Dossier revue
Alimentation, santé globale

Bien manger, une histoire de représentations

L’intérêt d’une alimentation équilibrée est établi du point de vue scientifique et guide les recommandations nationales. Pourtant, la nécessité de s’y conformer varie selon les populations et la représentation qu’elles se font d’« être en bonne santé ». Explications.

Publié le 06 juillet 2023

Afin d’informer et de réduire les inégalités sociales face à la nutrition et l’équilibre alimentaire, l’État a mis en place, en 2001, un Programme national nutrition santé (PNNS). Reconduit depuis et revu au fil des nouvelles connaissances sur les habitudes et pratiques des citoyens et sur les bienfaits des aliments, ce programme peine encore à faire effet sur l’alimentation des plus pauvres. Il se heurte en particulier à leurs représentations sociales. La représentation de l’alimentation est déterminante pour chaque groupe social.
« La nourriture est marquée par notre appartenance à un groupe social. Elle reflète les valeurs partagées par le groupe », explique Sandrine Monnery-Patris, spécialiste en psychologie sociale, au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA) de Dijon. La chercheuse s’intéresse à nos comportements vis-à- vis de l’alimentation, comment ils se forment dans l’enfance et évoluent au cours de la vie. Son but est d’identifier des leviers favorisant des comportements plus en adéquation avec les recommandations tout en maintenant le plaisir des consommateurs. Dans les milieux plus éduqués, l’alimentation est aussi un moyen de transmettre des valeurs : pour la santé, pour la planète, les individus ont la volonté de se conformer aux recommandations. Les personnes consomment alors plus de fruits et légumes, essaient de rééquilibrer la balance entre protéines végétales et animales, etc.

Quand bien manger veut dire manger beaucoup

« La nourriture est marquée par notre appartenance à un groupe social. » Sandrine Monnery-Patris, spécialiste en psychologie sociale

Dans les milieux moins favorisés ou moins éduqués, le plaisir de manger est souvent vu au sens quantitatif : il est important que la nourriture rassasie. Les parents se tournent alors vers des aliments que l’enfant aime, afin qu’il sorte de table en ayant assez mangé. Les aliments plus rassasiants, tels que les féculents raffinés, sont privilégiés par rapport aux fruits et légumes qui apportent des « calories chères ». Cette vision du bien manger est encore plus présente dans les régions d’outre-mer, où selon Caroline Méjean, épidémiologiste en nutrition au laboratoire Moisa à Montpellier, bien manger signifie une généreuse ration, et ce de manière encore plus marquée chez les jeunes les moins éduqués. Les facteurs de santé ou même de plaisir gustatif passent au second plan.

La viande, marqueur de progrès social

La consommation de viande est similaire dans les différentes catégories de population. Historiquement difficile d’accès pour les plus pauvres, la viande est encore souvent vue, dans les milieux défavorisés, comme une marque de progrès social et la crispation peut être forte autour des recommandations nutritionnelles officielles du PNNS de diminuer sa consommation.

Illustration de personnes plongeant dans de la nourriture

 

Être bien portant : la notion positive de l’embonpoint dans certains groupes sociaux

3 % du PIB : c'est ce que représentent les conséquences directes et indirectes de l'obésité en France.

« Les représentations du corps varient selon les catégories sociales. Ces représentations évoluent, l’écart entre les catégories de population diminue légèrement, mais le clivage reste fort », souligne Faustine Régnier, sociologue au laboratoire PSAE (Paris-Saclay). Par exemple, dans les familles modestes, dans l’Hexagone comme à La Réunion (seul département d’outre-mer où l’on dispose de données sur le sujet, restituées dans l’expertise collective coordonnée en 2020 par Caroline Méjean), un enfant potelé est considéré comme en bonne santé. Les parents se préoccupent d’abord de rassasier les enfants, surtout lorsqu’eux-mêmes ont connu des privations. Dans les régions d’outre-mer, les corpulences féminines fortes sont souvent valorisées et associées à la féminité, la maternité. Ces représentations, construites dans des situations de carence, pourraient être en train de changer chez les jeunes, particulièrement en milieu urbain et chez les personnes les plus éduquées, probablement par une plus grande capacité d’intégration des messages de santé. En revanche, un faible niveau de diplôme semble être le plus systématiquement associé aux risques de surcharge pondérale chez les femmes.

Quand l’alimentation reste l’un des derniers domaines de liberté

Le besoin de liberté est un élément qui ressort fortement de plusieurs enquêtes menées en 2009 et 2018 par Faustine Régnier auprès de populations défavorisées. Lorsque le budget, les déplacements, le logement sont contraints, l’alimentation reste l’un des rares domaines où les personnes peuvent rester actrices de leurs vies. Ainsi, les recommandations alimentaires pour raisons de santé ou d’environnement sont vues comme une contrainte supplémentaire : manger des produits de saison, par exemple, réduit la palette du choix. La contrainte est d’autant plus difficile à supporter lorsque le bénéfice est difficile à appréhender : l’effet sur la santé peut n’apparaître qu’après de nombreuses années, et le bénéfice pour l’environnement est une notion qui est abstraite par rapport à un plaisir gustatif immédiat. L’alimentation est un moyen, parfois l’ultime, de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants. Par exemple, les parents peuvent privilégier le plaisir de leur enfant, notamment par des aliments riches en sucres, et estimer pouvoir attendre qu’il grandisse pour lui fournir une alimentation équilibrée.
« Or les recherches ont montré qu’agir tôt sur l’alimentation est favorable pour limiter le risque d’obésité. Plus on agit tard, moins c’est favorable », explique Faustine Régnier.

Obésité : le poids des inégalités

Les inégalités d’accès à une alimentation équilibrée s’observent avec les questions de surpoids et d’obésité. La prévalence de ces pathologies augmente quand le niveau d’étude diminue. On observe 2,5 fois plus d’obésité chez les adultes ayant un niveau d’étude primaire ou collège, par rapport au niveau bac+4 ou plus (étude INCA3, Anses, 2017). 

 

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« Jusqu’à présent, les études nationales Obépi montraient que la prévalence de l’obésité commençait à se stabiliser. L’édition 2020-2021 de ces enquêtes montre une réaugmentation de la prévalence de l’obésité, probablement en lien avec la crise sanitaire et les confinements successifs », souligne Chantal Julia, épidémiologiste et nutritionniste à l’université Paris 13. De plus, 75 % des enfants en surpoids ou en obésité sont issus de catégories populaires et inactives (ouvriers, employés, chômeurs, hommes/femmes au foyer…). Une tendance qu’on retrouve chez les enfants scolarisés en zone Réseau d’éducation prioritaire, comme le constate la Protection maternelle infantile auprès de 50 000 écoliers, âgés de 4 ans, du Val-de-Marne. L’explication n’est toutefois pas seulement alimentaire : depuis la crise sanitaire, le niveau d’activité physique a baissé, pour tout le monde.

  • Sarah-Louise Fillieux

    Rédactrice

    Direction de la communication
  • Alice Vettoretti

    Rédactrice