Alimentation, santé globale Temps de lecture 7 min
Une application mobile professionnelle pour seconder les médecins dans la lutte contre l’antibiorésistance
L’équipe Statistique et Génome du Laboratoire de mathématiques et modélisation d’Evry (Université d’Evry, CNRS, ENSIIE, INRAE) a créé avec la fondation Médecins sans frontières une application pour smartphone basée sur l’intelligence artificielle capable de diagnostiquer la résistance des bactéries aux antibiotiques. La propagation de l’antibiorésistance est un problème de santé majeur pointé du doigt par l’OMS depuis 2015. L’objectif de l’application baptisée « ASTapp », est de garantir l’égalité d’accès à un diagnostic correct dans le monde entier.
Publié le 17 novembre 2021

Un bon usage des antibiotiques constitue, parmi d’autres initiatives recommandées par l’Organisation mondiale de la santé, un moyen de lutte contre la propagation de l’antibiorésistance. Une innovation basée sur l’intelligence artificielle et les technologies du numérique pour lutter contre cette menace a vu le jour au sein de l’équipe Statistique et Génome du Laboratoire de mathématiques et modélisation (Lamme). En collaboration avec la Fondation Médecins sans frontières (MSF), l’équipe a créé « ASTapp », une application pour mobile et tablette, destinée aux professionnels, capable d’établir un pré-diagnostic en cas de résistance aux antibiotiques. L’émergence et/ou la propagation de l’antibiorésistance est un problème de santé aujourd’hui aussi aigu dans les pays d’Asie ou d’Afrique où intervient l’association que dans les pays industrialisés. Une des pistes de lutte contre cette menace passe par un meilleur diagnostic pour utiliser les antibiotiques à bon escient.
Un mini labo dans le smartphone des médecins
La technique actuelle la plus répandue pour tester la résistance aux antibiotiques est l’antibiogramme ou test de sensibilité aux antibiotiques par diffusion sur disque. Ces antibiogrammes sont ensuite analysés par des systèmes de lecture automatique qui présentent un diagnostic que valide un microbiologiste. Cette méthode exige des équipements technologiques de pointe, des infrastructures conséquentes et des personnels qualifiés capables d’interpréter les résultats. Autant de ressources coûteuses et longues à mettre en place dans les dispensaires ou hôpitaux où intervient MSF. C’est sur ce constat que le projet qui a donné naissance à l’application ASTapp a vu le jour en 2017. L’objectif étant de garantir aux patients des pays à faibles ressources ou en guerre l’accès à des analyses aussi fiables que dans nos hôpitaux et laboratoires. « C’est l’histoire d’une belle collaboration, interdisciplinaire et inter-organismes sur le site de l’université d’Evry. Amin Madoui, bioinformaticien au CEA est à l’initiative du projet avec Guillem Royer, pharmacien et docteur en bio-informatique. Leur idée d’une application mobile a remporté l’adhésion des microbiologistes de MSF, » explique Christophe Ambroise, responsable de l'équipe Statistique et Génome au sein du laboratoire Lamme, qui a pris en charge le développement des algorithmes d’intelligence artificielle d’ASTapp.
Comment une application mobile peut-elle répondre à ces besoins ? Premier atout, ASTapp est utilisable hors ligne et en open source, ce qui apporte la garantie qu’elle reste accessible dans des zones blanches, de conflits et/ou à faibles ressources. Second atout, elle est capable de réaliser entièrement la lecture des antibiogrammes et de fournir un pré-diagnostic. « C’est la première application mobile de la sorte qui permettra d’orienter les médecins de MSF, ainsi que d’autres professionnels de santé, vers l’antibiotique le plus adapté à chaque patient. Elle apporte des solutions simples sans avoir recours aux coûteux lecteurs-incubateurs », ajoute Christophe Ambroise.
L’application fonctionne avec différentes technologies dont l’analyse d’image et l’intelligence artificielle. La première étape du développement, celle de la preuve de concept (Proof of Concept) a servi à valider les principes de l’analyse sur ordinateur et sur un petit ensemble de données. C’est Marco Pascucci, post-doctorant qui a mené à bien cette première phase. Plus de 1600 images d’antibiogrammes photographiées et analysées ! Le module d’analyse d’image lit le nom de chaque antibiogramme par reconnaissance d’écriture et calcule le diamètre des zones d’inhibition autour des antibiogrammes, un système expert embarqué interprète les données issues de l’analyse d’image, et enfin une interface graphique utilisateur facilite les interactions.
Ensuite, une version alpha de l’application pour smartphone a été créée, à laquelle a contribué Franck Samson, ingénieur de recherche en développement INRAE, spécialisé dans le développement et l’interface utilisateur de bases de données en santé animale (au sein de la Plateforme bioinformatique Migale) et santé végétale (FLAGdb, Base de données intégrative autour des génomes végétaux). « J’ai participé au développement de l’interface graphique de l’application pour la rendre conviviale pour les médecins. Nous avons référencé tous les médicaments, leurs interactions éventuelles connues et traduit toutes ces données en langage informatique. J’ai mis en place une maquette de l’application pour vérifier que tout était réalisable sur un smartphone, » explique l’ingénieur. Les résultats des tests réalisés sur des mobiles de différentes générations étaient vérifiés par les microbiologistes de MSF sur des lecteurs de l’hôpital de Créteil. L’outil fonctionne très bien puisqu’en moins de 5 minutes, il délivre le nom du médicament : « Le but est de cibler le bon antibiotique de manière simple, où que l’on se trouve dans le monde, en Palestine ou à Créteil, » résume Franck Samson.
L’intelligence artificielle au cœur de la médecine de demain
Médecine de précision ou égalité d’accès aux soins, l’IA est au cœur de la médecine du futur
« Les algorithmes que nous avons utilisés ne sont pas extrêmement compliqués, c’est leur utilisation qui est originale et nouvelle, » commente Christophe Ambroise. En « Machine learning », il existe 2 grand types de techniques, toutes deux utilisées dans le projet : celles « d’apprentissage non supervisé » pour réaliser des résumés de données et les techniques « d’apprentissage supervisé », pour reproduire des comportements d’expert à partir d’exemples passés. Le laboratoire a d’abord utilisé un algorithme maison d’apprentissage non supervisé pour l’analyse d’images, une méthode géométrique basée sur la détection de rupture de signal radial qui permet ainsi de délimiter la zone d’inhibition. Complété par les diagnostics des microbiologistes de l’association, un algorithme d’apprentissage supervisé plus précis a été mis au point. Le résultat est ensuite comparé avec la base de données définies par l’organisme européen Eucast pour fournir la réponse quant à l’antibiorésistance. Eucast recense les données épidémiologiques des laboratoires et définit les valeurs critiques des diamètres des zones d’inhibition. Plus de 2000 règles ont été intégrées dans le système expert permettant à l’application de signaler un mécanisme de résistance. L’équipe a bénéficié des bases de règles qu’utilise un fabricant français de lecteurs-incubateurs devenu partenaire du projet ; ce qui garantit la mise à jour annuelle des données dans l’application.
« Derrière l’intelligence artificielle, ce sont les informaticiens qui mettent en place tous les moyens de calcul, les statistiques, qui hiérarchisent les informations, traduisent les données en numérique, etc. », rappelle Franck Samson. En février 2021, les résultats démontrant la faisabilité technique de l’application ont été publiés dans la revue Nature Communication. Aujourd’hui, ASTapp est accessible à un public restreint sous le contrôle de MSF et en attente d’une certification européenne concernant les dispositifs médicaux de diagnostic avant d’être mise à disposition sous licence Apache 2.0 sur Google play à destination d’un public plus large.
Aller plus loin avec le « Google Impact Challenge »
Comment pérenniser cette application, passer de la preuve de concept (Proof of concept, POC) à l’application professionnelle, de l’outil pour la recherche au produit ergonomique ? Question majeure pour le Lamme, créateur de l’application ASTapp qui, pour assurer un avenir viable à son application, a répondu à l’appel à projets Google « Artificial Intelligence Global Impact Challenge ». Cette initiative récompense les projets basés sur l’intelligence artificielle susceptibles d’avoir un impact positif sur des problématiques sociales, de santé publique ou d’éducation. Le projet ASTapp a fait partie des 20 lauréats (parmi 2602 candidatures) et a reçu une bourse de 1,3 M $ en 2019. Une manne pour le projet ! L’application a alors pu être évaluée sur le terrain, à Amman en Jordanie. Durant cette étape, les performances et le fonctionnement du système expert ont été testés pour calibrer au mieux les traitements des images par l’intelligence artificielle présente dans l’application. Les fonds ont également permis de pérenniser l’application en garantissant la mise à jour des données dans l’application grâce à un contrat avec une entreprise française spécialisée dans le diagnostic microbiologique.
HOMME, ANIMAL, ENVIRONNEMENT : TOUS CONCERNÉS PAR L’ANTIBIORÉSISTANCE
A voir et à lire, l’interview de Muriel Vayssier-Taussat, cheffe du département Santé animale d'INRAE et directrice de l'Institut Carnot France Futur Elevage. La scientifique aborde les solutions que l'institut élabore, dans une démarche systémique et intégrée « One Health, une seule santé », pour réduire l’usage des antibiotiques et diminuer l’apparition ou le développement d’antibiorésistances. Elle présente des exemples de pistes d'alternatives innovantes
Lexique
Antibiorésistance : Capacité d’une bactérie à résister aux effets des antibiotiques dans le cas d’infection bactérienne. Des bactéries peuvent être résistantes à un ou plusieurs antibiotiques ; on parle alors de bactéries multirésistantes. L’utilisation massive et/ou inappropriée des antibiotiques dans le monde accélère le processus de résistance. Cette dernière se construit au gré de mécanismes qui se transmettent par l’environnement et l’alimentation et affectent l’homme et l’animal. De nouveaux mécanismes de résistance apparaissent et se propagent dans le monde entier, compromettant la capacité à traiter les maladies infectieuses courantes. En santé humaine, la résistance aux antibiotiques entraine une augmentation des dépenses médicales, une prolongation des hospitalisations et une hausse de la mortalité. Source : MSF, OMS, INRAE
Antibiogramme : Technique de laboratoire visant à tester la sensibilité d’une bactérie vis-à-vis d’un ou plusieurs antibiotiques, en plaçant dans une boîte de Pétri une culture de bactéries en présence de pastilles imbibées d’antibiotiques puis en observant les conséquences sur le développement et la survie des bactéries. Si l'antibiotique est efficace, une zone d'inhibition entoure la pastille, où la croissance bactérienne a été inhibée. Le résultat sera interprété selon le diamètre de la zone d'inhibition qui entoure le disque d'antibiotique. En deçà, la bactérie est considérée comme résistante, au-delà comme sensible.
Machine Learning ou « apprentissage automatique » : Technique capable de reproduire un comportement grâce à des algorithmes, eux-mêmes alimentés par un grand nombre de données. Confronté à de nombreuses situations, l'algorithme apprend quelle est la décision à adopter et créé un modèle. La machine peut automatiser les tâches en fonction des situations.