements de défense de la ruralité et des droits territoriaux des peuples autochtones font écho à ces préoccupations d’accès aux ressources.
Ainsi, l'écologie devient un enjeu de justice sociale. Tant en France qu’en Argentine, les problématiques environnementales telles que la pollution et le changement climatique affectent plus durement les zones marginalisées. La qualité environnementale des espaces devient un objet de lutte, où les classes sociales adoptent différemment la cause écologique, les pratiques et choix de consommation des élites sont remis en question et révèlent des stratégies de distinction sociale et des formes de domination.
La question écologique suscite de nouvelles mobilisations, parfois explosives, en réaction aux intérêts industriels et extractivistes qui dominent ces territoires. Au-delà de la simple comparaison des mouvements sociaux, cette analyse explore comment les enjeux environnementaux redéfinissent les conditions de vie et les valeurs des territoires, remettent en question les structures de pouvoir et interrogent les moyens d’accès à la justice environnementale pour tous.
Les équipes et les coordinateurs du LIA EMMA : en savoir plus
Coordinateurs du LIA EMMA
Eleonora Elguezabal est sociologue et chargée de recherche INRAE à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO). Elle explore les différenciations territoriales dans des contextes urbains et ruraux, les pratiques et métiers liés au contrôle, à la police et à la sécurité, ainsi que les mobilités territoriales et professionnelles, à travers des enquêtes menées principalement en France et en Argentine.
Ramiro Segura est anthropologue, chercheur au Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET) au sein de l’Ecole interdisciplinaire des hautes études sociales de l’Université nationale de San Martín et professeur à l’Université nationale de La Plata. Spécialiste de l’anthropologie urbaine, ses recherches portent sur les dynamiques de ségrégation, les mobilités et les processus d'urbanisation contemporains, principalement autour des agglomérations de Buenos Aires et de La Plata en Argentine.
Laboratoires participants au LIA EMMA
Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales - IRISSO
L’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO) est une unité mixte de recherche associant près de 100 politistes, sociologues et économistes de l’Université Paris Dauphine-PSL, du CNRS et d’INRAE. Ses travaux, centrés sur la sociologie des mondes économiques, l’analyse de l’action publique et la politisation, s’organisent autour de deux axes : « Capitalismes » et « Démocraties ». L’institut étudie les effets des mutations du capitalisme sur les sociétés et les mécanismes de régulation, en portant une attention particulière aux inégalités, aux rapports à la politique et aux engagements en politique des citoyens et citoyennes.
Centre d'Economie et de Sociologie Rurales Appliquées à l'Agriculture et aux Espaces Ruraux - CESAER
Le Centre d'économie et de sociologie rurales appliquées à l'agriculture et aux espaces ruraux (CESAER), unité mixte de recherche entre l’Institut Agro Dijon et INRAE, rassemble 35 chercheurs et enseignants-chercheurs en économie, sociologie et géographie. Il explore les dynamiques des territoires ruraux et les transformations agricoles vers la durabilité. Il s’organise en deux pôles de recherche : « Dynamiques des territoires ruraux » et « Territoires d’alimentation et agricultures durables ». Le premier s’intéresse aux mutations socio-économiques des espaces ruraux, notamment les inégalités territoriales et les mobilités résidentielles, alors que le second étudie les systèmes alimentaires en transition, les pratiques agricoles et les politiques publiques favorisant l'agroécologie.
Escuela Interdisciplinaria de Altos Estudios Sociales - EIDAES
L’École interdisciplinaire d'études avancées en sciences sociales (EIDAES), est l’une des principales institutions de recherche en sciences sociales en Argentine et en Amérique latine. Rattachée à l'Université nationale de San Martín (UNSAM), elle rassemble plus de 200 chercheurs dans des disciplines variées, de la sociologie et l'anthropologie à l'histoire, la science politique et l'économie. Favorisant un dialogue interdisciplinaire et international, EIDAES défend une science sociale publique, collaborative et engagée dans les enjeux contemporains.
Centro Franco Argentino de Altos Estudios - CFAAE
Le Centre franco-argentin de hautes études en sciences sociales (CFAAE) promeut les échanges scientifiques franco-argentins dans les sciences humaines et sociales. Né d’un partenariat entre l’Ambassade de France en Argentine et l’UBA, avec l’École des Hautes Études en Sciences Sociales comme membre fondateur, le CFAAE développe des collaborations universitaires en Argentine ainsi qu’au-delà (Chili, Uruguay, Paraguay). Il organise des séminaires et conférences, et coopère avec l’Institut Français et l’Institut des Amériques.
LIA, qu’est-ce que c’est ?
Un Laboratoire International Associé (LIA) est un projet de recherche collaboratif « sans murs » et sans personnalité juridique, qui formalise pour une durée déterminée une coopération internationale autour d’un projet scientifique commun. La relation entre les laboratoires est définie par une convention, précisant les modalités de coopération et la propriété intellectuelle. Dirigé par des chercheurs de minimum deux pays différents, un LIA est soutenu par un comité scientifique et un comité de pilotage. Chaque laboratoire conserve son autonomie, son statut et sa localisation. Le label LIA offre une visibilité renforcée et la possibilité d’obtenir des financements spécifiques auprès des institutions partenaires et de programmes externes.