Les consommateurs sont-ils prêts ?
La nécessité de nous diriger vers des systèmes agricoles et alimentaires plus durables fait consensus. Mais cette transition ne peut se faire que si le consommateur, en bout de chaîne, opère des changements de comportements et d’habitudes. Comment y parvenir ? Décryptage.
Publié le 06 janvier 2023
Représentations sociales, accessibilité, facteurs psychologiques, dynamiques collectives, etc., l’acte de manger ne se limite pas à l’ingestion d’aliments. Nos comportements alimentaires sont à la fois liés à notre environnement socio-culturel et conditionnés par des mécanismes psychologiques et physiologiques.
Le goût et la convivialité au cœur de nos comportements
Le plaisir est lié à la fois à l’aliment lui-même, au contexte social et aux représentations associées à l’aliment
Si l’alimentation sert un besoin vital, elle est aussi une source de plaisir gustatif et social lorsque les repas sont partagés à table. Cette notion de plaisir est primordiale et joue un rôle moteur dans nos choix : « le plaisir est lié à la fois à l’aliment lui-même, au contexte social et aux représentations associées à l’aliment », explique Sophie Nicklaus, spécialiste INRAE de l’étude du comportement alimentaire au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA) à Dijon. Un plaisir qui s’éduque dès le plus jeune âge. INRAE travaille ainsi avec Santé publique France sur les pratiques alimentaires des parents favorisant un comportement alimentaire adapté chez l’enfant. Cette éducation alimentaire précoce prend toute son importance car les bases du comportement alimentaire s’établissent lors des premières années de la vie, et la prévention de maladies chroniques liées à l’alimentation, telles que l’obésité, est d’autant plus efficace qu’elle est mise en place tôt. Des travaux récents montrent d’ailleurs que les comportements alimentaires peuvent se construire… dès la grossesse ! Une étude menée sur des miniporcs (modèle animal proche de l’humain en termes de physiologie) a mis en évidence qu’une alimentation maternelle, pendant la grossesse et l’allaitement, respectant un apport calorique normal mais trop riche en gras et en sucre, a des impacts négatifs sur le bilan lipidique, l’activité métabolique du microbiote intestinal, et entraîne la production de neurones dans une zone impliquée dans les apprentissages et la mémoire chez les porcelets. Aussi, les porcelets, soumis à ce régime in utero, étaient plus motivés par des récompenses alimentaires grasses et sucrées.
Apprendre à apprécier
Faire évoluer nos comportements alimentaires passe également par une exposition répétée à un aliment. Un nouvel aliment, inconnu, est au départ, a priori rejeté. En renouvelant l’exposition à cet aliment et en le faisant dans un contexte familier et chaleureux, on augmentera ses chances d’être accepté : « C’est par exemple le cas du café, pourtant très amer, mais auquel on est exposé régulièrement, au travail lors de la pause-café, dans la sphère familiale. On y est exposé dans un contexte positif, qui amène à goûter cet aliment et recommencer malgré un goût pas toujours apprécié au début », explique Sandrine Monnery-Patris, chercheuse en psychologie cognitive au CSGA. Ainsi, proposer des plats à base de protéines végétales à la cantine pourrait aider à faire apprécier ces produits aux enfants, mais à la seule condition que ce soit dans un environnement positif. Un enjeu fort apparaît alors : la sensibilisation et la formation des personnels des cantines au contexte et au cadre des repas, en particulier autour des aliments nouveaux.
Dépasser les représentations sociales
La force des représentations sociales et de nos cultures guide nos régimes. Ainsi, l’adoption des recommandations nutritionnelles se heurte à de nombreux biais psychologiques. Par exemple, remplacer la viande, encore très présente dans les menus occidentaux, semble difficile pour le consommateur. Les travaux de Sandrine Monnery-Patris expliquent cela, en montrant que les protéines animales sont associées à la force et à la virilité, alors que les protéines végétales sont associées à la légèreté et la féminité. Aussi, la viande est considérée comme l’élément principal lorsque nous devons composer un plat alors que les protéines végétales (céréales, légumes secs) sont considérées comme des accompagnements. Pour la chercheuse, ces résultats expliquent pourquoi il est difficile pour le consommateur de remplacer un aliment synonyme de force et central dans l’assiette par un aliment associé à davantage de légèreté et considéré comme périphérique.
Dans la série des croyances qui ont la vie dure, on peut citer la question de la praticité pour les légumes secs. Pour les personnes interrogées dans le cadre des travaux de la chercheuse, un frein à la consommation de ces aliments est leur temps de préparation supposé trop long alors qu’en réalité, il existe aujourd’hui bon nombre de plats à base de légumineuses ou céréales qui ne nécessitent pas de temps de préparation supplémentaire. Autre image à combattre, les légumes secs seraient des aliments pour végétariens, végétaliens ou véganes… Pour dépasser ces préjugés, la chercheuse montre que l’information et la communication sont des moyens efficaces. Il s’agit de communiquer sur le goût et de proposer des recettes attractives et faciles à réaliser.
Rééquilibrer nos apports entre protéines d’origine animales et végétales est le point central des transitions vers des régimes sains et durables. Mais les consommateurs sont-ils prêts à mettre plus de protéines végétales dans leur assiette ? Réponses avec Sandrine Monnery-Patris, chercheuse en psychologie cognitive au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon.
L’engagement, moteur des changements ?
Le niveau d’étude et la capacité à s’informer et intégrer des repères nouveaux sont des facteurs importants du changement
Certains consommateurs s’engagent à modifier leur alimentation comme, par exemple, les personnes végétariennes, végétaliennes ou véganes. Benjamin Allès, épidémiologiste à l’unité EREN, explique que « dans les motivations des personnes se tournant vers un régime limitant ou supprimant les produits animaux, les plus fréquemment rapportées sont la cause du bien-être animal, l’environnement et parfois aussi, la santé ». Aussi, les observations de l’étude NutriNet-Santé indiquent qu’aujourd’hui la majorité des personnes excluant une partie ou la totalité des produits animaux de leur alimentation appartiennent à des catégories socioprofessionnelles élevées. Cela montre que le niveau d’étude et la capacité à s’informer et intégrer des repères nouveaux sont des facteurs importants du changement. Cependant, la probabilité d’adopter un régime végane augmente parmi les participants avec un plus faible niveau socio-économique, suggérant un élargissement de ces catégories de personnes. Par ailleurs, Stéphan Marette, économiste INRAE dans l’unité mixte de recherche Économie publique de Paris–Grignon, souligne que « même si les consommateurs peuvent avoir conscience que, pour leur santé et celle de l’environnement, il vaut mieux modifier leur régime alimentaire, et être intéressés par la démarche, cela ne veut pas dire qu’ils vont respecter ces recommandations. Ils font face notamment à des limites en termes de capacités budgétaires, d’attention lors des achats et/ou de mémorisation d’informations complexes les empêchant souvent de se tourner vers des aliments plus vertueux ».
Le prix, un frein au changement ?
Évidemment, en particulier pour les petits budgets. Le budget moyen dédié à l’alimentation observé chez les populations défavorisées est de l’ordre de 3,50 à 4 € par jour par personne. Selon Nicole Darmon, en dessous de ce budget, « il est très difficile, voire impossible, d’avoir une alimentation qui respecte l’ensemble des recommandations nutritionnelles ». Ces résultats ont été obtenus en observant les achats réalisés par ces populations, mais également par modélisation. Lorsque l’on conçoit par modélisation un régime nutritionnellement bon pour le prix le plus bas possible, on obtient un résultat minimum de 3,85 € par personne et par jour pour un adulte. Quant au budget alimentaire moyen des Français, il est de 5 à 6 € par jour (hors boissons alcoolisées). En revanche, dans les pays occidentaux, le passage à une alimentation plus durable entraînera plutôt une faible baisse du coût de la diète liée à la diminution de la consommation de viande.
En raison de l’ensemble de ces obstacles, les scientifiques INRAE insistent sur l’importance des petits pas pour atteindre les objectifs fixés. Ce sont des évolutions progressives qui faciliteront le changement d’habitudes telles que, comme le précise Stephan Marette, « des recettes originales, des repas plus agréables à la cantine… Des astuces, en somme, qui permettent d’intégrer des changements modestes certes, mais réalistes ». Et qui, à grande échelle, feront les transitions.
Lutter contre les inégalités sociales d’accès à une alimentation saine et durable
Concilier la qualité nutritionnelle de notre alimentation, sa durabilité et s’assurer qu’elle soit accessible financièrement à toute la population est une équation complexe à résoudre. En mettant en œuvre des recherches action basées sur les enseignements tirés d’approches mathématiques appliquées à la nutrition, ou nutrition quantitative, Nicole Darmon, directrice de recherche à INRAE, explore plusieurs pistes pour résoudre cette équation. 20 ans de recherches récompensées aujourd’hui par le Prix Benjamin Delessert.
NutriNet-Santé : la transition suivie au quotidien
Impact des prix sur la consommation, produits bio ou conventionnels, impacts environnementaux, arbitrages économiques liés aux achats… Depuis 2009, le projet « NutriNet-Santé » étudie les relations entre santé et alimentation, et notamment la durabilité de l’alimentation en fonction des modes de vie de chacun. Cette cohorte est basée sur le suivi de personnes volontaires, interrogées régulièrement via des questionnaires en ligne sur leurs modes de vie, de consommation, leur santé et leur environnement. « Avec plus de 100 000 participants, la cohorte permet d’obtenir des analyses fines des comportements », précise Emmanuelle Kesse-Guyot, directrice de recherche à INRAE. Et en effet, tous les types de profils sont représentés : actifs, chômeurs, étudiants, retraités, végétariens, flexitariens, végétaliens… Emmanuelle Kesse-Guyot conclut : « Les personnes que nous suivons l’ont accepté, ce sont des volontaires avec un profil particulier et ils sont plus enclins à suivre un régime équilibré, durable, sain… Mais il faut voir cette cohorte comme un living lab ! Si ces personnes sont capables d’approcher une alimentation saine et durable, c’est que la transition alimentaire est possible ».
Moins de cuisine pour plus de temps libre
En 25 ans, le temps de cuisine est passé de 68 min à 55 min
Les progrès sociaux et les modes de vie qui en découlent ont fortement bousculé nos habitudes alimentaires depuis la seconde moitié du XXe siècle. Fabrice Etilé, économiste INRAE à l’École d’économie de Paris (PSE) a travaillé avec Marie Plessz, sociologue INRAE du Centre Maurice Halbwachs (CMH), sur l’évolution du temps passé à cuisiner : « On observe en moyenne, entre 1985 et 2010, une diminution du temps de cuisine, passant ainsi en moyenne de 68 à 55 minutes par jour. Les 60 % de la réduction observée sont liés à l’intégration des femmes au marché du travail ». Marie Plessz note que la norme du « repas », consistant à prendre trois repas par jour, à heures fixes, et permettant au ménage de se regrouper autour d’une même table, s’est maintenue en France, contrairement aux États-Unis. « La culture culinaire de ces deux pays est connue dans le monde entier. Même si elle est très différente, elle repose sur l’idée que les femmes sont responsables de l’alimentation familiale. Nous sommes encore loin de l’égalité homme / femme dans ce domaine : la baisse du temps passé à cuisiner chez les femmes n’a pas été compensée par une hausse du côté des hommes… C’est une charge de travail importante, non rémunérée et encore largement invisible », développe la sociologue.
La diminution de ce temps, combinée à l’augmentation des revenus et du niveau d’éducation ainsi qu’à l’expansion des industries agroalimentaires, a favorisé le développement des produits prêts à consommer aux dépens de l’achat de produits bruts à cuisiner chez soi. Ces produits prêts à consommer « répondent à l’une des demandes de la société : avoir plus de temps libre », précise Fabrice Etilé.
Les insectes dans l’assiette, c’est possible ?
La viande, les œufs, le poisson, les produits laitiers, les légumes secs et les céréales sont les principales sources de protéines consommées dans les pays occidentaux. Pour réussir à nourrir la population mondiale et faire face à sa croissance, d’autres sources de protéines sont explorées, comme les insectes. Actuellement, ce sont environ 2 milliards de personnes, majoritairement en Afrique, en Amérique latine et en Asie, qui consomment environ 2 000 espèces différentes d’insectes dans le monde. Cependant, dans les pays occidentaux, les insectes ne sont pas encore intégrés à nos menus car leur consommation soulève des questions : sanitaires, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) n’ayant publié un avis positif qu’en janvier 2021 ; culturelles, la consommation d’insectes se heurtant encore aux représentations sociales.
En France, quelques start-up se sont lancées dans la production d’insectes, mais, pour Benjamin Allès, épidémiologiste à l’unité EREN, « le plus probable, c’est que ces derniers soient consommés sous forme de farine, ou alors, de manière indirecte, via l’alimentation des animaux d’élevage, essentiellement pour les poissons et les poulets ».
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Élodie Regnier / Anaïs Bozino
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