7 min

Droits et devoirs des scientifiques face à l’urgence environnementale

Le comité Éthique en Commun vient de rendre public son avis n° 15 sur les droits et devoirs des scientifiques face à l’urgence environnementale. Les enjeux en lien avec cette question, qui a été posée au comité par un chercheur, sont de diverses natures. L’avis rendu soulève des points importants. Il fait également des propositions qui mériteront à l’évidence un débat plus large au sein de l’institut. La direction générale d’INRAE souhaite à ce stade exprimer un certain nombre de remarques en regard du présent avis.

Publié le 27 novembre 2023

illustration Droits et devoirs des scientifiques face à l’urgence environnementale
© INRAE

Lire l'avis 15 du comité Ethique en commun

Dans le vaste espace ouvert par cette question, le comité a choisi de structurer son propos selon 3 axes :

La réduction de l'empreinte écologique de la recherche

Un choix des orientations de recherche de l’organisme, tout à fait aligné sur les objectifs de développement durable

Le premier met l’accent sur la réduction de l’empreinte écologique de la recherche. Cet objectif correspond à une ambition exprimée par nos communautés lors de la consultation menée pour préparer le document d’orientation INRAE 2030 et qui s’est traduite en une stratégie institutionnelle dans laquelle l’un des 3 axes de politique générale concerne la responsabilité sociale et environnementale (RSE) de l’établissement. L’avis évoque à juste titre le soutien apporté par INRAE, aux côtés du CNRS, d’INRIA et de l’Ademe, au groupement de recherche Labo 1.5 qui traite des questions de recherche sur l’analyse des émissions de GES et la transition bas-carbone dans la recherche en France. Il semble important de rappeler, comme l’avis le souligne, la création en 2021, au sein même d’INRAE, d’une direction « RSE » qui a produit un plan d’action porté et incarné à tous les niveaux de l’institut. Il s’organise autour de 4 priorités structurantes, qui incluent notamment une vigilance à porter sur la cohérence entre la recherche menée au sein de l’Institut et les pratiques de travail, d’une part, et l’évaluation et la maitrise de l’impact environnemental des activités de l’Institut, d’autre part. Cette question de l’impact, qui est brièvement abordée dans le document, est complexe et peut être déclinée sous différents angles, et à différentes échelles. Le choix des orientations de recherche de l’organisme, tout à fait aligné sur les objectifs de développement durable, prend pleinement en compte l’impératif de responsabilité qui pèse sur INRAE. La manière dont les pratiques de recherche sont mises en œuvre bénéficie d’une vigilance constante et d’une évaluation régulière, portée dans tous nos sites et toutes nos unités sous la responsabilité des présidentes et présidents de centre et des directrices et directeurs d’unité, dans le cadre posé par le document de politique RSE de l’établissement.

Accompagner la réflexion éthique

Enfin, les questions soulevées concernant les bénéfices et les bénéficiaires des actions engagées peuvent être adressées au grain du projet de recherche, qui est sans doute l’échelle la plus pertinente pour pouvoir y apporter une réponse concrète. Dans ce cadre, il est utile de rappeler qu’INRAE a mis en place un parcours d’accompagnement à la réflexion éthique qui est à disposition de tous ses chercheurs et qui prend pleinement en compte cette question. Ce parcours se compose de 2 éléments principaux :

  1. un document d’autoévaluation destiné au porteur de projet, dont un des axes l’invite à s’interroger sur le respect du vivant et de l’environnement en prenant en compte les objectifs, méthodes et conséquences directes ou indirectes des projets ;
  2. la possibilité de soumettre son projet à un comité d’éthique des projets de recherche en agriculture, alimentation et environnement, comité multidisciplinaire et qui comprend 50 % de membres extérieurs à INRAE, dont des membres de la société civile. Ce comité d’éthique des projets est tout à fait à même d’examiner les projets sous l’angle de leur responsabilité environnementale, et d’identifier ceux pour lesquels les risques (ou les effets non intentionnels) apparaitraient trop significatifs au regard des enjeux ciblés ou des bénéfices attendus. L’ensemble de ces actions fait largement écho aux questions pertinentes soulevées par cet avis et apporte des pistes pour y répondre.

Choix des thématiques de recherche

Le second volet concerne le choix des thématiques de recherche, que l’avis traite sous divers aspects et à différents grains, en choisissant d’y entrer par des considérations sur le caractère « situé » de la recherche (question complexe dont les points saillants sont très bien rappelés dans le récent avis du COMETS du CNRS sur l’engagement public des chercheurs, évoqué dans le document).

Élaboration des orientations et priorités de recherche

Un dispositif participatif

Concernant le mécanisme d’élaboration des orientations et priorités de recherche, l’avis recommande des phases de dialogue et de débat permettant de les identifier. Ces phases existent de fait à INRAE sous différentes formes et à différentes échelles, emboitées et coordonnées, mobilisant l’ensemble des composantes, instances de l’établissement et à travers elles de très nombreux collègues. En effet, dans le cadre de la préparation du plan stratégique INRAE 2030, un dispositif participatif a été mis en place dès la fin de l’année 2019. Toutes les composantes de l’institut et l’ensemble de nos personnels ont pu prendre part à des consultations en ligne et à des débats en présentiel. Leurs avis ont concerné les réponses à apporter aux grands enjeux sociétaux, nos pratiques scientifiques ou notre fonctionnement. Nos partenaires ont pu s’exprimer sur leur vision des priorités de recherche, sur notre positionnement national et international et sur notre stratégie en faveur du transfert des connaissances, de l’expertise et de l’innovation. Un séminaire scientifique international a complété ces propositions à l’automne 2020. Enfin, le conseil scientifique et le conseil d’administration d’INRAE ont enrichi et approuvé ce plan stratégique.

La manière dont ces orientations sont mises en œuvre relève également d’une démarche articulant des propositions individuelles et différents niveaux de discussions et décisions collectives. Ce sont les unités de recherche qui, sur propositions des chercheurs, suggèrent aux départements de recherche des projets sur la base desquels des financements sont accordés et des profils de poste arbitrés. Ces projets sont examinés par les conseils scientifiques de département dans lesquels siègent des chercheurs élus par leurs pairs. Les éléments présélectionnés suite aux avis rendus par ces conseils scientifiques sont transmis à la direction générale qui rend un arbitrage final collégial en s’appuyant sur les priorités de l’établissement. C’est bien ce processus qui permet de nourrir la stratégie de l’établissement des intentions portées par les chercheurs et qui sont débattues collectivement.

Ce processus, et notre assise importante à la fois en terme quantitatif (plus de 10 000 agents) et qualitatif (diversité et complémentarité des compétences, disciplines et dispositifs expérimentaux) nous permettent de mener de front des actions en réponse aux défis auxquels nos sociétés sont confrontées aujourd’hui (dont l’urgence environnementale est une composante majeure mais non exclusive), tout en nous mobilisant pour produire les connaissances qui permettront de répondre aux enjeux (encore mal identifiés) auxquels elles seront confrontées demain. C’est un exercice difficile et c’est la responsabilité importante d’une institution publique comme INRAE, qu’elle assume au travers des processus décrits ci-dessus, en veillant à ce que l’activité de l’ensemble des chercheurs qui contribuent à produire ces différentes connaissances soit également considérée et valorisée. L’avis évoque également la nécessité de prendre en compte la diversité des attentes des acteurs de la société en matière de réponse à l’urgence environnementale : c’est un point important, et qui mérite d’être généralisé à toutes les réponses aux enjeux majeurs (par ex. sécurité alimentaire et nutritionnelle) auxquels nos sociétés font face. Au-delà des consultations mobilisant des acteurs internes, la diversité des partenariats qui nourrissent l’activité d’INRAE, que ce soit au travers des collaborations menées par les chercheurs dans le cadre de projets impliquant des établissements d’enseignement supérieur et de recherche français et internationaux, des associations, des organisations professionnelles, des start-up, des entreprises de taille variées ou des acteurs publics nationaux ou territoriaux, est sans aucun doute un gage de notre souci et de notre capacité à intégrer ces attentes dans notre stratégie collective.

Le positionnement des scientifiques au regard des actions de recherche engagées

Des membres élus qui portent la parole de leurs collègues dans les conseils scientifiques d'INRAE

Concernant le positionnement des scientifiques au regard des actions de recherche engagées, il est important de mentionner que le conseil scientifique d’INRAE et les conseils scientifiques de chaque département de recherche comprennent des membres élus qui ont vocation à porter la parole de leurs collègues et auxquels ces derniers peuvent s’adresser directement pour que leurs interrogations ou leurs craintes concernant tel ou tel aspect des recherches menées à INRAE soient relayées. Là encore, autant l’expression des idées de chacun est importante et doit être pleinement respectée, autant INRAE est vigilant à ce qu’elle soit prise en compte dans le cadre d’un fonctionnement institutionnel emboitant les différentes échelles collectives (tel que décrit plus haut) et qui a été pensé pour intégrer l’ensemble des visions sur un sujet et garantir le fait qu’une institution publique serve bien l’intérêt général, au-delà de toutes les convictions personnelles qui peuvent être amenées à s’exprimer en son sein. Dans tous les cas, le référent lanceur d’alerte de l’établissement ou la commission nationale des alertes en santé publique et environnement peuvent également être saisis. La proposition du droit de retrait évoquée en réponse à un éventuel décalage entre les convictions personnelles et les orientations de l’institution est une question qui concerne autant la déontologie de l’agent public que l’éthique de la recherche et qui mérite sur le fond une analyse approfondie. Les agents ont tout à fait la possibilité de faire part à leur responsable hiérarchique d’un possible inconfort causé par les missions qui leur sont confiées. Les possibilités de reconversion interne aux unités sont très largement utilisées et des campagnes annuelles permettent des mobilités thématiques entre unités. Enfin de réelles reconversions thématiques et disciplinaires ont pu être opérées ponctuellement à la demande des agents. Par ailleurs, si un chercheur ne trouvait pas l’écoute attendue auprès de sa hiérarchie, il pourrait en faire état auprès de la commission d’évaluation conseil dont il relève, ce qui déclencherait une analyse approfondie de sa situation. De fait, si la question évoquée est pertinente en théorie, elle semble entrer assez peu en résonnance avec la réalité de la situation des chercheurs à INRAE. Ce sujet mérite en tout cas d’être suivi avec attention, notamment au travers des enquêtes régulières permettant à tous les agents de s’exprimer sur leur qualité de vie au travail et dans lesquelles sont incluses des questions sur la caractérisation d’un éventuel écart entre les valeurs des agents et les activités qui leur sont confiées.

Les scientifiques dans l'espace public

Le dernier volet du document traite des scientifiques dans l’espace public. Comme l’avis le souligne, INRAE a été le premier établissement à formaliser une position sur cette question délicate dans sa charte d’expression publique. Tout en lui reconnaissant des vertus, l’avis questionne sur certains points son opérationnalité. Dans son très récent avis sur l’engagement public des chercheurs, le COMETS du CNRS livre une série de recommandations sur des points d’attention qui rejoignent largement celles de notre charte, en reconnaissant également une potentielle difficulté de leur application dans toutes les situations, mais en indiquant qu’elles « doivent être vues comme un objectif vers lequel il faut tendre ». C’est bien dans cet esprit qu’a été rédigée la charte INRAE, dont le processus d’élaboration a mobilisé des chercheurs de diverses sensibilités et les instances de l’institut. Elle porte un ensemble de repères permettant de guider l’action individuelle et collective en en rappelant les enjeux et les principes. En lien avec ce point et comme l’évoque l’avis, INRAE a souhaité poser d’emblée le caractère non contraignant de ce texte, validé par le collège de déontologie du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui vise à intégrer de manière équilibrée les enjeux de déontologie de l’agent public, d’intégrité scientifique et d’éthique qui traversent ce sujet. Cette charte constitue un appel à la réflexivité et à la responsabilité de nos collègues, et un soutien pour les exercer au mieux (pour mémoire elle est accompagnée de fiches pratiques visant à faciliter la mise en œuvre des principes évoqués). En ce qui concerne l’opportunité de soutenir des mouvements ou associations en se revendiquant (ou non) de son appartenance à INRAE, les recommandations ont été raisonnées avec une logique collective, en prenant en compte le fait qu’appartiennent à notre institution des collègues qui, à titre individuel, ne partagent tous ni les mêmes engagements ni les mêmes convictions. Dès 2022, cette initiative posait une première pierre de l’engagement d’INRAE sur ce sujet, intégrant des éléments importants que l’avis évoque dans les deux derniers paragraphes de cette section (« les devoirs du scientifique » et « les risques de l’expression publique »). Elle mérite désormais d’être complétée et enrichie par des réflexions et éclairages complémentaires. Le Conseil scientifique d’INRAE a d’ailleurs souhaité organiser une session de travail sur ce sujet. Ses travaux, ainsi que le présent avis et le très complet avis du COMETS sur l’engagement public des chercheurs auquel il est fait référence, seront autant de contributions précieuses sur lesquelles INRAE pourra s’appuyer pour préciser son positionnement sur le sujet.

En conclusion, cette auto-saisine sur une problématique aussi délicate que complexe a permis au comité Éthique en Commun de soulever de nombreuses questions qui, pour certaines, dépassent le cadre de l’éthique et portent des enjeux forts pour l’organisation collective de nos institutions et du service public de la recherche. Cela invite à considérer avec attention, ce qui dans les propositions évoquées justifierait la mise en place d’actions spécifiquement liées au contexte de l’urgence environnementale, et ce qui serait de nature plus générale, et susceptible de modifier significativement notre fonctionnement au-delà de cette question. Les questions soulevées, imposent de considérer droits, devoirs, missions et responsabilités, en intégrant les échelles individuelles et collectives. Elles ouvrent la voie à des réflexions nécessaires et exigeantes, qui mériteront sans doute d’être partagées avec d’autres organismes de recherche.

Direction générale d'INRAE

En savoir plus

Agroécologie

Isabelle Cousin : Le sol, de la motte au climat

Isabelle Cousin, directrice de l’unité de recherche Science du Sol de l’Inra Val de Loire, reçoit le prix de la fondation Xavier-Bernard pour ses recherches sur la structure des sols, leurs propriétés et leurs fonctions hydriques, ainsi que pour ses collaborations avec le développement agricole, et leurs applications à une gestion durable et efficiente de l’eau pour la production agricole et l’environnement.

19 décembre 2019

Quand une bactérie répare son ADN endommagé pour s’adapter à son environnement

L’ADN est soumis à de nombreuses contraintes physico-chimiques d’origine intra- ou extra-cellulaire, qui entraînent l’apparition régulières de lésions, y-compris des cassures de l’ADN. Face à cela les bactéries développent des stratégies de réparation qui peuvent avoir des conséquences surprenantes sur la capacité d’adaptation des bactéries à leur environnement. C’est ce que des chercheurs du Laboratoire des Interactions-Plantes-Microorganismes, LIPM (INRAE-CNRS) ont montré dans un article paru le 04 décembre 2018 dans la revue Nucleic Acids Research.

13 février 2020

Agroécologie

OPTIMA : un projet participatif sur l’adaptation des plantes à leur environnement

Une équipe du Laboratoire Interactions Plantes Micro-organismes (INRAE-CNRS) d’Occitanie-Toulouse, a lancé une expérience participative dans 11 départements du Sud-Ouest (Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Gers, Lot, Tarn, Tarn-et-Garonne, Ariège, Aveyron, Aude, Pyrénées Orientales, Lot-et-Garonne). Elle vise à définir une carte génétique de l’adaptation de la plante modèle Arabidopsis thaliana à son environnement (sol, microbiote, climat).

12 mars 2020