Alimentation, santé globale 6 min

Lutter contre les inégalités sociales d’accès à une alimentation saine et durable

Concilier la qualité nutritionnelle de notre alimentation, sa durabilité et s’assurer qu’elle soit accessible financièrement à toute la population est une équation complexe à résoudre. En mettant en œuvre des recherches action basées sur les enseignements tirés d’approches mathématiques appliquées à la nutrition, ou nutrition quantitative, Nicole Darmon, directrice de recherche à INRAE, explore plusieurs pistes pour résoudre cette équation. 20 ans de recherches récompensées aujourd’hui par le Prix Benjamin Delessert.

Publié le 03 février 2022

illustration Lutter contre les inégalités sociales d’accès à une alimentation saine et durable
© Amir Rezzoug

Alors que la nutrition permet d’identifier quelle alimentation répond à nos besoins, que l’épidémiologie nutritionnelle révèle les impacts de l’alimentation sur notre santé et que l’agronomie et l’écologie s’intéressent à la durabilité de notre alimentation, aucune discipline n’étudie quelle serait une alimentation à la fois saine, durable et accessible. C’est pourtant ce que fait depuis 20 ans Nicole Darmon, directrice de recherche à l’unité MOISA à Montpellier, en mobilisant une approche qu’elle qualifie de « nutrition quantitative ». 

La nutrition quantitative mobilise des méthodes mathématiques appliquées à des données multicritères sur les aliments et l’alimentation : composition nutritionnelle, prix, impacts environnementaux, consommations, recommandations d’apport en nutriments ... Ces méthodes incluent notamment le profilage nutritionnel des aliments et la technique d’optimisation sous contraintes qui permet d’identifier une combinaison d’aliments conforme à un ensemble d’exigences, nutritionnelles, budgétaires, ou environnementales. 

Grâce à cette méthode, Nicole Darmon a montré, dès le début des années 2000, que plus la contrainte budgétaire est forte plus la qualité nutritionnelle de l’alimentation diminue. Elle a également pu définir le budget minimum en dessous duquel il est difficile, voire impossible, d’avoir une alimentation à la fois saine et durable. Ce seuil, calculé en 2016, était de 3,85 euros par personne et par jour, et d’après la chercheuse ce chiffre devrait avoir augmenté ces dernières années. Ça, c’est la théorie. En pratique, rentrent en jeu d‘autres variables : la culture, l’environnement social, les goûts, etc. Alors comment rendre concrètement accessible une alimentation saine et durable, notamment aux populations les plus défavorisées ? C’est la question centrale des recherches de Nicole Darmon, qu’elle a appliquée à différents contextes : l’aide alimentaire, la restauration scolaire et les approvisionnements alimentaires des foyers.  Là encore, elle mobilise une approche originale, la recherche interventionnelle : « c’est un travail de terrain, c’est long, ça demande des moyens humains et financiers mais cela permet de mettre à l’épreuve les politiques publiques pour qu’elles soient véritablement pertinentes et utiles à la population ».

Pour une aide alimentaire de qualité

En 2003, Nicole Darmon pilote le projet E3A qui vise à étudier, entre autres, la qualité nutritionnelle de l’aide alimentaire en France, avec in fine, la volonté d’identifier les leviers pour que chacun accède à une alimentation équilibrée qui couvre tous ses besoins nutritionnels. Les résultats montraient alors que l’aide délivrée ne couvrait qu’une partie des besoins caloriques des utilisateurs et était souvent basée, du fait des contraintes subies par les associations, sur des produits facilement stockables tels que des féculents raffinés (riz, pâtes, semoule), des produits avec des matières grasses ajoutées, des biscuits et autres produits sucrés, qui sont des sources médiocres de vitamines et de minéraux comparativement à leur forte teneur en énergie (faible densité nutritionnelle, forte densité énergétique).

« L’étude E3A montrait clairement que les associations subissaient les mêmes contraintes que les personnes auxquelles elles venaient en aide en matière de budget, de locaux, de temps, de connaissances…. Les mêmes causes aboutissant aux mêmes effets, l’aide alimentaire proposée présentait globalement les mêmes déséquilibres nutritionnels que l’alimentation des personnes aidées ».

Nicole Darmon travaille alors sur un référentiel, encore utilisé aujourd’hui, sur le contenu « idéal » d’un colis d’aide alimentaire. Ces travaux ont mis en lumière, au-delà de la qualité nutritionnelle de l’offre, toutes les limites de l’aide alimentaire :  lourdeurs administratives et logistiques, déséquilibre des dons, fort taux de non-recours… Face à ces constats, Nicole Darmon s’est engagée dès 2010 dans une nouvelle étude de terrain :  concevoir, tester et évaluer un programme d’accompagnement des personnes au faible budget alimentaire à faire des courses alimentaires plus équilibrées sans dépenser plus. C’est ainsi qu’est né le projet d’Opticourses®.

Vers une sécurité alimentaire durable

En novembre 2021, le think tank Terra Nova a publié un rapport dans le but de « clarifier les enjeux liés à l’insécurité alimentaire en France et d’élaborer des principes directeurs pour promouvoir des dispositifs et un contexte politique favorables à une sécurité alimentaire durable », résume une synthèse du document. Parmi les experts mobilisés par Terra Nova, quatre chercheuses INRAE dont Nicole Darmon. Après avoir posé des éléments de contexte, le rapport « décrit les limites structurelles du système actuel d’aide alimentaire » avant d’analyser les dispositifs existants, conventionnels ou alternatifs. Enfin, l’étude propose des axes de réflexion pour développer une approche préventive plutôt que curative et promouvoir une sécurité alimentaire durable, notamment en faisant un focus sur l’idée de Sécurité sociale de l’alimentation.
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Opticourses®, une alimentation équilibrée à petit budget  

Les aliments dont il est recommandé d’augmenter la consommation, comme les fruits et légumes, sont des sources chères de calories, alors que les aliments gras et sucrés apportent des calories bon marché. C’est pourquoi il est plus difficile d’avoir une alimentation équilibrée lorsqu’on a un petit budget.

Nicole Darmon explore avec le programme de prévention Opticourses une voie différente de l’aide alimentaire. Ici, la chercheuse vise à renforcer le pouvoir d’agir de personnes soumises à de fortes contraintes budgétaires pour qu’elles puissent réaliser des achats plus équilibrés par rapport à leurs besoins nutritionnels sans dépenser plus. La nutrition quantitative a montré qu’il est possible de respecter les recommandations nutritionnelles avec un faible budget dès lors qu’il dépasse le seuil critique de 3,5 € à 4,0 € par jour et par adulte. Les outils pédagogiques d’Opticourses® ont été co-construits avec des personnes défavorisées, des travailleurs sociaux et des diététiciens des quartiers nord de Marseille. Ils s’appuient sur ateliers collectifs d’échanges autours des stratégies d’achat, à partir des tickets de caisse et des « trucs et astuces » des participants. En parallèle, les participants sont informés sur les aliments qui allient qualité nutritionnelle et juste prix (QNP) et reçoivent un diagnostic nutri-économique de leurs approvisionnements. Autre volet du programme, cette fois au sein de supermarchés de proximité : rendre disponibles, visibles et attractifs des aliments de bon QNP. Ces deux volets s’appuient sur un système dit de profilage nutritionnel des aliments, un autre outil de nutrition quantitative : le système SAIN,LIM, qu’elle a développé en 2008 pour classer les aliments en fonction de leurs caractéristiques nutritionnelles et pouvoir ainsi les comparer en termes de qualité nutritionnelle et de prix. 

La restauration collective, pour des repas plus sains

Avec près de 6 millions d’enfants qui en bénéficient en France, la restauration collective scolaire est un puissant levier pour donner accès aux plus jeunes à une alimentation saine et durable. A partir de calculs menés avec l’approche de nutrition quantitative, Nicole Darmon a participé à faire évoluer, au début des années 2000, les recommandations alors en usage pour les repas à la cantine : plus de crudités, plus de fruits en dessert, du poisson non transformé, et limiter les produits riches en gras et pauvres en protéines (aliments type quenelles, croquettes, etc.). Quel coût pour de telles évolutions ? En lien avec les acteurs concernés, et à partir de simulations des coûts de différentes séries de repas, Nicole Darmon montre que l’augmentation due à une plus grande quantité de fruits et légumes dans les repas est compensée par la diminution des portions de viande ou poisson davantage adaptées aux enfants. Un résultat qui conforte la décision de rendre ces règles nutritionnelles obligatoires en restauration scolaire. Aujourd’hui, Nicole Darmon s’intéresse à la qualité nutritionnelle des repas végétariens servis à la cantine et, plus généralement, à leur durabilité. Premiers résultats : le meilleur compromis entre nutrition et environnement est obtenu, par simulation, en augmentant la fréquence des repas végétariens (jusqu'à 12 repas sur une série de 20 au lieu de 4 sur 20 actuellement) et en servant du poisson et des viandes blanches aux autres repas. Ceci nécessite une révision de la réglementation actuelle qui impose encore le service de viande rouge à l’école (au moins 4 fois sur une série de 20 repas).

Nicole Darmon accompagne aussi le développement d’un programme de prévention et de lutte contre les inégalités sociales de santé (ALAPAGE) destiné aux seniors. Comme Opticourses®, il s’agit d’une recherche interventionnelle au long cours qui bénéficie de l’apport de plusieurs disciplines et de l’expertise unique de scientifiques qui se situent à l’interface complexe entre la recherche et l’action.
 

A quelques années de la retraite, Nicole Darmon s’attache maintenant à trouver un modèle économique viable pour essaimer la méthode Opticourses® là où elle est nécessaire, et faire perdurer son action. Quant à la « nutrition quantitative », cette approche continue d’être utilisée notamment au travers de la startup MS-Nutrition, qui valorise des résultats de recherches réalisées sous la supervision de Nicole Darmon, et qui permet d’estimer et d’améliorer la qualité nutritionnelle d’aliments, de paniers, de menus et de diètes.

Le pouvoir de la rencontre

Nicole Darmon a commencé sa carrière en tant que technicienne, à l’Inserm. Elle est devenue ensuite ingénieure en biochimie agro-alimentaire et étudiait alors l’action des antioxydants présents dans les fruits et les légumes. Quelques années plus tard, elle mène une thèse sur le dysfonctionnement intestinal induit par la malnutrition sur des modèles animaux. Dans ce cadre, elle côtoie André Briend, voisin de couloir et éminent spécialiste de la malnutrition infantile dans le monde. « J’avais beaucoup d’admiration pour ce qu’il faisait, je me disais que j’aimerais, moi aussi, m’occuper des vrais gens et en particulier ceux en difficulté ». C’est alors que nait une collaboration entre les deux chercheurs et que Nicole Darmon débute ses travaux sur la « nutrition et précarité en France ». Peut-on dire que cette rencontre a changé sa vie ? Sa vie de chercheuse, assurément !

Des travaux récompensés par le Prix Benjamin Delessert

Le Prix Benjamin Delessert récompense un chercheur ou une chercheuse de renom pour l’ensemble de ses travaux en nutrition, médecine, sciences humaines ou sociales. En 2022, c’est Nicole Darmon, directrice de recherche à INRAE qui reçoit ce prix pour ses recherches en nutrition quantitative et son action pour une alimentation saine accessible à tous. En savoir plus

"La réalité est dure dans les quartiers pauvres, on ne doit pas se mentir. Mais il existe des chemins qui conduisent vers des ilots où se tissent les liens sociaux et la solidarité : les centres sociaux, les marchés, les superettes quand il y en a encore, les espaces verts et jardins partagés, l’école. Je crois, j’espère, que la recherche pourra aider à mieux connaître ces espaces et à comprendre comment ils peuvent contribuer à la construction d’une société meilleure et d’une sécurité alimentaire durable pour demain. " Nicole Darmon, lors de le remise du prix, le 4 février 2022.

 

Elodie RegnierRédactrice

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Nicole DarmonDirectrice de rechercheUMR MoISA

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