Alimentation, santé globale 5 min
La viande in vitro, une voie exploratoire controversée
Cultiver des cellules musculaires pour produire de la viande in vitro : une solution qui parait séduisante pour épargner les animaux, libérer des terres agricoles et réduire l’impact environnemental de l’élevage…Mais est-ce une solution réaliste ? De quel côté penche la balance coûts-bénéfices ? Entretien avec Jean-François Hocquette, physiologiste et spécialiste des produits animaux.
Publié le 06 janvier 2021
Le 2 décembre 2020, Singapour a autorisé la vente de nuggets de poulet produits in vitro par une start-up californienne, une première mondiale. Depuis la présentation en 2013 dans un restaurant londonien du premier steak obtenu à partir de cellules souches, la viande in vitro est souvent présentée comme une solution pour résoudre les problèmes de bien-être animal et de sécurité alimentaire, tout en étant supposée avoir moins d’impacts négatifs sur l’environnement que l’élevage traditionnel. INRAE est un des instituts les plus présents dans les publications scientifiques sur le sujet. En particulier, Jean-François Hocquette, spécialiste de la physiologie du muscle, est coauteur de plusieurs revues récentes.
Vous avez récemment publié une analyse de la bibliographie sur la viande in vitro. Qu’en concluez-vous ?
Jean-François Hocquette : Nous avons recensé en 2020 sur le sujet un nombre relativement faible d’études scientifiques (seulement de l’ordre de 300), mais plus de 12 000 articles de presse, en constante augmentation, surtout depuis 2017. De par la nouveauté de cet aliment produit en laboratoire, dans un contexte d’anxiété sur la sécurité alimentaire mondiale, la presse est très réactive, surtout aux USA et au Royaume-Uni, les pays les plus impliqués dans le développement de cette technologie. Les défenseurs du concept sont particulièrement visibles dans les médias, ce qui peut, selon certains scientifiques, en donner une image biaisée dans le public (1). De fait, la communauté scientifique internationale apparaît beaucoup plus réservée que les médias. Outre d’importantes limites techniques, il existe en effet de nombreuses incertitudes sur les avantages nutritionnels et environnementaux de la viande in vitro. Certains auteurs font même valoir que les substituts végétaux sont beaucoup mieux maîtrisés et plus prometteurs (2). Cependant, la viande in vitro reste une option envisagée pour ceux qui ne veulent pas renoncer aux produits carnés mais refusent l’abattage des animaux. Rappelons que si la consommation de viande tend à diminuer en Europe, elle s’oriente plutôt à la hausse en Inde, Chine, et Russie.
Qu’est-ce que cette viande produite in vitro ?
J-F. H. : Actuellement, ce que l’on désigne par « viande in vitro » est un amas de cellules musculaires qui se multiplient dans des boîtes de Pétri contenant un milieu de culture riche. On est encore loin d’un vrai muscle, qui mêle des fibres organisées, des vaisseaux sanguins, des nerfs, du tissu conjonctif et des cellules adipeuses. Or, c’est cette complexité qui confère à la viande ses propriétés nutritionnelles, en particulier la présence de fer héminique facilement assimilable, de vitamine B12, de divers acides gras, et plus généralement de tous les micronutriments naturellement présents dans les viandes. De même, la saveur de la viande provient d’un processus de maturation complexe. Pour l’instant, la viande in vitro ne reproduit pas ces qualités nutritionnelles et sensorielles : elle est pauvre en myoglobine, donc en fer, et doit être assaisonnée avec de nombreux ingrédients pour se rapprocher du goût de la viande (3). Certaines recherches visent à modifier génétiquement les cellules de départ pour stimuler la synthèse de myoglobine ou la production d’enzymes intéressantes, par exemple anti-oxydantes. D’autres stratégies consistent à ajouter artificiellement des micronutriments, mais sans assurance qu’ils conservent leurs propriétés nutritionnelles dans les conditions de culture.
Comment est produite la viande in vitro ?
J-F. H. : Les fibres musculaires sont obtenues en cultivant des cellules souches de muscle, qui proviennent de prélèvements tissulaires sur quelques animaux. De nombreuses recherches portent sur le choix des cellules de départ (porc, poulet, ruminants, mais aussi insectes ou poissons). Il faut aussi optimiser la matrice, à base de collagène par exemple, qui va aider les cellules à s’organiser et leur assurer un apport suffisant en oxygène et en milieu de culture. Ce milieu de culture représente un véritable défi, car il doit contenir des hormones et des facteurs de croissance traditionnellement apportés par du sérum de veau fœtal, ce qui nécessite l’abattage de vaches gestantes (4). C’est le cas du procédé autorisé à la commercialisation à Singapour. Néanmoins, la plupart des start-up travaillant sur le sujet indiquent avoir mis au point un milieu de culture sans sérum de veau fœtal, à un coût cependant plus élevé. Ces milieux sans sérum sont pour l’instant utilisés à l’échelle de prototypes. Le défi majeur sera le changement d’échelle (5), qui impliquerait la mise en place d’une industrie parallèle pour synthétiser en grandes quantités tous les facteurs hormonaux nécessaires. En Europe, cela impliquerait aussi d’obtenir l’autorisation réglementaire pour utiliser ces hormones dans des cultures de cellules destinées à la consommation, alors que la législation a interdit depuis 1996 l’utilisation d’hormones en élevage conventionnel.
Quel est le statut réglementaire actuel de la viande in vitro ?
J-F. H. : En Europe, la mise sur le marché de ce produit sera encadrée par la législation « Novelfood », car la viande in vitro est considérée comme un nouvel aliment, dont il faudra prouver l’innocuité, y compris pour le matériel utilisé (plastiques, etc.) et le milieu de culture. Pour l’instant, la viande in vitro ne correspond pas à la définition de la viande dans le règlement d’étiquetage européen INCO. Les USA, pour leur part, ont défini récemment un statut réglementaire pour la viande in vitro, dont les étapes de culture seront contrôlées par la FDA (Food and Drug Administration) et les étapes de production et d’étiquetage par l’USDA (département de l’Agriculture des États-Unis). Actuellement, la production de viande in vitro est entièrement le fait du secteur privé, avec une cinquantaine de start-up travaillant sur le sujet en 2020. Depuis le premier steak in vitro apparu en 2013 (250 000 euros pour 140 g), le prix a baissé, mais il reste toutefois très élevé (46 euros environ pour une lamelle de 5 mm d’épaisseur). L’évolution de la réglementation est en partie dépendante de l’acceptation potentielle des consommateurs, un sujet complexe abordé par les sciences sociales.
Quels sont les avantages de la viande in vitro par rapport à la viande d’élevage ?
J-F. H. : Les avantages indiscutables de la viande in vitro seraient de libérer des terres cultivables et de diminuer le nombre d’animaux d’élevage abattus.
Sur le plan environnemental, il est difficile d’évaluer l’impact global de ce procédé, encore expérimental, non standardisé, et pratiqué à petite échelle. En réalité, seules les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie ont fait l’objet d’études scientifiques détaillées, en 2011, 2015 et 2019 (6). Basées sur des modèles de culture in vitro différents, les deux études de 2011 et 2015 conduisent sans surprise à des résultats différents. Cependant, dans les deux cas, la production de viande in vitro consomme plus d’énergie que la production de volailles ou de porcs, essentiellement pour la fabrication des milieux de culture et pour le chauffage des incubateurs. Par contre, toujours selon ces études, la production in vitro a un pouvoir réchauffant global inférieur à celui de la production de viande de bœuf, essentiellement du fait de l’émission de méthane par les ruminants. Le méthane a un pouvoir réchauffant supérieur à celui du CO2, mais sa durée de vie dans l’atmosphère est 10 fois plus courte. C’est pourquoi l’étude de 2019, qui propose une modélisation du climat sur 1000 ans, montre que, du fait de la persistance du CO2 dans l’atmosphère, une consommation soutenue de viande in vitro peut avoir sur le long terme un effet de réchauffement du même ordre, voire plus important que la production de viande bovine. Tout dépendra en fait de la possibilité d’utiliser des énergies décarbonées pour la production de viande in vitro.
Quel est le niveau d’acceptation des consommateurs pour la viande in vitro ?
J-F. H. : Il faut d’abord noter que la perception des consommateurs varie beaucoup selon les pays, leurs traditions, leur mode de vie et leurs valeurs culturelles.
Une enquête de 2019 (7) montre que les intentions d’achat de viande in vitro sont plus marquées en Chine (59%) et en Inde (56%) qu’aux USA (30%). A noter que les quelques 1000 participants à l’enquête en Inde et en Chine sont majoritairement urbains et de classe aisée.
Le pourcentage de sceptiques est beaucoup plus important dans une autre enquête, menée en 2015 par des chercheurs français (dont INRAE) auprès de scientifiques et d’étudiants de plusieurs pays du monde : seules 10 % environ des personnes interrogées se déclarent prêtes à consommer régulièrement de la viande artificielle, préférant en grande majorité réduire leur consommation de viande, tandis qu’un tiers des sondés restent indécis (8).
Enquête menée en 2015 auprès d’environ 2000 scientifiques et étudiants de plusieurs pays (Hocquette A. et al. 2015. JIA 14 (2), 273–284).
Une étude plus récente conduite en Allemagne a souligné l’écart entre le souhait « d’essayer le produit » et celui de le consommer régulièrement (9).
Les participants allemands sont plus réceptifs que les français en termes d’acceptation (32,6% vs 20,1%) ou d’intention d’achat (55,7% vs 36,8%) (10). Cette dernière étude confirme un résultat qui fait consensus, à savoir que ce sont les consommateurs jeunes et urbains qui acceptent le mieux la viande de culture.
Une étude réalisée en Irlande montre que, pour les ruraux comme pour les citadins, la préoccupation principale est la crainte d’une viande moins saine (11).
D’autres études examinent les critères de choix des consommateurs : une étude conduite dans plusieurs pays en 2019 (12) souligne que les principales motivations pour l’acceptation des substituts de viande sont des critères liés à la bonne santé et à la satisfaction des besoins nutritionnels des consommateurs, plutôt que des valeurs collectives comme la protection de l’environnement ou le bien-être animal.
Une autre étude (13) indique que l’appropriation par les consommateurs dépend de la couverture médiatique et du degré de confiance dans la science, la politique et plus généralement dans la société. Certains auteurs font valoir que l’acceptation de la viande in vitro est susceptible de s’accroitre au fur et à mesure que les consommateurs seront devenus familiers avec ce concept et qu’ils seront plus rassurés. Et ce d’autant plus si le produit est autorisé, accessible et disponible et que sa dénomination est attractive. En cela, l’emploi du mot « viande » est considéré comme un atout.
Considérant l'augmentation de la demande en produits animaux, quelles sont les solutions pour nourrir le monde ?
J-F. H. : Plusieurs solutions non exclusives et complémentaires existent. Une première solution consiste à réduire fortement les pertes et gaspillages alimentaires qui représentent environ un tiers des aliments produits, ce qui est encouragé aujourd’hui par les politiques publiques, au moins en France. Une seconde solution serait de manger un peu moins en quantité et d’augmenter la part des protéines végétales dans nos menus occidentaux aux dépens des protéines animales, sans pour autant supprimer la viande de notre alimentation. Il existe des protéines de qualité dans les légumineuses et les céréales complètes. Plusieurs entreprises mettent au point des « steaks » végétaux ressemblant par leur goût et leur forme à la viande mais ces produits très transformés ne permettent pas de bénéficier des apports de fibres des végétaux. Une troisième solution consisterait à diversifier les sources de protéines animales en empruntant les habitudes alimentaires d’autres cultures (petits mammifères, insectes, reptiles, etc.) mais cela peut aussi poser des problèmes d’acceptation sociale voire des questionnements d’ordre sanitaire. On doit aussi promouvoir les formes d’élevage à haute valeur environnementale, basées sur une forte autonomie alimentaire ou fourragère pour les ruminants, ayant ainsi moins recours aux cultures en concurrence avec l’alimentation humaine et aux importations en provenance d’autres régions du globe. Enfin, la modernisation de l’élevage, avec la sélection génétique, l'évolution des pratiques, les économies d’échelle, devraient contribuer à couvrir la demande en produits carnés avec plus d’efficience (14) et un moindre impact environnemental.
Notes et références citées :
- Hopkins P. D. 2015. Cultured meat in western media: the disproportionate coverage of vegetarian reactions, demographic realities, and implications for cultured meat marketing. J Integr Agric. 14:264–72.
- Warner, R. D. 2019. Review: analysis of the process and drivers for cellular meat production. Animal 13, 3041–3058. doi: 10.1017/S1751731119001897
- Chapelure, jus de betterave, safran, poudre d’œuf, etc. pour le steak de Mark Post en 2013.
- Sérum de veau fœtal : fraction du sang du foetus de la vache, largement utilisé en culture cellulaire. Ce sérum contient des facteurs (protéines, hormones...) essentiels pour la croissance cellulaire.
- A titre d’exemple, en France, il faudrait produire 240 000 tonnes de viande de culture par an pour une consommation de 10 g par jour et par personne.
- Tuomisto H. L. et al 2011. Environmental impacts of cultured meat production. Environmental science and technology, 45, 6117-6123; Mattick C. S. et al 2015. Anticipatory lifecycle analysis of in vitro biomass cultivation for cultured meat production in the United States. Environmental science and technology 49, 11941-11949; Lynch J., PierreHumbert R. 2019. Climate impacts of cultured meat and beef cattle. Frontiers in sustainable food systems, 3, 5.
- Bryant C. et al. 2019. A Survey of Consumer Perceptions of Plant-Based and Clean Meat in the USA, India, and China. Front. Sustain. Food Syst. 3:11. doi: 10.3389/fsufs.2019.00011
- Hocquette A. et al. 2015. Consumers don’t believe artificial meat is the solution to the problems with the meat industry. Journal of Integrative Agriculture 14 (2), 273–284
- Weinrich R. et al. 2020. Consumer acceptance of cultured meat in Germany. Meat Science, 162, 107924
- Bryant, C. et al. 2020. European Markets for Cultured Meat: A Comparison of Germany and France. Foods 9, 1152.
- Shaw, E. et al. 2020. A comparative analysis of the attitudes of rural and urban consumers towards cultured meat. British Food Journal, 121 (8), 1782-1800.
- Gometz-Luciano C.A. et al. 2019. Consumers’ willingness to purchase three alternatives to meat proteins in the United Kingdom, Spain, Brazil and the Dominican Republic. Food Quality and Preference, 78, 103732.
- Verbeke W. et al. 2015. Challenges and prospects for consumer acceptance of cultured meat. Journal of Integrative Agriculture 14 (2), 285-294.
- Pour en savoir plus, lire l’article.
Principales publications de J-F Hocquette sur le sujet :
- Chriki, S., Ellies-Oury M.-P., Fournier D., Liu J. and Hocquette J.-F. 2020. Analysis of Scientific and Press Articles Related to Cultured Meat for a Better Understanding of Its Perception. Front. Psychol. 11:1845. doi: 10.3389/fpsyg.2020.01845
- Chriki, S., and Hocquette, J.-F. 2020. The Myth of Cultured Meat: A Review. Front Nutr Vol. 7. Article 7 07 February 2020, lien.
- Numéro spécial coordonné par Jean-François Hocquette : Journal of Integrative Agriculture 2015. 14 (2), 206–294.
- Revue en français : Chriki, S., Ellies-Oury M.P., Hocquette J.F. 2020. Viande in vitro. Intérêts, enjeux et perception des consommateurs. Techniques de l’Ingénieur, 10 décembre 2020, Lien.
Actuellement, une vingtaine de dénominations existent, depuis « viande in vitro », « viande de culture », qui sont les termes les plus employés dans les publications scientifiques, jusqu’à « fausse viande », « viande propre », « viande de laboratoire », qui sont les termes les plus employés dans les médias, en passant par les termes anglais « Franken meat », victimless meat », « cruelty-free meat », dont on perçoit bien les connotations négatives ou positives. Ce qui est remarquable, c’est que toutes ces appellations incluent le mot « viande », alors que les produits obtenus actuellement sont essentiellement des fibres musculaires, bien loin de la structure complexe de la viande conventionnelle. Le terme « viande » n’est d’ailleurs pas entériné par la législation, mais il s’est imposé dans le langage courant comme un choix marketing jouant sur les valeurs positives de la viande, en termes de qualité nutritionnelle et sensorielle. Il est probable que les décisions législatives prendront du temps et seront peut-être différentes selon les pays.
Avantages
- Pas ou moins d’abattage d’animaux
- Limitation des risques d’épidémies via les animaux d’élevage, ou de contaminations de la viande (salmonelles, E Coli)
- Libération de terres arables
Inconvénients
- Coût très élevé même s’il est en baisse régulière
- Nombreuses molécules d’origine animale (sérum de veau fœtal) ou synthétiques (hormones, facteurs de croissance) utilisées dans le milieu de culture, qui devront être synthétisées en grande quantité en usine. NB : Les hormones sont interdites en élevage en Europe depuis 1996
- Résidus polluants potentiels dans les eaux usées (hormones, voire fongicides, antibiotiques en cas de contamination des cultures de cellules, etc.)
Incertitudes
- Capacité de production à grande échelle et à faible coût
- Optimisation du produit pour se rapprocher de la complexité tissulaire et des qualités sensorielles et nutritionnelles de la viande. NB : Qualités sanitaires et nutritionnelles de la viande in vitro non étudiées à ce jour
- Possibilité de contrôle de la composition du produit pour l'optimiser (matière grasse, micronutriments) : avérée selon les promoteurs de la viande in vitro, mais pas suffisamment selon les tenants du principe de précaution (difficulté de tout contrôler). NB : Les compositions des milieux de culture ne sont pas communiquées car sous secret industriel
- Conformité de ces produits à la réglementation Novelfood
- Impact environnemental actuellement discuté, avec de fortes marges d’incertitude (énergie, GES, eau, nitrates, pollution)
- Acceptabilité sociale selon les enquêtes déjà réalisées sur le sujet
- Si disparition de l’élevage traditionnel, perte de ses bénéfices : gestion des paysages, prairies, recyclage de la matière organique et des co-produits végétaux non consommables, emplois, aspects culturels et patrimoniaux, etc.
- Risque d’accaparement de l’alimentation par quelques firmes qui pourraient demain détenir un pouvoir considérable