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Injustice alimentaire, vers un droit commun à l’alimentation ?

Pourquoi tant de personnes en France ont encore un mauvais accès à une alimentation durable ? D’après Dominique Paturel, chercheuse INRAE en sciences de gestion, cela n’est pas uniquement le fruit d’une précarité économique, mais également d’une politique publique inadaptée. Alors que la scientifique estime que « l’on reste sur des approches très segmentées et très loin des réalités du terrain », sa démarche à elle est au contraire d’expérimenter directement auprès des personnes concernées, dans une ambition de recherche scientifique par la recherche-action.

Publié le 14 décembre 2021

illustration Injustice alimentaire, vers un droit commun à l’alimentation ?
© pixabay

5,5 millions de personnes reçoivent aujourd’hui de l’aide alimentaire1, et ce chiffre a doublé en 10 ans. La filière, dans sa forme contemporaine, s'est élaborée à partir du milieu des années 1980 et s’est inscrite dans les politiques sociales dont la lutte contre la pauvreté est le leitmotiv. La création du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 ouvre le contexte de réflexion de ces politiques autour du concept de précarité.

La précarité alimentaire n’est pas seulement liée à la pauvreté économique

Les sociologues se sont alors penchés sur la question et ont constaté qu’à la précarité économique s'ajoutent un contexte socio-culturel, l’exclusion, ainsi que l’absence et/ou la rupture de liens, renforçant la précarité alimentaire. Dominique Paturel, chercheuse INRAE en sciences de gestion à l’UMR Innovation et spécialisée dans les questions d’accès à l’alimentation, reprend cette définition : « la précarité alimentaire n’est pas seulement liée à la pauvreté économique, mais également à  une série d’empêchements socio-culturels et politiques dans l’accès à une alimentation durable ». Selon elle, « l'obligation d’avoir recours à l’assistance avec un passage obligé par des structures de contrôle ou encore l’assignation à la consommation de produits alimentaires non-durables » sont autant de freins pour accéder à l’aide alimentaire, ce qui ne peut donc que renforcer les effets de la précarité alimentaire.

Dans ce contexte, et avec l’objectif de développer une sécurité sociale de l'alimentation, la scientifique étudie depuis 2008 l’importance d’ancrer les questions d’accès à une alimentation durable dans le débat public français, à destination de toutes et tous. Ces notions « s’inscrivent dans la culture française, pour laquelle l’alimentation est aussi le fait de se rassembler autour d’une table », estime la membre du collectif Démocratie alimentaire dans les marchés et qui déplore que le concept soit encore lié à l’idée d’une politique spéciale pour les familles à petit budget, « bien que le sujet existe quand-même dans le paysage public ».

L’aide alimentaire en circuit court

Les exemples d’expérimentations sociales pour étudier la filière de l’aide alimentaire sont légion dans le travail de la chercheuse. En 2010 par exemple, elle et son équipe ont proposé aux Restos du Coeur de l’Hérault de s'approvisionner auprès des producteurs locaux, afin d’étudier l’impact de ce changement sur l’aide alimentaire distribuée, notamment sur l’accès à des produits plus frais. Auprès du réseau des épiceries sociales, les recherches se sont aussi concentrées, pendant plusieurs années, sur « le soutien à l’agriculture locale et aux petites exploitations maraîchères », explique Dominique Paturel, se penchant notamment sur « les structures portées par des agricultrices et agriculteurs en situation de précarité ». Études scientifiques, participation à des programmes de recherches, séminaires et autres interventions ont permis à la chercheuse de croiser les regards de professionnels variés et d’étudiants afin de comprendre la situation française en matière d’accès à la situation alimentaire actuelle, avec un recul de plus de 10 ans.

 

Entre recherche action et expérimentation sociale

La recherche-action est une voie d’investigation utilisée en sciences humaines, née des approches comportementales, dans laquelle collaborent scientifiques et acteurs de terrain dans un processus qui permet à la fois d’agir et d’apprendre de l’action.
Dominique Paturel a commencé à aborder ces sujets en 2008, quand elle rejoint l'équipe Démocratie Alimentaire dans la dynamique des marchés animée par Yuna Chiffoleau, directrice de recherche qui travaillait notamment « sur la fragilité des revenus agricoles pour un certain nombre d'agriculteurs » mais aussi sur les circuits courts. Depuis, la posture épistémologique de Dominique Paturel est claire : « je ne fais pas de distinction entre pensée et action », confie-t-elle, expliquant sa volonté de produire de la connaissance scientifique par l’expérimentation de terrain, auprès des personnes directement concernées par les sujets de recherche. Et la thématique de l’accès à l’alimentation durable s'est imposée d’elle-même quand s’est dessiné le constat de la fragilisation de la situation des exploitants agricoles. « J’étais choquée de voir des agriculteurs dans la file d’attente des Restos du Coeur », se souvient Dominique Paturel. « Je ne pensais pas cela possible en France ».

Aux yeux de la scientifique, cette démarche est à distinguer du militantisme idéologique, bien qu’elle ait ses propres idées sur le sujet. « Je dirais que c’est plutôt de la recherche impliquée, avec les gens », qui suppose donc la mise en place d’hypothèses de travail en situations réelles. Dans le cas des recherches de celle qui refuse l’étiquette de militante, c’est donc l’expérimentation sociale qui se retrouve au cœur de la recherche scientifique.

Les phases d’amélioration ne posent jamais la question du droit commun

Nous serions ainsi actuellement dans la quatrième phase de modernisation de la filière de l’aide alimentaire, qui pousse les opérateurs de l’aide alimentaire à s’approvisionner au niveau local. Cette phase succède donc à trois étapes, dont la première est apparue dans les années 1990 et a entraîné la création des épiceries sociales, puis à la formation de l’association nationale des épiceries solidaires (ANDES) en 2000. La création de ces organismes mènera, dans les années suivantes, à des politiques d’aides alimentaires couplées à la notion d’insertion par l’économie. C’est le cas par exemple de la fédération des paniers de la mer, qui favorise l’emploi autour de la revalorisation des produits de la mer invendus dans les ports de la Manche et du sud de la Bretagne. La troisième étape renforce la notion d’insertion par l’économie, « avec l’idée d’approvisionner les circuits de l’aide alimentaire avec une production prévue à cet usage », ajoute Dominique Paturel. Le réseau Cocagne est un exemple emblématique de cette démarche ; tout comme les paniers solidaires du réseau des Paniers Marseillais en partenariat avec le Secours Populaire.

Si toutes ces évolutions montrent des avancées en faveur de la distribution de fruits et légumes frais (et bio pour certains), elles sont également le signe que la thématique n’est pas encore entièrement traitée dans le débat politique. « Toutes ces phases d’amélioration de la filière ne posent jamais la question du droit commun », analyse la chercheuse.

Une approche encore trop segmentée

Les recherches scientifiques ont donc permis d’étudier pour quelles raisons le droit à l’alimentation est si peu présent dans les États du Nord. En étudiant les constitutions de ces pays, le constat semblait clair pour les scientifiques : « Dans les accords commerciaux internationaux, on est davantage dans un droit de l’alimentation, que dans un droit à l’alimentation ». La loi « Agriculture et alimentation » de 2018, pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, a permis de rendre visible la question de l’accès à l’alimentation durable pour l’ensemble de la population et en particulier les familles à petit budget. « Une fenêtre d’opportunité s’est ouverte à ce moment-là pour faire entendre les suggestions des scientifiques”, rappelle la chercheuse, « mais ça ne s’est pas fait ». 

Faire entrer l’alimentation dans le cadre de la protection sociale française

Pour la scientifique, cette opportunité avortée témoigne d’une vision de l’alimentation qui n’est pas celle du système alimentaire que l’on étudie scientifiquement. On reste sur des approches très segmentées, et loin des réalités du terrain », poursuit-elle. Si les politiques sociales de lutte contre la pauvreté des années 1980 ont permis de faire avancer le sujet de la précarité alimentaire, « ça n’a pas vraiment évolué depuis », confie la chercheuse. D’après elle, les spécialisations du domaine alimentaire (production agricole, logistique, etc.) sont encore trop compartimentées. Or, les travaux et la recherche-action menée depuis plus d’une décennie montrent qu’il est important de s’extraire de cette vision segmentée en proposant une approche systémique de la question. C’est d’ailleurs une des propositions du rapport collectif « Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs » élaboré pour le think tank Terra Nova auquel Dominique Paturel a participé : créer un dispositif national « permettant de faire entrer l’alimentation dans le cadre de la protection sociale française », en guise donc de transition vers le droit commun à l’alimentation.

3 chercheuses INRAE pour l’expertise de Terra Nova

Le 10 novembre 2021, le think tank Terra Nova a publié un rapport dans le but de « clarifier les enjeux liés à l’insécurité alimentaire en France et d’élaborer des principes directeurs pour promouvoir des dispositifs et un contexte politique favorables à une sécurité alimentaire durable », résume une synthèse du document. Parmi les autrices et l’auteur du document, quatre chercheuses sont issues des laboratoires INRAE. En compagnie de Dominique Paturel, Nicole Darmon, directrice de recherche en nutrition et santé publique, France Caillavet, directrice de recherche en économie, ainsi que Marlène Perignon, ingénieure de recherche à l’INRA au sein de l’UMR MOISA ont apporté leur expertise au travail publié par Terra Nova.

Après avoir posé des éléments de contexte dans une première partie, le rapport « décrit les limites structurelles du système actuel d’aide alimentaire » avant d’analyser les dispositifs existants, conventionnels ou alternatifs. Enfin, l’étude propose des axes de réflexion pour développer une sécurité alimentaire durable, notamment en faisant un focus sur l’idée de Sécurité Sociale de l’Alimentation.

Le rapport pointe ainsi du doigt le manque d’implication de la part des politiques publiques pour répondre aux causes profondes de l’insécurité alimentaire, « à savoir le niveau de pauvreté et son intensité pour une partie de la population », comme le rappelle le document. Les actions actuellement menées se concentreraient en effet trop sur les « symptômes » de la précarité alimentaire. Ainsi, plutôt que de chercher à « moderniser l’aide alimentaire sans repenser ses fondements », l’expertise suggère de « passer d’une politique ciblée sur la lutte contre l’insécurité alimentaire à une politique de promotion de la sécurité alimentaire durable pour l’ensemble de la population », tout en intégrant les enjeux liés aux inégalités sociales, territoriales et sanitaires en France ainsi que la protection de l’environnement.

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[1] Rapport IGAS-DGCS 2018 https://www.igas.gouv.fr/spip.php?article754 

Pierre-Yves Lerayer Rédacteur

Contacts

Dominique PaturelChercheuse en science de gestionUMR Innovation

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