Alimentation, santé globale Temps de lecture 5 min
La cuisine note à note : une cuisine novatrice nourrie de science
Passionné à la fois par la physico-chimie et par la cuisine, Hervé This fait figure de pionnier en inventant la gastronomie moléculaire, une nouvelle discipline scientifique qui permet de mieux comprendre ce qui se passe dans nos casseroles, puis en posant les bases de la cuisine note à note, un concept aussi novateur qu’audacieux.
Publié le 14 février 2020

Hervé This tient à bien faire comprendre la distinction entre les différents concepts qu’il a développés : la gastronomie moléculaire, la cuisine moléculaire, et la cuisine note à note. Explications…
La gastronomie moléculaire, une nouvelle discipline scientifique
La gastronomie moléculaire est une discipline scientifique qui étudie les mécanismes des transformations culinaires. C’est la biologie moléculaire de la cuisine. Elle explique, par exemple, que la coagulation du blanc d’œuf à la cuisson est liée à la formation de liaisons chimiques entre les protéines qui, avec de l'eau, constituent le blanc. Autre exemple, l’amollissement des carottes lors du chauffage provient de la dégradation des pectines qui maintenaient entre elles les fibres de cellulose, l’ensemble donnant sa rigidité à la paroi végétale.
Quant aux mousses, émulsions, gels culinaires, ce sont des systèmes dispersés, que l’on peut modéliser avec des formules. C’est dans les années 2000 qu’Hervé This établit les bases de ce formalisme. Par exemple, la crème du lait est une émulsion de graisses dans l’eau, symbolisée par O/W (Oil/Water). La même formule s'applique à du chocolat fondu dans de l’eau chaude. Et cela a des applications directes en cuisine, comme l’illustre la recette du « Chocolat Chantilly ».
Pas besoin d’œufs pour faire une mousse au chocolat !

La fameuse recette du Chocolat Chantilly a été mise au point par Hervé This en 1995. La crème chantilly habituelle s'obtient en fouettant de la crème, ce que l’on peut symboliser par la formule (G+O)/W (des bulles de gaz introduites dans une émulsion de graisses dans l’eau). En refroidissant la préparation, une partie de la graisse se fige et piège les bulles d’air, ce qui stabilise le système. Hervé This a fait l’analogie avec le chocolat : en fouettant du chocolat que l'on a d'abord émulsionné dans de l’eau (pour cela, il suffit de chauffer le chocolat dans l'eau), on obtient la même formule (G+O)/W que pour la crème fouettée. Si maintenant on fouette l’émulsion de chocolat en posant la casserole sur des glaçons, on obtient le même effet de stabilisation qu’avec la chantilly. Le résultat est une mousse de chocolat, sans utiliser d’œufs.
La « cuisine moléculaire » est ainsi une des applications de la gastronomie moléculaire. Cette forme de cuisine utilise du matériel venu des laboratoires de chimie (siphons, azote liquide, etc.). Elle autorise de nombreuses combinaisons de phases solides, aqueuses, gazeuses, et l’invention de recettes nouvelles. Pour Hervé This, elle est aujourd’hui aussi classique en cuisine que le jazz l'est pour la musique.
La cuisine note à note

La cuisine note à note consiste à cuisiner en utilisant, non pas des ingrédients traditionnels, mais des composés purs, extraits des aliments ou synthétisés (1). En les combinant, on peut obtenir la consistance, la couleur, la saveur, l’odeur ou les apports nutritifs d’un plat. On peut ainsi créer des combinaisons infinies et totalement inédites. La cuisine note à note est à la cuisine ce que la musique de synthèse est à la musique…
Prenons l’exemple de la cerise, que l’on peut décomposer en différents constituants : la texture est donnée par les réseaux de pectine et de cellulose, l’odeur provient d’un mélange de centaines de composés odorants, la couleur provient essentiellement des anthocyanes et des caroténoïdes, la saveur est notamment due à des sucres et à des acides… Chaque composé a ainsi un rôle bien distinct et certains ne sont pas propres à la cerise : le benzaldéhyde par exemple, est également présent dans l’amande, la noix de Saint-Jacques, la fraise, la jacinthe... Ce sont comme des notes de musique, communes à tous les instruments, de même qu’il existe des couleurs primaires en peinture.

Prenons maintenant un exemple de recette note à note (recette de Julien Binz, chef étoilé dans le Haut Rhin) : un sorbet composé de cellulose de betterave (pour la consistance), avec une saveur et une couleur dues notamment à des polyphénols produits sous licence INRAE, et une odeur intermédiaire entre la betterave, le chou et la truffe. Il est surmonté d'une émulsion mousseuse, faite d'eau, d'air, de protéines de lait, avec une odeur due à un produit nommé « Amerise » (2), qui rappelle la cerise ou l'amande. Ce plat est une composition totalement originale tant sur le plan visuel que gustatif.
(1) Liste non exhaustive de quelques composés utilisés en cuisine note à note : eau, protéines, cellulose, pectines, acides aminés, glucose, fructose, saccharose, triglycérides, amylopectine, acides citriques, tartriques, ascorbique, malique, polyphénols, composés à action trigéminale (isothiocyanate d'allyle, capsaïcine, pipérine), composés odorants, colorants (caroténoïdes, chlorophylles et leurs dérivés, bétalaïne...)
(2) L’Amerise est le nom commercial d'une solution à base de benzaldéhyde, préparée par la société Iqemusu.
« Les ingrédients alimentaires classiques que sont les viandes, poissons, œufs, légumes ou fruits sont majoritairement composés d'eau, de sorte que leur transport est en quelque sorte un gaspillage énergétique : transporter 10 tonnes de tomates revient à transporter environ 9,5 tonnes d'eau ! Ne peut-on pas, à la ferme, fractionner les végétaux pour obtenir des fractions légères, transportables sans techniques de froid (qui consomment de l'énergie), et sans perte ?
Ce projet de fractionnement à la ferme, par des techniques membranaires déjà disponibles, permettrait de donner plus de valeur ajoutée aux productions agricoles et, aussi, de régulariser les cours des denrées, ce qui contribuerait à augmenter les revenus des agriculteurs. C'est là un des nombreux objectifs de la cuisine note à note, qui, de surcroît, a l'avantage de ne pas produire de déchets.
Evidemment, c'est toute la chaine alimentaire qui serait modifiée par de telles pratiques : si l'objectif est de produire des protéines, les saccharides, des lipides, etc., alors on peut imaginer que de nouvelles productions agricoles conduisent à des optimisations du système.
Quoi qu'il en soit, de grosses sociétés se préoccupent déjà de produire des protéines végétales à partir notamment des légumineuses : il s’agit de fractionner pois, féverole, lentille, soja, etc., afin de récupérer de l'amidon, des protéines, mais aussi des fibres, si importantes pour le microbiote intestinal. On envisage que les résidus du fractionnement puissent alimenter des insectes, qui les transformeront en protéines qui, après fractionnement, viendront s'ajouter aux protéines directement extraites.
C'est tout un programme qu'il s'agit d'explorer, d'évaluer, afin d'envisager sereinement la question de la sécurité alimentaire, ce qui signifie : produire suffisamment pour nourrir les populations. »
- 1988 : naissance de la gastronomie moléculaire, discipline scientifique définie par Hervé This, physicochimiste INRAE et professeur à AgroParisTech, et par Nicholas Kurti, professeur de physique à Oxford, Berkeley et New York.
- 1994 : Hervé This publie les bases de la cuisine note à note dans la revue Scientific American.
- 2009 : avec l'aide d’Hervé This, le chef Pierre Gagnaire (restaurants à Paris, Londres, Dubai, Tokyo, Hong-Kong, Las Vegas...) crée le premier plat entièrement note à note à Hong-Kong.
- 2012 : publication du livre « La cuisine note à note en douze questions souriantes » par Hervé This aux éditions Belin.
- 2014 : création du Centre international de Gastronomie moléculaire AgroParisTech-INRAE, dont Hervé This devient le directeur. Ce centre conduit trois types d’activités : recherche, formation (de l'école primaire au Master, mais aussi formation continue), animation scientifique et réseaux (conférences, ateliers, organisation de concours).
- 2017 : création de la société Iqemusu, première société vendant les composés purs pour cuisiner note à note, par Michael Pontif, ingénieur Chimie ParisTech.