Biodiversité 3 min
La dispersion natale chez le chevreuil : un processus déterminant dans l’évolution de l’espèce
Une récente étude menée au centre INRAE Occitanie-Toulouse montre que le chevreuil, animal majoritairement sédentaire à l’âge adulte, choisit son habitat définitif grâce à des stratégies complexes, en partie conditionnées par l’habitat natal. Delphine Ducros, doctorante à l’unité Comportement et Ecologie de la Faune Sauvage (CEFS) s’est intéressée aux différents processus de dispersion natale dans un article faisant la couverture de la revue Oikos parue en janvier 2020.
Publié le 08 juin 2020
La dispersion natale est un processus qui permet aux individus d’une espèce majoritairement sédentaire de s’établir dans un habitat différent de là où ils sont nés, et par conséquent, d’expérimenter des conditions environnementales potentiellement différentes de celles de leur habitat natal. Cela peut par exemple leur permettre d’acquérir de nouvelles ressources alimentaires ou de nouveaux partenaires sexuels. Le chevreuil étant sédentaire à partir de l’âge d’un an, il reste ensuite dans sa zone territoriale dont la superficie peut varier de 30 à 100 hectares. La dispersion natale est donc une étape déterminante pour ces cervidés.
Delphine Ducros, doctorante INRAE et Muséum National d’Histoire Naturelle, s’est intéressée à ce processus en analysant les données GPS récoltées depuis 2002 par le CEFS sur de jeunes sujets équipés de colliers émetteurs. Les résultats obtenus démontrent que les chevreuils optent pour des stratégies complexes conditionnées en partie par leur habitat natal.
Une dispersion natale complexe : six stratégies possibles
On considère classiquement que la dispersion natale est un processus dichotomique, c’est-à-dire qu’un individu d’une espèce donnée aura le choix entre disperser ou rester dans son domaine natal (philopatrie). Cependant, en observant les trajectoires réalisées par des chevreuils équipés de colliers GPS pendant la période connue de dispersion chez cette espèce, de fin février à fin mai, il apparaît qu’il existe en réalité une plus grande diversité de comportements qu’une simple dichotomie entre dispersion et philopatrie.
Les chercheurs ont caractérisé les mouvements réalisés par les chevreuils pendant cette période de dispersion, en prenant appui sur une population suivie depuis une vingtaine d’années en Haute-Garonne. Les coordonnées géographiques associées à chaque individu ont permis de comprendre comment les chevreuils se déplacent dans leur habitat et de montrer qu’il n’existe pas deux, mais six tactiques alternatives de dispersion, caractérisées par des mouvements de différentes temporalité, amplitude et durée. On peut ainsi identifier :
- les philopatriques stricts, ne quittant jamais leur aire de répartition natale
- les explorateurs, qui n'ont quitté leur aire de répartition initiale que pendant de courtes périodes et se sont ensuite installés sur leur aire de répartition natale
- les « disperseurs » avortés, qui se sont temporairement installés dans une nouvelle zone, mais sont revenus s'installer dans leur zone natale
- les « multi-ranger », optant pour une tactique multigamme, permettant aux individus de suivre les variations saisonnières de l’environnement
- les « disperseurs » progressifs, qui se sont progressivement éloignés de leur zone natale pour s'installer ailleurs
- les « disperseurs » classiques, avec un stade de transition clair et bien défini, leur permettant de s’installer dans un habitat bien distinct de leur habitat natal.
Les caractéristiques de l’habitat conditionnent la stratégie choisie
Les différentes tactiques de dispersion semblent s’exprimer différemment selon les caractéristiques de l’habitat natal d’un individu. On observe, par exemple, qu’un plus fort taux de dérangement dans l’habitat natal augmente la propension des individus à réaliser des trajectoires de dispersion de type « classique », c’est-à-dire en trois phases très distinctes. Cette option permet en plus à l’individu de parcourir une distance en général plus élevée que celle réalisée au travers des autres tactiques. En effet, ces jeunes chevreuils, habitués à un niveau de perturbations relativement élevé, seront moins réticents à traverser un paysage inconnu et comportant potentiellement de nouveaux risques par rapport à leur habitat natal.
Par opposition, un milieu natal fermé et moins soumis à des perturbations anthropiques conduirait davantage les individus à réaliser une forme de dispersion plus modérée en termes de distance, comme par exemple la dispersion dite « progressive », où le chevreuil s’éloigne de son habitat natal en faisant petit-à-petit « glisser » son domaine d’occupation dans une direction particulière.
Tactiques alternatives, responsables des flux génétiques de population ?
L’épigénétique décrit le principe selon lequel l’environnement a une influence sur le génome : alimentation, maladies, stress, lieu ou encore hygiène de vie peuvent modifier les cellules et leur ADN. Ainsi, la découverte et la description de tactiques alternatives de dispersion, chez le chevreuil mais aussi possiblement chez d’autres espèces, pourrait avoir d’importantes répercussions sur la dynamique de population. En effet, ces tactiques pourraient influencer la façon dont s’opèrent les flux de gènes entre populations, en lien avec les conditions environnementales en présence dans l’habitat natal.
Ces travaux sont issus du projet « DISPCOST », bénéficiant d’une bourse ANR (Agence Nationale de la Recherche). Cette bourse ANR a permis le financement de la thèse de Delphine Ducros en partenariat avec le Muséum National d’Histoire Naturelle et INRAE, à l’origine de cette étude.
Beyond dispersal versus philopatry? Alternative behavioural tactics of juvenile roe deer in a heterogeneous landscape. Delphine Ducros Nicolas Morellet Rémi Patin Kamal Atmeh Lucie Debeffe Bruno Cargnelutti Yannick Chaval Bruno Lourtet Aurélie Coulon A. J. Mark Hewison. First published: 05 September 2019 https://doi.org/10.1111/oik.06793