Dossier revue
Agroécologie

INRAE face aux défis éthiques et sociétaux

Les fortes controverses sociétales et réglementaires, créées par le précédent des OGM, se sont étendues à l’édition du génome et traversent aussi la communauté d’INRAE. Tirant des enseignements de cette expérience et soucieux d’accompagner les débats autour des recherches et de ses applications potentielles, l’institut a été précurseur dans son positionnement éthique. Enjeux.

Publié le 29 janvier 2024

Deux points d'attention ont été relevés par le comité Ethique en commun.

INRAE figure parmi les premiers à s’être saisi de la réflexion, puis à s’être doté d’une stratégie scientifique sur l’édition du génome. Ainsi, en mars 2018, le comité Éthique en commun (INRAE, Cirad, Ifremer et, depuis 2020, IRD) a émis un avis consacré aux nouvelles techniques d’amélioration génétique des plantes. Consulté sur la technique en tant que telle, la façon dont elle est perçue et promue par les acteurs de la recherche, mais aussi sur les finalités des techniques d’édition du génome, le comité Éthique en commun livre une analyse originale par la place centrale qu’elle accorde aux valeurs, comme le rappelle Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe et vice-présidente du comité. « Nous nous sommes interrogés sur la compatibilité entre édition du génome des plantes et promotion de l’agroécologie. Deux visions de l’agroécologie coexistent : une version “faible” essentiellement orientée vers la réduction des intrants chimiques, et une version “forte”, qui suppose d’agir et de faire avec la nature, plutôt que chercher à la maîtriser. Dès lors, recourir à cette technique pourrait entrer en contradiction avec la vision forte de l’agroécologie. » 

Pour éviter cet écueil, le comité invite à adopter une réflexion sur le long terme, avec deux points d’attention. D’une part, mener une délibération démocratique sur les priorités des agriculteurs, qui peuvent ne pas adhérer aux valeurs d’efficacité, de performance et de précision incarnée par cette technique. D’autre part, prendre le temps d’améliorer les plantes « au lieu de chercher à en gagner, car le génome est aussi la mémoire d’une longue évolution, qui permet à la cellule d’explorer des solutions si on lui laisse le temps », détaille Bernadette Bensaude-Vincent. 

Une approche en 6 principes

Fleur d'Arabidopsis thaliana, écotype sauvage.

Le conseil scientifique d’INRAE a adopté dès 2018 une stratégie composée de 6 principes sur l’utilisation des technologies d’édition du génome végétal, en cohérence avec l’avis du comité Éthique en commun. « Nous tenons particulièrement à réaffirmer l’importance pour un organisme de recherche de maintenir sa mission d’expertise », appuie Carole Caranta, directrice générale déléguée Science et innovation d’INRAE, qui insiste également sur la décision d’INRAE de se focaliser sur l’édition du génome sans introduction de gène étranger. Compte tenu de la complexité des sujets, « il est aussi indispensable de réfléchir au cas par cas, à la fois sur l’espèce, le caractère, le type d’édition des génomes et le système de culture visé pour rester ancré dans des pratiques d’agroécologie », souligne-t-elle. 

  1. Maintenir une capacité d’expertise en accord avec la mission de la recherche publique d’INRAE: explorer les bénéfices et les limites des technologies d’édition des génomes en amélioration des plantes, et caractériser les éventuels risques sanitaires, environnementaux ou socio-économiques associés.
  2. Ces nouvelles technologies sont indispensables à l’acquisition de connaissances, et contribuent à l’émergence de nouveaux fronts de science qu’INRAE se doit d’explorer.
  3. Elles doivent s’utiliser en complément des outils classiquement utilisés pour l’amélioration des plantes, et les caractères ciblés doivent être sélectionnés dans un objectif de bien commun, pour des usages et des systèmes de production s’inscrivant dans une logique de durabilité environnementale, économique et sociale.

4.     La justification d’essais au champ doit être soumise à un comité d’experts, avant de les soumettre aux instances prévues par la réglementation en France comme à l’étranger.

5.     Encourager la recherche ouverte et la co-construction de projets, dans le cadre d’approches conjuguant plusieurs disciplines.

6.     INRAE défend le certificat d’obtention végétale, qui garantit le progrès génétique et sa diffusion aux agriculteurs, reconnaît le droit des agriculteurs à produire et utiliser des semences de ferme, et encourage le progrès génétique par l’accès libre et gratuit au fonds génétique tout en assurant une rémunération des investissements en recherche et développement des sélectionneurs.

Le rôle du comité d'éthique des projets de recherche

L’institut adopte également une posture singulière avec l’application du principe 4, qui ajoute, à l’échelle d’INRAE, une étape supplémentaire aux autorisations nationales. Ainsi, pour toute demande d’essai au champ de plantes éditées, en application du principe 4, les scientifiques INRAE doivent, en amont de la demande d’utilisation non confinée d’OGM formulée à l’Anses, déposer un dossier devant un autre comité : le comité d’éthique des projets de recherche INRAE. Claire Lurin, référente de cette instance, précise que l’obligation s’applique aux demandes d’essais en champ en France, mais aussi à l’étranger. « Si ces essais ne sont pas recommandés en France, nous ne pouvons pas nous permettre de les effectuer dans un autre pays, car les enjeux sont généralement les mêmes », développe-t-elle. L’institut se prémunit ainsi de tout risque de dumping éthique. Constitué de 12 membres et classiquement consulté sur la base du volontariat, le comité d’éthique des projets de recherche INRAE examine plusieurs points : « Nous analysons l’impact environnemental de l’essai : quels sont les risques de flux de gènes, ou bien les risques potentiels pesant sur les espèces environnantes », détaille Claire Lurin. 

Les demandes d'essais en champ de plantes éditées sont obligatoirement soumises à un comité d'experts.

Puis, le comité interroge les motivations du projet. « Il est très clair pour le comité d’éthique des projets, comme dans la position institutionnelle, que tout projet INRAE de plantes éditées doit s’inscrire dans un but de connaissances, d’agroécologie, ou d’amélioration des caractères nutritionnels, par exemple, et non dans un objectif exclusif de productivité », complète la référente. Il examine ensuite attentivement les alternatives possibles pour atteindre le même objectif. Enfin, les questions du partenariat et de la valorisation en propriété intellectuelle sont scrutées. Sur ces points, l’institut étudie au cas par cas les dossiers. « Il s’agit d’une soupape de sécurité, d’une spécificité INRAE, ce qui est particulièrement vrai à propos des projets qui touchent à l’édition du génome », souligne Françoise Simon-Plas, déléguée à la déontologie, à l’intégrité scientifique et à l’éthique des projets de recherche d’INRAE.

Une technologie jugée pertinente et stratégique

Serres expérimentales de l'UMR de génomique végétale à Evry sur le campus du Génopole.

Appréhendée dans un cadre éthique, l’édition du génome offre une piste de recherche pertinente pour INRAE. « Face aux grands défis agricoles et environnementaux posés par le changement climatique, l’édition du génome, placée au service de l’agroécologie comme le défend l’institut, peut contribuer à identifier les fonctions des plantes qui pourraient apporter de meilleures réponses à ces changements », note Isabelle Litrico, cheffe du département INRAE Biologie et amélioration des plantes et directrice scientifique du PEPR Sélection végétale avancée. Par exemple, identifier les caractères capables de créer des plantes plus résistantes aux stress hydriques, thermiques, aux carences minérales, ou bien des végétaux en mesure d’apporter des services à l’environnement comme le stockage du carbone ou le maintien d’une biodiversité sauvage.

Une piste de recherche d’autant plus stratégique que la cadence du changement climatique s’accélère. « Le temps de l’amélioration des plantes peut paraître en décalage avec l’urgence du changement climatique. Le risque, avec les méthodes actuelles de sélection, serait que les plantes obtenues soient obsolètes une fois le travail de sélection achevé », estime Isabelle Litrico, qui souligne par ailleurs que la France est le seul pays à associer l’édition du génome à la transition agroécologique. Pas question néanmoins d’envisager cette technologie comme une solution ultime ou absolue : « La sélection conventionnelle, la sélection génomique et l’édition du génome vont travailler ensemble. L’édition pourrait permettre d’aller un peu plus vite, ou un peu plus loin sur certaines questions », analyse Carole Caranta. Elle pourrait également permettre de limiter l’usage de technologies aux résultats plus aléatoires, telles que la mutagénèse. 

Étudiée dans la perspective du bien commun

Dans le même esprit que son comité d’éthique, INRAE considère indispensable de placer l’édition du génome au service du bien commun, dans une perspective de progrès à long terme. « Pour apporter des réponses solides sur le temps long, nous devons améliorer le plus grand nombre d’espèces possible, y compris celles qui ne sont pas rentables pour les sélectionneurs privés », détaille Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture d’INRAE, qui insiste sur cet objectif au cœur du volet 1 du PEPR Sélection végétale. Un raisonnement qui s’applique aussi aux caractères à cibler, ceux favorisant une conception agroécologique des cultures étant plus susceptibles d’intéresser les organismes publics de recherche que les grands sélectionneurs. Fabien Nogué y voit, à ce titre, une véritable opportunité à saisir pour les laboratoires académiques, en parfaite adéquation avec les orientations scientifiques d’INRAE. Servir le bien commun, c’est aussi aller au bout de cette logique de recherche qui motive les instituts publics et la communauté scientifique, comme le rappelle Isabelle Litrico : « En tant que chercheurs, notre rôle consiste à explorer les possibilités de l’édition du génome, pour éclairer la société mais aussi permettre aux politiques de prendre des décisions. » 

La recherche face aux brevets

2 questions à Fabien Girard, juriste à l’université de Grenoble-Alpes et membre de l’Institut universitaire de France.

Comment se positionnent les organismes de recherche publics?

« Certains instituts se sont lancés dans un long contentieux pour acquérir des droits sur les brevets fondateurs sur CRISPR-Cas9 comme les universités américaines de Berkeley (Californie) et du Broad Institute of MIT and Harvard (Massachusetts). Ils ont aussi confié l’exploitation de leurs brevets à des partenaires privés, qui, pour certains, poursuivent des politiques de licence exclusive. Toutefois, ces instituts concèdent des licences à des fins non commerciales aux chercheurs. D’autres approches concilient les missions de recherche en matière de diffusion du savoir et le maintien de l’accessibilité des technologies. En Europe, l’université néerlandaise WUR, acteur majeur en amélioration des plantes, concède des licences à des universités ou institutions scientifiques situées dans les pays à faibles revenus, ainsi qu’à des ONG, pour des applications non commerciales. »

Peut-on avoir des licences éthiques ?

« Les "licences éthiques" se développent. Le Broad Institute of MIT concède ainsi des licences non exclusives pour l’agriculture, en interdisant le forçage génétique, une technique qui provoque une modification génétique dans une population naturelle, et la transmet à tous les individus de la population. Cette stratégie vient pallier une carence du législateur, et permet à l’université de renouer avec l’une de ses missions fondatrices. »

FRANCE 2030 : Le PEPR Sélection végétale, un programme national de recherche et d’innovation sur l’édition du génome

Intégré au plan d’investissement France 2030, le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) Sélection végétale avancée consacre 30 millions d’euros au développement de cette technologie, placée au service de la transition agroécologique dans un contexte de changement climatique. Piloté par INRAE et lancé le 22 septembre 2023, il fédèrera la communauté nationale et favorisera l’interdisciplinarité afin d’accélérer les avancées. Son objectif? Mobiliser l’ensemble des connaissances et technologies disponibles pour évaluer la contribution potentielle de l’édition des génomes à la sélection de nouvelles espèces et de nouveaux caractères.

Le périmètre du PEPR inclut la réalisation de preuves de concept sur l’utilisation de la technologie, sans aller pour autant jusqu’à l’innovation variétale. Quatre axes structurent les thématiques de recherche:

  1. améliorer la technique et l’appliquer à un large panel d’espèces, y compris récalcitrantes comme les légumineuses ;
  2. intégrer l’édition des génomes dans les schémas de sélection en complémentarité avec les outils de sélection existants ;
  3. penser la place de cette technique à l’échelle des systèmes de culture et créer des plantes contribuant à la transition agroécologique; 
  4. identifier les dynamiques socioéconomiques et réglementaires dans le cadre de scénarios incluant l’édition du génome dans la co-conception des régimes de sélection.
  • Carole Caranta, Isabelle Litrico, Christian Huyghe

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