Dossier revue
Alimentation, santé globale

Aide alimentaire : réinventer le système

Alors que la France est au 7e rang mondial en termes de PIB, une partie importante de sa population fait appel à l’aide alimentaire. Quelles sont les limites et perspectives du système de lutte contre la précarité alimentaire actuellement en place ? Éclairage.

Publié le 06 juillet 2023

Entretien avec Laurence Champier, directrice générale des Banques alimentaires et Nicole Darmon, spécialiste en nutrition et santé publique au laboratoire Moisa (Montpellier).

Pour Laurence Champier (à gauche) et Nicole Darmon (à droite), l'aide alimentaire ne peut pas être la seule réponse à la lutte contre la précarité.

À quelles difficultés est confronté le système d’aide alimentaire français en 2022 ?

Nicole Darmon : Les difficultés ne sont pas nouvelles, ni limitées à la France, elles touchent tous les pays où la lutte contre la précarité alimentaire s’est structurée par la distribution de repas ou de denrées et produits invendus. La littérature scientifique et différents rapports français (think tank Terra Nova, avis 91 du CNA) font état de trois limites principales : le déséquilibre nutritionnel (manque de fruits et légumes frais, excès de produits sucrés et de céréales raffinées…) dû à la dépendance des structures de l’aide alimentaire aux dons d’invendus, l’inégalité d’accès en fonction du territoire où l’on réside (nombre et proximité des structures d’aide alimentaire inégaux, critères d’éligibilité fluctuants, offre et accompagnement variable…) et une gestion logistique et administrative de ces denrées alimentaires complexe. Enfin, une partie des populations en précarité alimentaire n’y a pas recours, par manque d’information, du fait de la variabilité des critères et modalités d’accès, de l’inadaptation de l’aide à leur situation et parfois par sentiment de honte ou de non-légitimité. Cela ne remet pas en cause le travail des bénévoles qui se démènent et innovent pour contribuer à la redistribution de denrées qui seraient gâchées. Mais si le système fait rempart aux conséquences de la précarité alimentaire, il n’arrive pas à l’endiguer. Le Covid-19 a été un électrochoc, comme le chômage de masse l’a été dans les années 1980 : la précarité alimentaire est massive dans un pays riche comme le nôtre.

Laurence Champier : L’aide alimentaire n’est qu’une partie de la solution. Elle ne peut à elle seule lutter contre la précarité, c’est une réponse pragmatique à un besoin essentiel : donner les surplus alimentaires au plus démunis plutôt que de les jeter. En tant qu’acteur terrain, nous sommes confrontés à des financements et des aides éphémères qui aident au lancement des initiatives mais pas à leur fonctionnement sur la longue durée. Il y a aussi un grand travail de coordination entre acteurs à faire, pour favoriser la mutualisation des moyens humains, techniques et des locaux. Il ne faut pas non plus vouloir imposer des tendances comme l’adoption systématique de produits bio : les personnes accompagnées par les partenaires des Banques alimentaires cherchent déjà à accéder aux produits qui coûtent cher dans le commerce : les fruits et légumes, la viande, le poisson… Depuis le Covid, nous avons développé l’achat des produits à forte valeur nutritive pour mieux correspondre aux recommandations. Ce qui nous a permis d’assurer une proportion de 24 % de fruits et légumes dans les paniers contre 18 % il y a 6 ans. (La recommandation du PNNS pour leur consommation est de 33 % de ces produits dans les régimes.)

Aujourd’hui, nous plaidons pour conjuguer lutte contre la précarité et soutien aux filières agricoles locales.                  Laurence Champier, directrice générale des Banques alimentaires

Quelles évolutions sont possibles pour lutter contre la précarité alimentaire demain ?

Laurence Champier : Aujourd’hui, nous plaidons pour conjuguer lutte contre la précarité et soutien aux filières agricoles locales. Nous collaborons, par exemple, avec les producteurs réunionnais : un atelier de transformation est mis à leur disposition pour valoriser et vendre une partie de leur production, en contrepartie ils s’engagent à nous donner une partie des produits transformés. Dans la Drôme, un jardin solidaire de 6 600 m2 complète l’approvisionnement en produits frais de nos structures, tout en étant un lieu éducatif et pédagogique. Mutualiser les efforts et les moyens paye. Certes ces initiatives sont locales, et à fédérer au niveau national. Nous comptons sur le Fonds pour une aide alimentaire durable (annoncé en novembre 2022 par le gouvernement français) pour aller dans ce sens. Sans oublier, l’accompagnement social, qui doit rester au coeur de nos missions. Ainsi pour le chèque alimentaire, comment s’assurer qu’il intègre les produits de l’agriculteur voisin tout en préservant l’anonymat de la personne aidée ? Car au-delà de la réponse au besoin de nourriture, l’aide alimentaire est un moyen de rompre l’isolement qu’une situation précaire installe. Cet accompagnement requiert des forces humaines pour ouvrir un dialogue.

Nicole Darmon : Le rapport du think tank Terra Nova, Vers une sécurité alimentaire durable, paru en novembre 2021 et auquel j’ai participé avec d’autres collègues d’INRAE, suggère un certain nombre de critères pour garantir un système alimentaire durable. Celui-ci doit garantir un accès économique, physique, social et égalitaire à une alimentation durable, choisie et désirable. Celle-ci doit être culturellement acceptable, en accord avec les valeurs, les préférences et pratiques de l’utilisateur, de bonne qualité sanitaire, nutritionnellement adéquate, respectueuse de l’environnement et économiquement viable. Nous insistons également sur une inclusion sociale, à chaque échelle, pérenne et efficace. Avec les six autres coordonnateurs, nous prônons la mise en place d’un dispositif de Sécurité sociale de l’alimentation qui s’adresse à tous et assure la transition vers une alimentation saine et durable. Cette piste de réflexion repose sur l’idée que l’alimentation n’est plus un produit marchand comme les autres, tout comme la santé en France. Le dispositif se composerait d’une allocation basée sur les quotients familiaux, d’une cotisation sociale et d’un accès à des produits conventionnés. Cette proposition mérite néanmoins encore des travaux d’analyse économique et juridique pour en évaluer la faisabilité à grande échelle et des études sur les effets concernant les inégalités, la santé humaine et l’environnement.

PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE QUELLES ACTIONS MAINTENANT ?

En octobre 2022, le Conseil national de l’alimentation (CNA) a rendu son avis (le 91e) sur les moyens de prévention et de lutte contre la précarité alimentaire en France. Son constat est alarmant : le phénomène est massif, s’aggrave avec les crises et est incomplètement appréhendé par manque de données. De plus, cette lutte est aujourd’hui principalement centrée sur le système d’aide alimentaire qui montre des limites. Celui-ci repose sur des associations habilitées et 200 000 bénévoles qui ont également des objectifs d’accompagnement et de lutte contre le gaspillage. D’autres initiatives alternatives, encore mal connues, existent (ateliers thématiques, épiceries solidaires, achats groupés, jardins partagés…) mais demandent à être soutenues pour être déployées à grande échelle.
Forts de ces constats et nourris des réflexions menées en un an par concertation citoyenne (67 débats et un panel de 18 citoyens dont 10 personnes précaires), les membres du CNA ont émis 71 recommandations pour repenser et faire évoluer le système. Parmi celles-ci : travailler sur la dignité des utilisateurs et la création d’un droit à l’alimentation, développer les connaissances sur les situations et les pratiques, et créer un fonds permanent pour accompagner les initiatives alternatives à l’aide alimentaire. Un mois après, le gouvernement a annoncé la création à venir d’un Fonds pour une aide alimentaire durable de 60 millions d’euros pour permettre « aux Français les plus fragiles, d’accéder à une alimentation de qualité ».

  • Sarah-Louise Filleux

    Rédactrice

    Direction de la communication