Biodiversité 5 min

Les liens entre agriculture et biodiversité sont encore sujets à controverse scientifique : de l’importance des méthodes d’analyse

En 2020, deux méta-analyses paraissent dans de grandes revues scientifiques, qui relativisent l’impact de l’agriculture sur l’abondance et la diversité des insectes. Dans des commentaires critiques publiés dans les mêmes revues, des chercheurs d’INRAE, du CNRS et d’autres organismes montrent que ces méta-analyses comportent des biais méthodologiques remettant en cause leurs résultats. Marion Desquilbet, co-autrice de ces contre-analyses, s’intéresse plus globalement aux relations entre l’agriculture et la biodiversité. Elle nous livre ses réflexions sur la construction des connaissances et l’apparition de controverses dans un contexte d’incertitude scientifique.

Publié le 23 avril 2021

illustration Les liens entre agriculture et biodiversité sont encore sujets à controverse scientifique : de l’importance des méthodes d’analyse
© INRAE, B. Castagneyrol

Marion Desquilbet est économiste de l’environnement. Un de ses axes d’étude concerne les liens entre l’agriculture et la biodiversité. De nombreux travaux montrent que l’agriculture industrielle intensive (voir encadré) induit une perte de biodiversité, par la spécialisation des cultures, la simplification des rotations et l’utilisation d’intrants de synthèse (engrais et pesticides). Cependant, ces systèmes sont aujourd’hui plus productifs que des systèmes plus extensifs, plus favorables à la biodiversité, mais nécessitent davantage de surface à production équivalente. Il y a donc une tension entre production et biodiversité.

Comment les scientifiques abordent-ils la tension entre production et respect de la biodiversité ?

Marion Desquilbet : Les débats autour du lien entre production agricole et biodiversité se ramènent souvent à la comparaison du land sparing, qui préconise des systèmes de production intensifs sur des surfaces limitées, pour « économiser » les terres et en consacrer une partie à des « sanctuaires » de biodiversité, et du land sharing, qui privilégie des systèmes de production extensifs, dans une logique de « partage » des terres entre l’homme et la nature. Les arguments en faveur du land sparing s’appuient sur des données empiriques (1) qui montrent que l’essentiel de la perte de biodiversité se produit au moment de la mise en culture des terres. Pour préserver la biodiversité, les défenseurs du land sparing appellent donc à limiter au maximum le nombre d’hectares mis en culture et, pour cela, à privilégier des systèmes intensifs qui utilisent moins de terres que les systèmes extensifs pour une production agricole fixée. Cependant, ce raisonnement ne tient pas compte d’autres effets, notamment de prix et de marché, qui se répercutent sur les niveaux de production et de consommation, et c’est ce que nous avons montré en développant un modèle bioéconomique. Nous montrons que le coût de production plus faible dans le système land sparing va favoriser la consommation, notamment de produits animaux dont la demande réagit souvent plus aux prix. Cette demande accrue va en retour « doper » la production, et finalement augmenter l’utilisation des terres. Les effets de marché poussent ainsi à augmenter la production, et cet effet « rebond » est difficile à contrôler à l’échelle mondiale. Nos travaux amènent donc à relativiser l’hypothèse de départ du land sparing, qui raisonne avec un niveau de production fixé sans tenir compte des ajustements offre-demande. Avec le land sharing au contraire, la réaction à des prix plus élevés devrait modérer la consommation, voire réduire des surconsommations, limitant du même coup l’extension des terres agricoles.

Ces débats sont complexes et ils dépassent maintenant l’arène scientifique. Dans une analyse de la controverse sociotechnique à ce sujet, nous montrons que les arguments en faveur du land sparing sont non seulement surreprésentés dans la littérature scientifique, mais qu’ils sont aussi utilisés dans les rapports de responsabilité sociale des acteurs du monde agricole favorables à l’agriculture industrielle intensive ainsi que dans les standards de durabilité des produits agricoles. Ces modèles ne constituent donc pas seulement des objets techniques, ils véhiculent des visions politiques.

Que sait-on finalement des liens entre biodiversité et agriculture ?

M. D. : Les impacts de l’agriculture sur la biodiversité constituent encore un sujet d’étude et de controverse scientifique. Pour prendre un exemple, deux méta-analyses récentes parues dans des revues prestigieuses (2) concluent à l’absence de corrélation entre l’agriculture et le déclin des insectes. Selon la première méta-analyse, ce déclin serait essentiellement dû à l’urbanisation. La deuxième méta-analyse montre qu’il n’y a pas de tendance nette au déclin des insectes aux Etats-Unis, ni dans les zones naturelles, ni dans les zones anthropisées, dont les zones agricoles. Nous montrons qu’il y a des biais méthodologiques majeurs dans ces deux études, et les revues qui les ont initialement publiées ont aussi publié nos contre-analyses. 

Dans le premier cas, nous avons détecté un biais dans le traitement des données sur les zones agricoles. Pour analyser s’il y a diminution des populations d’insectes sur les terres cultivées, les auteurs de la méta-analyse ont assigné le type d’usage des terres pour chaque site en utilisant une base de données créée à partir d’images satellites. Or l’analyse par satellites commet des erreurs, par exemple en distinguant mal les prairies et les cultures. Nous avons montré que, dans deux tiers des études portant sur des insectes terrestres et incluant des zones de culture, la part locale des zones de culture était mal attribuée, ce qui faussait l’étude de la corrélation insectes-agriculture. La méta-analyse contient d’autres biais, comme celui d’inclure des études expérimentales ou de restauration de milieux, ou encore de compter des mollusques et crustacés dans les insectes aquatiques (rivières et plans d’eaux), ce qui a aussi été vivement critiqué par des experts des milieux aquatiques (3).

Dans la deuxième méta-analyse, les auteurs ont utilisé un jeu de données présenté comme provenant uniquement du réseau américain de recherche écologique de long terme (LTER (4)), chaque série correspondant au dénombrement d’une espèce d’insectes en un site au cours du temps. Cependant, 40 % des séries de données proviennent d’un autre réseau, portant exclusivement sur des pucerons et visant principalement à documenter les pucerons nuisibles liés à l'agriculture industrielle intensive. L’inclusion de ce réseau « pucerons » biaise ainsi les résultats en minimisant les dommages de l'agriculture intensive sur les insectes. L’analyse statistique souffre par ailleurs de problèmes méthodologiques majeurs. Ainsi, la moitié des séries de données sont d’une durée trop courte pour établir une évolution à la hausse ou à la baisse. De plus, les données ont été utilisées sans contact préalable avec les scientifiques du LTER, donc sans corriger les biais d’échantillonnage (5).

Finalement, ces exemples montrent que l’ambition d’agréger des études locales pour dégager des tendances globales est pour l’instant infructueuse. Actuellement, les études au niveau local, qui montrent l’évolution de certains insectes dans certains milieux, sont plus robustes.

Quels enseignements peut-on tirer de ces controverses scientifiques ?

M. D. : Les débats autour du land sparing et du land sharing montrent que les modèles que les scientifiques conçoivent ne sont pas seulement des outils objectifs pour structurer la réflexion et l’analyse, mais peuvent conduire à avancer des visions du monde. Le travail interdisciplinaire est l’une des voies qui permet de mettre à plat les hypothèses implicites ou explicites des modèles, leurs limites, et leurs impacts sur les résultats obtenus.

Concernant les études sur le déclin des insectes, l’aspect positif du fonctionnement scientifique, c’est qu’avec le mouvement de science ouverte, on peut maintenant avoir accès au détail des données, ce qui rend possible les vérifications et les analyses critiques. L’autre aspect positif, c’est que les revues scientifiques ont publié nos contre-analyses après une revue par les pairs.

L’aspect moins positif, c’est que les contre-analyses prennent beaucoup de temps et ne sont donc pas systématiquement réalisées. De plus, elles ont généralement moins d’impact que les analyses de départ, surtout lorsque ces dernières sont publiées par des journaux prestigieux et largement reprises dans les médias. Ces analyses influencent le public et contribuent à renforcer des visions erronées du monde, en l’occurrence, dans notre cas, une forme de scepticisme par rapport au déclin de la biodiversité, comme il y a eu un climato-scepticisme. La différence, c’est que pour le climat, on dispose maintenant – mais bien tard – de données et d’indicateurs robustes, ce qui n’est pas toujours le cas pour la biodiversité – pour laquelle il est encore temps d’agir. Il est donc essentiel d’exercer une grande vigilance sur les méthodologies utilisées pour analyser l’évolution de la biodiversité et les impacts de l’agriculture sur cette biodiversité. Retarder la prise de décisions publiques à partir d’évaluations biaisées, c’est faire courir un risque encore plus grand pour la biodiversité, la sécurité alimentaire et la santé humaine.

 

  1. En se basant sur des indicateurs restreints tels que les populations d’oiseaux.
  2. van Klink R. et al. 2020. Meta-analysis reveals declines in terrestrial but increases in freshwater insect abundances. Science 368, 417–420. Lien , Crossley, M.S. et al. 2020. No net insect abundance and diversity declines across US Long Term Ecological Research sites. Nat Ecol Evol 4, 1368–1376. Lien.
  3. Jähnig et al. 2021. Revisiting global trends in freshwater insect biodiversity. Wiley Interdisciplinary Reviews-Water 8: 5. Lien.
  4. Long Term Ecological Research (LTER) network.
  5. Welti et al. 2021. Studies of insect temporal trends must account for the complex sampling histories inherent to many long-term monitoring efforts. Nature Ecology & Evolution. Lien.

Références

Publications Land Sparing/land sharing 

  • Desquilbet M., Dorin B., Couvet D. 2017. Land sharing vs. land sparing for biodiversity: How agricultural markets make the difference. Environmental Modeling & Assessment, 22, 188-200. Lien.
  • Loconto A., Desquilbet M., Moreau T., Couvet D., Dorin B. 2020. The Land sparing – Land sharing controversy: tracing the politics of knowledge. Land Use Policy, 96, 103610. Lien.

Commentaire de van Klink et al. :

Desquilbet, M. et al. 2020. Comment on “Meta-analysis reveals declines in terrestrial but increases in freshwater insect abundances”. Science  370, Issue 6523, eabd8947. Lien.   

Commentaire de Crossley et al. :

Desquilbet M., Cornillon P-A., Gaume L. and Bonmatin J-M. 2021. Adequate statistical modelling and data selection are essential when analysing abundance and diversity trends. Nature Ecology & Evolution. Lien.  

Marion Desquilbet est membre du Conseil scientifique de l’ANSES. Elle est co-responsable pédagogique du Master 2 interdisciplinaire « Economics and Ecology » de l’Ecole d’Economie de Toulouse et de l’Université Paul Sabatier de Toulouse.

 

Pascale MollierRédactrice

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