Biodiversité 5 min

Zoom sur... la biologie évolutive

Arnaud Estoup et Benoit Facon, chercheurs INRAE au Centre de biologie pour la gestion des populations à Montpellier, étudient les phénomènes d’invasions biologiques. Ils mènent leurs recherches au travers de deux disciplines scientifiques distinctes, la génétique quantitative de traits d’histoire de vie pour Benoit Facon et la génétique et la génomique des populations d’espèces en déséquilibre évolutif pour Arnaud Estoup. Zoom sur la biologie évolutive.

Publié le 24 mars 2023

illustration Zoom sur... la biologie évolutive
© INRAE, Jean DRESCHER

« Rien n'a de sens en biologie, si ce n'est à la lumière de l'évolution. » Cet aphorisme de T. Dobzhansky révèle bien la place centrale de l’évolution dans la compréhension de l’origine et de la diversification du monde vivant. Depuis les travaux fondateurs de C. Darwin et A. R. Wallace, la discipline reconnait la sélection naturelle comme l’un des mécanismes centraux de l’évolution et l’apparition de nouvelles espèces comme une descendance modifiée d’espèces ancestrales.

Les 3 ingrédients de la sélection naturelle

La sélection naturelle, qui peut être vue comme un tri par l’environnement des variants les plus performants dans cet environnement, repose sur 3 ingrédients.
Tout d’abord, la sélection naturelle n’opère que sur des caractères (ou phénotypes) variables entre individus.
Ensuite, un caractère ne peut être soumis à la sélection naturelle que s’il est héritable, c’est-à-dire s’il est transmis (au moins partiellement) entre parents et enfants, par exemple parce qu’il a une base génétique.
Enfin, un caractère variable et héritable peut répondre à la sélection naturelle si certaines formes de ce caractère sont associées à une meilleure survie ou une meilleure reproduction des individus qui le portent : on parle alors de valeur sélective (fitness en anglais) d’un individu portant une forme donnée d’un caractère. Lorsque ces conditions sont réunies, les formes avantageuses du caractère, ainsi que les variations du génome impliquées dans l’expression de ces formes (cf. les variations alléliques constitutives des génotypes), tendent à augmenter en fréquence dans la population au fil des générations, augmentant le niveau d’adaptation global de la population à son environnement. Cette association entre un phénotype (ainsi que le génotype correspondant) et une meilleure valeur sélective peut être très locale et/ou temporaire car elle dépend de toutes les caractéristiques de l’environnement, ce dernier pouvant être lui-même variable dans le temps et l’espace.

Aux côtés de la sélection naturelle, 4 autres forces évolutives majeures influencent les changements phénotypiques et génotypiques dans les populations : la mutation, la recombinaison, la migration et la dérive. Contrairement à la sélection naturelle, ces forces évolutives ne dépendent pas de l’adéquation entre un phénotype et son environnement. Il n'en demeure pas moins qu’elles impactent significativement les trajectoires évolutives des populations en modifiant la variabilité génétique sur laquelle la sélection naturelle opère. 

Des changements évolutifs rapides

Bien qu’étant conscient des changements phénotypiques rapides que pouvait produire la sélection artificielle, Darwin décrivait l’évolution naturelle comme un mécanisme lent et plutôt graduel. Ce paradigme s’est progressivement fissuré lorsque la synthèse moderne de l’évolution a commencé à s’imposer à partir des années 1930-1940. Le livre de J. A. Endler, Natural selection in the wild, paru en 1986, établit de façon définitive que les changements évolutifs peuvent se dérouler à l’échelle de temps écologique et que des boucles d’interaction entre écologie et évolution sont des processus fréquents et potentiellement rapides. Avec l’accumulation des exemples d’évolution contemporaine chez divers organismes, il est devenu évident que la plupart d’entre eux étaient liés à l’action de l’Homme.
Tout d’abord, l’être humain modifie l’environnement à l’échelle planétaire : deux tiers de la surface des continents est concernée par l’impact des activités humaines (agriculture, exploitation halieutique, urbanisation…), sans parler des changements climatiques liés aux activités humaines. Il a par exemple été montré qu’une grande diversité d’organismes présentent des changements adaptatifs en lien avec le changement climatique, comme des décalages de dates de ponte ou de départ en migration chez les oiseaux.
Ensuite, les activités humaines génèrent des pressions de sélection de type directionnel plus intenses et/ou plus durables que les conditions naturelles passées. C’est par exemple le cas de l’utilisation d’insecticides pour lutter contre des insectes ravageurs des cultures, qui constitue une pression de sélection très forte sur les populations de ces espèces et est suivie presque systématiquement d’apparitions de gènes de résistance.
Enfin, l’intensification du trafic de marchandises et de voyageurs à toutes les échelles de distance tend à redistribuer les organismes sur la planète. Or l’insertion d’une espèce dans un nouvel environnement est une situation propice à des changements évolutifs. Les impacts liés aux l’activités humaines se sont avérés d’une telle intensité que l’on en est venu à définir l’anthropocène comme une nouvelle époque géologique et évolutive succédant à l'holocène (l'ère interglaciaire qui a favorisé l'expansion des sociétés humaines sur plus de 10 000 ans). L’anthropocène aurait débuté lors de la Révolution industrielle de 1850 avec une grande accélération à partir du milieu du XXe siècle.

Mieux comprendre les liens entre phénotype et génotype

Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes intéressés au rôle possible de l’évolution dans les phénomènes d’invasions biologiques au travers de deux disciplines scientifiques distinctes : la génétique quantitative de traits d’histoire de vie pour Benoit Facon et la génétique (puis la génomique) des populations d’espèces en déséquilibre évolutif pour Arnaud Estoup. Ces deux approches se sont avérées extrêmement complémentaires, en permettant notamment de mieux comprendre les liens entre phénotype et génotype. L’idée selon laquelle les invasions biologiques correspondaient à des phénomènes purement écologiques – car trop rapides pour être affectées par des processus évolutifs contemporains – a subsisté jusqu’au milieu des années 2000. À ce moment-là, le développement de nouvelles approches moléculaires et statistiques a permis de retracer plus précisément les histoires évolutives des populations envahissantes et de comparer ces populations à leurs sources (localisées dans les aires natives ou envahies de l’espèce), ceci aussi bien au niveau de leurs traits d’histoire de vie (via des approches de génétique quantitative) qu’au niveau de leurs variations génomiques (via des approches de génétique/génomique des populations). Nos travaux collaboratifs ont ainsi montré des changements phénotypiques et génotypiques considérables entre populations envahissantes et populations sources, et ils ont révélé une diversité insoupçonnée de scénarios écoévolutifs à l’œuvre au cours des invasions. Ils ont eu pour retombées majeures la formalisation de scénarios écoévolutifs et de concepts d’intérêt général pour les invasions biologiques, aussi bien aux niveaux académiques qu’appliqués comme par exemple : (i) les scénarios d’invasion reposant sur une adaptation induite par l’anthropisation des milieux dans les zones natives et non natives d’une espèce, (ii) les scénarios « tête de pont » dans lesquels une première population envahissante évolue et devient ainsi la source de plusieurs invasions secondaires sur des sites géographiques distants, et (iii) le fait qu'un large éventail de mécanismes évolutifs permet à une population envahissante de surmonter les conséquences néfastes d’une faible variation génétique et ainsi permettre de s’adapter à son nouvel environnement, déstructurant ainsi la notion encore très largement répandue de paradoxe génétique des invasions biologiques.
Néanmoins, si de nombreuses études ont mis au jour un certain nombre de traits phénotypiques potentiellement impliqués dans le succès d’invasion, l'architecture génétique de ces traits et les gènes clefs impliqués restent largement inconnus. Ce type de connaissance s’avère néanmoins crucial pour développer des méthodes innovantes pour améliorer le contrôle des populations envahissantes.

Aujourd'hui les êtres vivants évoluent sur des échelles de temps observables

Il ne fait aujourd’hui aucun doute que les êtres vivants, sans restriction aux espèces envahissantes, évoluent sur des échelles de temps observables quel que soit le contexte environnemental considéré. Une spécificité des agrosystèmes classiques est d’être majoritairement constitués de plantes cultivées caractérisées par une faible diversité génétique et de fortes densités sur de grandes surfaces. Cette spécificité facilite l’émergence, l’adaptation et la dispersion des ravageurs des cultures. Alors que notre agriculture doit s’engager dans une transition écologique, visant à assurer une production alimentaire substantielle tout en réduisant l'utilisation d'intrants et en fournissant de nouveaux services écosystémiques, on ne peut ignorer que ces changements de modes de production vont engendrer des réponses évolutives fortes des organismes présents dans ces néoagrosystèmes, notamment chez les ravageurs de cultures, leurs compétiteurs et ennemis naturels et les auxiliaires utilisés en lutte biologique. Cette transition écologique repose sur différentes stratégies complémentaires comme l’utilisation d’ennemis naturels, la technique de l’insecte stérile, les mélanges variétaux, ou encore la lutte sémiochimique. Quelle que soit la stratégie envisagée, elle nécessite de produire des solutions durables, c’est-à-dire capables d’éviter les effets non intentionnels ainsi qu’anticiper la réponse adaptative des ravageurs des cultures et des agents phytopathogènes.
Si le développement de l’agroécologie, avec la recomplexification des couverts végétaux et des interactions biotiques, porte la promesse d’une régulation plus durable des ravageurs, elle n’en apporte néanmoins pas la garantie. En effet, ces nouvelles méthodes de gestion des populations posent néanmoins d’autre questions de biologie évolutive (optimisation de l’efficacité des auxiliaires, risques évolutifs associés…). Réaliser des études ancrées dans la biologie évolutive du potentiel adaptatif des ravageurs et agents phytopathogènes face aux changements qui vont affecter les agrosystèmes à court et moyen terme (pratiques agricoles, climat...) permettra de mieux prédire leurs distributions et leurs impacts dans un milieu changeant et ainsi travailler en anticipation à la mise en place de mesures agroécologiques plus durables. 

Arnaud ESTOUP & Benoit FACONRédacteurs

Contacts

Arnaud ESTOUP ChercheurCentre de Biologie pour la Gestion des Populations

Benoit FACON ChercheurCentre de Biologie pour la Gestion des Populations

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