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Claire Chenu, les pieds sur terre
Le sol et en particulier, la matière organique du sol, une question clé pour une agriculture durable que Claire Chenu explore depuis de nombreuses années. A son actif, un parcours académique jalonné de succès, une longue expérience de l’interface entre les sciences et l’élaboration des politiques…. Elle reçoit le laurier de la Recherche agronomique 2019 de l'Inra.
Publié le 19 novembre 2019
Entre le château de Versailles et celui de Grignon, au cœur de la plaine de Versailles, travaille Claire Chenu. Chercheuse Inra ou professeure AgroParisTech, elle s’intéresse depuis toujours à la matière organique des sols, clé de voûte de la sécurité alimentaire, du changement climatique ou encore de la biodiversité. Son parcours exceptionnel lui vaut de recevoir le laurier de la Recherche agronomique 2019 de l'Inra.
A l’interface entre le minéral et la vie
Le sol, cette couche la plus superficielle du globe terrestre qui abrite le quart de la biodiversité et dont dépend la quasi-totalité de notre alimentation, ou plutôt les sols, Claire les découvre au cours de ses études à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-aux-Roses.
Je voulais de la géologie avec de la vie
Recrutée en 1982 à l’Inra, elle rejoint le laboratoire de Sciences du sol à Versailles où elle s’intéresse aux interactions argiles-polysaccharides neutres afin de mieux connaître les phénomènes d'agrégation d'origine biologique. Elle obtient son doctorat en 1985.
« Je savais que je voulais travailler sur les interactions bio-organo-minérales » explique-t-elle. « J’étais convaincue et je le suis toujours d’ailleurs, que ce qui détermine un certain nombre de phénomènes macroscopiques du sol, comme la dynamique du carbone, est régulé à l’échelle microscopique, à travers les interactions entre les minéraux, la matière organique, les conditions de vie et l’activité des microorganismes ».
Claire va d’abord développer une approche innovante, mobilisant des techniques de microscopie électronique (balayage, transmission…) au service des sols. Elle couple ensuite ce qu’elle maîtrise, l’étude de la structure du sol au savoir-faire de son collègue Jérôme Balesdent, la biogéochimie isotopique, une méthodologie qui met à profit l’abondance naturelle du carbone 13. Elle met en évidence que l’organisation du sol en agrégats contrôle la dynamique du carbone dans les sols. C’est une première mondiale et les équipes Inra sont à la pointe. Les publications scientifiques se multiplient. Ses travaux donnent lieu à une véritable ligne de recherche que d’autres exploreront plus avant. Une façon de faire qui la caractérise bien, reconnaît-elle.
A l’époque, la vision que le monde scientifique a de la matière organique est compliquée, plutôt chimique. Sous le microscope, Claire Chenu observe des débris végétaux, des microorganismes, des métabolites … témoins de processus biologiques et de phénomènes d’adsorption où les associations organo-minérales jouent un rôle essentiel. Une mini révolution conceptuelle !
Vingt mille lieux sous la terre ou presque
Claire va alors chercher à décrire l’hétérogénéité spatiale du sol, s’intéressant aux hot spots d’activité microbienne et au devenir de résidus végétaux. Entraînant toute une équipe dans son sillage, elle conçoit de nouvelles méthodes exploratoires, en particulier avec Laure Vieublé-Gonod, recourant à des instruments dont l’évocation la fait encore sourire, machine à couper le jambon et autre coupe-frite customisés, nécessaires pour faire des tranches de sol « On rigolait bien ! ».
Ma petite entreprise
Parallèlement elle s’investit au profit du collectif, prenant par exemple la direction de l’unité de recherche Sciences du sol (1998). « J’étais super bien organisée : le matin, j’étais directrice d’unité, l’après-midi, j’étais chercheuse ».
En 2003, elle change, un peu mais pas trop convient-t-elle. Elle devient professeure à AgroParisTech, troquant un mi-temps de direction contre un mi-temps d’enseignement. « J’ai trouvé ça super », se rappelle Claire, « le contact avec les étudiants, la réflexion autour des formations, la responsabilité d’un master pluridisciplinaire… ».
Faire du lien entre différentes disciplines
En 2004, elle rejoint le laboratoire de Biogéochimie et écologie des milieux continentaux où elle prend la responsabilité de l’équipe Matières organiques. Elle y travaille au côté de nouveaux collègues parmi lesquels Cyril Girardin dont elle partage l’intérêt pour le marquage isotopique des matières organiques. Claire s’intéresse toujours à l’hétérogénéité spatiale des activités microbiennes. De l’exploration de l’écologie microbienne dans des pores du sol de différentes tailles avec son collègue Naoise Nunan au projet pluridisciplinaire MEPSOM - Modélisation multiéchelle et propriétés émergentes de la dégradation microbienne des matières organiques (ANR 2010 – 2013), son équipe montre que les propriétés de l’environnement microbien ont plus d’influence sur les vitesses de biodégradation des matières organiques que la diversité ou la composition des communautés microbiennes présentes. Aujourd’hui, dans l’unité Ecologie fonctionnelle et écotoxicologie des agroécosystèmes (Inra, AgroParisTech) où travaille désormais Claire, MEPSOM a fait des petits, le projet Soilµ3D, coordonné par Patricia Garnier, s’intéresse encore et toujours aux fonctionnements microbiens dans les microhabitats du sol sur fond de modélisations 3D.
Ambassadrice des sols
Animation de la recherche, formation, enseignement… Claire fait ses armes très tôt, alliant une aisance naturelle à expliquer les choses à un sourire dont elle ne semble jamais se départir.
La présidence du Conseil scientifique du programme Fonctions environnementales et gestion du patrimoine sol (Gessol), initié en 1998 par le ministère en charge de l’Ecologie sera une période d’activité intense, sur fond de politiques publiques, ponctuée de nombreuses actions de communications et rythmée par « une ligne d’action claire qui donne du sens à la recherche que l’on fait ». « J’ai adoré ça… L’équipe était extraordinaire ». De la vice-présidence du Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité, institué en 2004 auprès du ministre chargé de l'environnement, elle garde le souvenir d’un collectif à l’esprit ouvert et l’idée de pouvoir ajouter sa pierre à l’édifice… scientifique.
Quand une initiative politique rejoint notre domaine de recherche… c’est fantastique
En 2015, elle est nommée ambassadrice spéciale pour l’Année internationale des sols par la FAO - une année exceptionnelle au cours de laquelle elle s’attache à faire comprendre que le sol est multifonctionnel et que les enjeux sont immenses. Claire intervient également lors de la COP21 et prend part à l’Initiative 4 pour 1000 - Les sols pour la sécurité alimentaire et le climat lancée par la France - membre du Comité scientifique et technique international, elle en assure aussi la vice-présidence.
« Notre objet d’études est de plus en plus mis à l’honneur du fait des préoccupations environnementales ». Depuis, les sollicitations n’ont pas faibli. Médiatiques, scientifiques ou politiques, elles laissent cependant à Claire encore un peu de temps libre qu’elle veille à préserver.
La recherche, l’enseignement, une aventure humaine
Aujourd’hui, le laurier de la Recherche agronomique 2019 de l'Inra salue l’ensemble de la carrière de Claire Chenu. Cette mise en lumière l’honore même si elle dit préférer porter quelque chose, une cause, une communauté, plutôt que recevoir. « Ce sera une super occasion de parler des sols, un évènement d’équipe ».

Mariée, deux enfants
- Parcours
Depuis sept. 2019 En détachement à l’Inra
2004-2010 Responsable de l’équipe Matières organiques – Dynamique et fonctions du Laboratoire de Biogéochimie et écologie des milieux continentaux (Univ. Paris 12, CNRS, Inra, AgroParisTech, ENS, IRD, Univ. Paris 12)
2005-2015 Responsable du parcours de master M2 - Fonctionnement physique, chimique et biologique de la biosphère continentale (Univ. Paris 6, AgroParisTech)
Depuis 2003 Professeure, département Sciences et ingénierie agronomiques, forestières, de l’eau et de l’environnement, AgroParisTech
1998-2003 Directrice de l’Unité Sciences du sol, Centre de recherche Inra Versailles-Grignon
1998-2002 Directrice de recherche Inra, Unité Sciences du sol
1994-1997 Responsable du programme « Le sol, ressource pour les organismes vivants : végétaux et populations microbiennes » pour le département scientifique Inra Sciences du sol
1986-1998 Chargée de recherche Inra, Unité Sciences du sol
1982-1986 Attachée scientifique contractuelle Inra, Unité Sciences du sol
- Formation
1985 Thèse de doctorat enen Terre, océan, espace, Univ. Paris 7
1982 DEA de pédologie et aménagement des sols, Univ. Paris 7
1981 Agrégation Sciences naturelles, option sciences de la terre
1980 Maîtrise de sciences naturelles et maîtrise de géologie, Univ. Paris 6
1978-1982 Elève professeure, ENS Fontenay-aux-Roses
- Distinctions
2019 Laurier Inra de la Recherche agronomique
2019 Prix Philippe Duchaufour, Union européenne des géosciences (EGU)
2017 Palmes académiques
2016 Prix de l’Association française pour l’étude des sols (Afes)
Depuis 2015 Correspondante de l’Académie d’agriculture de France
2005 Prix Jean Dufrenoy de l’Académie d’agriculture de France
- Loisirs
Lecture, randonnée, jardinage, peinture
Impact de l’agroforesterie ou de l’agriculture de conservation sur le stockage de carbone, analyse des processus qui expliquent la persistance du carbone, microhabitats microbiens, services écosystémiques rendus par les matières organiques dans des sols de micro-fermes urbaines, tels sont les axes de recherche que Claire Chenu, ses collègues et ses étudiants privilégient désormais. A leur actif, un projet ANR sur le potentiel de stockage de carbone des sols agricoles ou encore un réseau européen de jachères nues de longue durée constitué avec Pierre Barré et dont Claire vantait il y a peu les atouts en Australie. « C’est un outil important pour caractériser le carbone stable des sols et expliquer sa persistance ou pour tester à long terme des processus comme le priming-effect, c’est-à-dire la sur-minéralisation de la matière organique du sol après un apport de matière organique fraiche ».
Ces travaux conduisent souvent Claire en dehors de l’Île-de-France…enfin pas très longtemps, d’autant que sous couvert d’un projet européen (EIJP Soil - EU 2020-2024) tout juste accepté, elle va reprendre du service à l’Inra tout en restant professeure consultant au sein d’AgroParisTech. Celle qui a tant voyagé enfant ne serait-elle pas devenue un peu casanière ?
Chenu C. et al. 2019. Increasing organic stocks in agricultural soils: Knowledge gaps and potential innovations. Soil and Tillage Research 188: 41.
Smith P. et al. 2019. How to measure, report and verify soil carbon change to realize the potential of soil carbon sequestration for atmospheric greenhouse gas removal. Global Change Biology First published on line DOI: 10.1111/gcb.14815.
Chen S. et al. 2019. National estimation of soil organic carbon storage potential for arable soils: A data-driven approach coupled with carbon-landscape zones. Science of The Total Environment 666: 355.
Soucémarianadin L. et al. 2019. Heterogeneity of the chemical composition and thermal stability of particulate organic matter in French forest soils. Geoderma 342: 65.
Lutfalla S. et al. 2019. Multidecadal persistence of organic matter in soils: multiscale investigations down to the submicron scale. Biogeosciences 16: 1401.