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Le comité d’éthique : "De la matière à penser, pas du prêt à penser"

Suite au décès d’Axel Kahn, une recomposition du comité consultatif commun d’éthique INRAE-CIRAD-Ifremer-IRD est intervenue récemment avec les nominations de Michel Badré et de Bernadette Bensaude-Vincent en qualité de président et de vice-présidente du Comité. Le nouveau tandem nous rappelle le rôle de cette instance et esquisse priorités et perspectives à l’aube de ce nouveau mandat. Interview.

Publié le 15 mars 2022

illustration Le comité d’éthique : "De la matière à penser, pas du prêt à penser"
© INRAE

Si le personnel de nos quatre organismes de recherche connaît l’existence du Comité commun d’éthique, ses missions restent parfois un peu floues. Comment définiriez-vous le rôle du Comité que vous présidez ?

Fournir de la matière à penser

Michel Badré : Le rôle de ce comité – pour reprendre une expression qu’Axel Kahn utilisait souvent et qui me paraît très pertinente – réside dans sa capacité à fournir de la matière à penser, mais attention pas du prêt-à-porter ! C’est une instance où l’on réfléchit ensemble à ce qui fonde le concept de ‘vie bonne*’  et comment les organismes et les équipes de recherche peuvent contribuer à la poursuite de cet objectif. Notre volonté n’est évidemment pas de dire aux chercheurs ce qu’ils doivent ou ne doivent pas penser mais d’étudier conjointement des questions complexes qui n’ont en général pas de réponses évidentes.

Bernadette Bensaude-Vincent : Le comité doit servir de porte-voix pour reformuler des problèmes que les chercheurs des instituts rencontrent. Personnalités françaises ou étrangères extérieures aux quatre organismes, nommées intuitu personae en raison de leur compétence et leur intérêt reconnus pour les questions d’éthique, nos 13 membres ont un regard extérieur qui permet de poser les problèmes différemment, ça engage un dialogue. En aucun cas on ne donne des consignes de ‘prêt-à-penser’. Les recommandations que nous formulons ne sont pas des diktats mais plutôt des points de vigilance que l’on souhaite mettre en relief. Il faut rappeler qu’il ne s’agit pas d’un comité opérationnel : il n’intervient pas directement dans les projets de recherche et ne s’inscrit pas non plus sur le terrain de la déontologie individuelle ou collective, missions exercées par d’autres instances au sein des établissements concernés.

Le saviez-vous ? Formulé par Aristote, le concept de vie bonne rappelle que l’important n’est pas de vivre mais de vivre bien, c’est-à-dire par et pour des valeurs qui donnent du sens à la vie d’un être humain et le conduisent à agir pour défendre ce qu’il croit bon. Ce concept a été repris par Paul Ricœur (Paul Ricœur, penseur des institutions justes. Introduction, 2017) et par Axel Kahn (L’éthique dans tous ses états. Dialogue avec Denis Lafay. 2019. Ed. L’aube. 168 p.).

PETITE HISTOIRE DU COMITE CONSULTATIF COMMUN D'ETHIQUE C3E4

Créé en 2007 par l’Inra et le Cirad, le Comité consultatif commun a été rejoint par l’Ifremer en avril 2016, puis élargi à l’IRD fin 2019. La volonté de rapprochement des quatre organismes de recherche sur ce terrain de l’éthique s’explique par le partage de nombreux enjeux de la politique scientifique, ainsi qu’en témoigne notamment leur participation commune à AllEnvi. Avec une mission de réflexion, conseil, sensibilisation, voire d’alerte, ce Comité examine les questions éthiques, sous l’angle de la responsabilité sociale des sciences, que soulèvent l’activité et le processus de recherches, en France et à l’étranger, dans les domaines de l’alimentation, l’agriculture, la mer, l’environnement et le développement durable.

En quoi le comité peut-il constituer une ressource pour nos communautés scientifiques ?

Michel Badré : De manière générale, ce sont les présidents des quatre organismes qui nous saisissent sur des enjeux de recherche soulevant un problème éthique mais si des chercheurs font face à un questionnement particulier, ils peuvent nous contacter afin que nous participions éventuellement à leur réflexion. Nous voulons éviter d’être un groupe qui pense seul de son côté, de façon un peu hors sol. Il faut que nos réflexions irriguent les quatre organismes et que, réciproquement, on les écoute pour s’assurer que nos réponses ne soient pas hors cadre par rapport à leurs préoccupations. Quand nous sollicitons les chercheurs pour élaborer nos avis, nous sommes en tout cas frappés par leur implication à répondre à nos demandes.

Fonctionnement du Comité consultatif commun d’éthique C3E4
Les 13 membres du C3E4 sont extérieurs aux quatre organismes, un secrétariat commun fait le lien entre les différentes parties. Le comité intervient sur lettre de saisine des présidents des organismes, et peut également s’autosaisir de sujets. Il se réunit une fois tous les deux mois en session plénière. Pour chaque sujet traité, un groupe de travail est constitué avec un ou deux rapporteurs. Ce groupe prépare un projet d’avis en interaction avec des spécialistes du domaine, issus notamment des quatre organismes partenaires. À la fin, un avis du comité est produit collégialement, assorti de recommandations.

Quels sont les sujets sur lesquels le Comité planche actuellement ?

Michel Badré : Les derniers avis que nous avons rendus traitent de l’édition du génome végétal ou animal et des conséquences éthiques de l’utilisation des nouvelles techniques de modifications génétiques telle que CRISPR-Cas9. Nous avons aussi travaillé sur l’implication éthique des grands accords internationaux autour des objectifs de développement durable et climat. Depuis 2019, le comité a également entrepris une réflexion sur le thème ‘Besoins humains, ressources naturelles et préservation de la biosphère’.  L’enjeu : comment concilier les activités socio-économiques et la préservation de la planète. Une première note intermédiaire a concerné les conflits liés à la gestion de l’eau dans les zones littorales, et elle sera prochainement complétée par une nouvelle analyse sur la gestion des sols. D’autres sujets sont dans la file d’attente : les interventions humaines dans les milieux très faiblement anthropisés, le poids du numérique sur l’agriculture et la pêche, les sciences participatives, les financements de fondations ou de partenaires privés, avec ce que cela implique pour les chercheurs sachant que les priorités des financeurs ne sont pas forcément les priorités des chercheurs.

Parmi les priorités listées pour votre nouveau mandat figure la volonté de renforcer le lien avec les personnels des instituts ? Comment cela se concrétisera ?

Michel Badré et Bernadette Bensaude-Vincent : Effectivement cette volonté se matérialisera autour de deux événements majeurs en 2022 : la création d’un site web interactif et l’organisation d’une journée hommage à Axel Kahn. Le nouveau site web devrait être opérationnel au deuxième semestre et proposera un outil interactif qui ouvrira un dialogue permanent avec le Comité, en laissant la possibilité de poser directement des questions à nos membres.
Une journée d’hommage à Axel Kahn, qui a su donner un élan et un style de réflexion très exigeant à notre Comité, est en cours d’organisation. Soucieux de poursuivre dans cette continuité, nous souhaitons que cette journée soit un temps fort de la réflexion éthique dans les instituts avec l’organisation de tables rondes notamment.
Freinées par la crise du COVID, nous allons aussi reprendre nos visites dans les instituts car la difficulté et la richesse de ce Comité commun c’est sa grande diversité. Cela permettra d’améliorer notre connaissance réciproque des enjeux de recherche au sein des quatre organismes partenaires.

Interview conduite par Marie Levasseur, Ifremer

Michel Badré, Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts (École Polytechnique, École nationale du Génie rural, des Eaux et des Forêts), a occupé de hautes fonctions au sein du ministère de l’Environnement, puis au Conseil économique social et environnemental. Il s’est particulièrement investi dans la prise en compte de l’environnement au sein des grands projets et programmes de développement. Il était vice-président du Comité consultatif commun d’éthique depuis 2016. Il préside en parallèle le groupe de suivi du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) sur Cigéo, le projet français de centre de stockage profond de déchets radioactifs. Fin janvier 2022, il a été nommé président du comité Odiscé (ouverture et impulsion du dialogue avec la société civile sur l’expertise) qui va veiller à favoriser les interactions sciences-société, et est placé auprès de la direction générale de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire).

 

© Emmanuelle Marchadour

Bernadette Bensaude-Vincent est professeure émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, (École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses), agrégée de philosophie, docteur ès Lettres et Sciences Humaines et membre de l’Académie des technologies. Spécialiste d’histoire et de philosophie des sciences et technosciences, elle a publié une trentaine d’ouvrages et siégé dans plusieurs comités d’éthique. Membre du Comité consultatif commun d’éthique depuis 2016, elle en a été nommée vice-présidente en novembre 2021.

 

L’éthique, au centre de comités multiples, pour des missions complémentaires et différentes
En France, l’éthique est au cœur des missions de plusieurs comités dont les réflexions et actions sont menées à différentes échelles, dans différents domaines et avec différentes finalités. Parmi ces comités, certains sont avant tout des instances de réflexion qui traitent d’éthique sous un format « grand angle », en examinant les questions que posent les progrès de la science et leurs répercussions sociétales. Ces comités d’éthique éclairent et conseillent directement les organismes de recherche (c’est le cas du C3E4, et également du COMETS au CNRS), ou la société (par exemple le CCNE pour les sciences de la vie et de la santé). D’autres comités complémentaires se voient confier un rôle opérationnel d’« examen éthique » de projets de recherche ; un avis favorable à l’issue de cette évaluation éthique permet d’approuver la réalisation de ces projets de recherche notamment auprès des financeurs. L’avis apporte ainsi une forme d’approbation vis-à-vis de la société lors de la valorisation des résultats scientifiques. On souligne qu’une telle démarche est de plus en plus fréquemment requise par les éditeurs scientifiques lors des dépôts d’articles. A titre d’exemple, le Comité consultatif éthique pour la recherche en partenariat (CCERP) de l’IRD rend des avis consultatifs sur les projets de recherche. Quant au Comité d’évaluation éthique de l’INSERM (CCEI-IRB), il évalue les projets de recherche impliquant directement ou indirectement l’humain, dans le domaine biologique et médical (recherche en santé), mais aussi en sciences humaines et sociales.

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