Dossier revue
Changement climatique et risques

Quelles politiques publiques pour des forêts privées ?

À l’échelle du monde, l’Europe fait figure d’exception : 60 % des forêts sont privées contre seulement 30 % en Amérique et en Asie. Plus encore, ce taux atteint 75 % en France. Alors que la forêt est au cœur de multiples enjeux, cette donnée est déterminante pour la réussite des politiques publiques de gestion de ces socioécosystèmes. Tour d’horizon de la situation française.

Publié le 21 juin 2022

À l’aune du changement climatique, les forêts sont redevenues stratégiques pour les États, comme en témoignent la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) française, la feuille de route pour l’adaptation des forêts métropolitaines au changement climatique élaborée1 en 2020 par les acteurs de la forêt et du bois à la demande du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ou bien encore la toute nouvelle stratégie forestière européenne (2021). Les documents d’orientation insistent sur la nécessité de renforcer les capacités de stockage de carbone en redynamisant les récoltes de bois pour des usages à long terme (constructions à ossature bois, charpentes, parquets…), tout en préservant les services écosystémiques. La feuille de route liste les actions opérationnelles à mettre en œuvre d’ici 2050. Comment mobiliser les propriétaires forestiers autour de ces enjeux nationaux ?

1agriculture.gouv.fr/francerelance-adapter-les-forets-au-changement-climatique.

Forêts privées - Forêts publiques : quelques ordres de grandeur à travers le  monde 

73 % des forêts mondiales sont majoritairement publique, ce chiffre descend à 68 % au Canada, environ 64 % en Amérique du Sud et en Asie et monte à 10 % pour la Russie.

Et dans l'Union Européenne ? 

  • 70-90 % de forêts sont privées dans les pays nordiques
  • 30 % dans les pays de l'Est 
  • 50 % en Allemagne 
  • 75 % en France, un des taux les plus élevé de l'Union européenne

Source : FAO FRA 2015 et 2020, UNECE FACESMAP 2016, IGN.

Une temporalité de gestion à revoir face à l’incertitude

« Les propriétaires sont bien conscients du changement climatique, certains observent déjà son impact sur leurs forêts, observe Julie Thomas, ingénieure en socioéconomie au CNPF, mais 84 % d’entre eux n’ont pas modifié leurs pratiques sylvicoles, ou n’envisagent pas de le faire d’ici 5 ans. » C’est l’un des résultats de l’enquête MACCLIF menée entre 2017 et 2019 sur la perception du changement climatique par les forestiers (922 professionnels de la filière forêt-bois et 960 propriétaires consultés) pour identifier les freins à l’adoption de nouvelles pratiques de gestion. Pourquoi une telle inertie ? « Ils ont, pour un très grand nombre, le sentiment de manquer d’informations précises, ou d’en recevoir de contradictoires ; et dans le doute, ils préfèrent rester sur les pratiques qu’ils connaissent et qu’ils maîtrisent », reprend Julie Thomas. 

À l’opposé, 78 %  des gestionnaires  interrogés, publics ou privés, expliquent avoir déjà modifié leurs pratiques sylvicoles, leurs conseils aux propriétaires ou encore leurs plans de gestion. Certains privilégient une technicité et une technologie sylvicole plus intensives pour échapper à l’aléa (choix d’essences à croissance rapide, raccourcissement des cycles avec des coupes plus précoces et donc plus fréquentes, standardisation de la production pour utiliser des bois plus jeunes). D’autres choisissent de rendre les peuplements plus résilients aux aléas en accompagnant les processus naturels (diversification des essences, préparation d’une régénération sous un peuplement mature, etc.).

Philippe Deuffic, sociologue de l’unité ETTIS à Bordeaux, précise : « Depuis 30 ans, on observe une écologisation des pratiques sylvicoles, sous la pression des associations environnementales et du public, mais aussi par intérêt des forestiers pour ces questions. Certaines pratiques, auparavant jugées économiquement coûteuses et inutiles à la production sont aujourd’hui réhabilitées : conserver des feuillus sous un peuplement de résineux, conserver des arbres morts ou vieillissants… »

Réinventer une sylviculture pourrait passer par une nouvelle temporalité avec des suivis de gestion tous les 5 ans et non des plans figés pour 20 ans.

Quelle décision prendre cependant alors que l’on ne pourra en voir les effets que bien plus tard ? Ainsi, les actions déjà en place dans les forêts publiques (voir article précédent) ne pourront être évaluées que dans plusieurs décennies. Ceci peut inquiéter certains gestionnaires qui n’ont plus le temps d’analyser la pertinence de leurs choix entre deux aléas. Réinventer une sylviculture 2 pourrait alors passer par une nouvelle temporalité avec des suivis de gestion tous les 5 ans et non des plans figés pour 20 ans. Cette gestion « adaptative » permettrait de corriger la direction donnée si nécessaire. Une piste prometteuse identifiée parmi les facteurs déterminants de changement de pratiques pour les propriétaires : la possession d’un document de gestion durable est dans le tiercé gagnant avec la taille de la surface possédée et l’intérêt porté à sa forêt. 

2Filière bois-forêts du Ballon des Vosges : Perceptions du changement climatique chez les gestionnaires forestiers (Afforball) : url.inrae.fr/3tIYwhD.

Assurer les forêts, un levier pour une sylviculture durable

« L’assurance est l’une des stratégies d’adaptation “douce” préconisée par la Banque mondiale. »

« L’assurance est l’une des stratégies d’adaptation “douce” préconisée par la Banque mondiale, explique Marielle Brunette, économiste à l’UMR BETA à Nancy, car elle aide le propriétaire à couvrir les frais de reboisement en cas de problème. » Assurer sa forêt face aux dégâts causés par des aléas permettrait ainsi de garantir qu’une zone donnée reste forestière.

Or, en France, seulement 5 % des forêts privées sont assurées. Si la situation est similaire chez nos voisins allemands, elle est très différente dans les pays nordiques comme le Danemark, où près de 50 % des forêts privées sont assurées. Il est difficile de savoir si ce faible taux est lié au manque d’information, à une offre inadaptée (seuls 3 opérateurs assurent uniquement les risques tempêtes/incendies) ou au fait que la majorité des propriétaires possède de petites surfaces (2 des 3,5 millions de propriétaires français possèdent moins d’un hectare de forêt).

Les contrats d’assurance pourraient englober des clauses d’encouragement des pratiques de gestion durable.

Les contrats d’assurance pourraient englober des clauses d’encouragement des pratiques de gestion durable par « une indemnité plus importante en cas de dommages selon l’effort de gestion fourni, comme le recours au mélange d’espèces, à des travaux d’éclaircies plutôt que de coupe rase, à des cycles de récoltes plus courts dans les situations les plus à risques », conclut Marielle Brunette.

Face aux problématiques de risques nouveaux (sécheresse), dépendants (sécheresse et incendie) et en cascade (sécheresse et parasites), l’UMR BETA développe depuis quelques années des modèles d’assurance qui intéressent les assureurs. Dans sa thèse 3, Sandrine Brèteau-Amores propose ainsi un nouveau modèle d’assurance forestière basé sur l’observation d’un indice météorologique – on parle d’assurance indicielle ou paramétrique – pour le risque de sécheresse extrême, en l’adaptant du secteur agricole à la forêt. Les propriétaires seraient ainsi indemnisés dès lors que l’indice dépasse un certain seuil préalablement défini.

3Brèteau-Amores S. 2020. Analyse économique des stratégies d'adaptation face au risque de dépérissement induit par la sécheresse en forêt : bilan financier et/ou carbone. Thèse, université de Lorraine.

Rémunérer les services environnementaux et sociaux


Afin de préserver les services sociaux ou environnementaux des forêts privées, on peut avoir recours, en plus des règlementations, à leur rémunération directe via des licences ou des paiements pour services environnementaux (PSE). En France et dans le monde, les PSE permettent d’inciter les propriétaires à mettre en place des mesures spécifiques dans leur forêt en faveur d’un ou plusieurs services (purification de l’eau, régulation du climat par la séquestration du carbone, activités récréatives…) ou pour la préservation de la biodiversité.  

Jens Abildtrup, économiste à l’UMR BETA à Nancy, donne quelques exemples : « En Italie du Nord, les amoureux des champignons payent pour ramasser des truffes. Au Danemark, les cavaliers sont soumis à une licence qui finance l’entretien des chemins. Quant au Canada, le ticket de parking fait office de billet d’entrée. » Il ajoute qu’« en France, les chasseurs payent déjà un droit de bail pour exercer leurs activités sur des propriétés privées d’une certaine superficie ».

 

« Dans certains cas, on observe que cela produit des résultats », déclare Serge Garcia, économiste à l’UMR BETA à Nancy. Mais attention, pour être efficace, « le PSE doit respecter certaines conditions, notamment la rémunération doit être délivrée en échange d’une action spécifique du propriétaire », précise-t-il. Ainsi, en application de la directive européenne « Habitats Faune Flore », les contrats Natura 20004 proposent une rémunération compensatoire aux propriétaires privés et publics qui s’engagent à des pratiques de préservation de la biodiversité au-delà de ce que prévoit la réglementation. Ils reçoivent une compensation du manque à gagner ou du surcoût entraîné par l’opération sylvicole réalisée. Cependant, seulement 25 % des forêts privées en font l’objet, contre 38 % des forêts publiques, probablement parce que cette rémunération n’est pas assez incitative au regard des coûts réels de l’opération, parfois décalés dans le temps. 

4. Le réseau Natura 2000 vise à conserver la biodiversité d'un ensemble de sites naturels de l'UE. Chaque État membre est tenu d'identifier des sites et d'adapter cette démarche à son propre contexte socioéconomique. La France incite les propriétaires forestiers (forestiers comme agriculteurs) à déployer des modes de gestion respectueux de l'environnement via un contrat volontaire avec une rémunération compensatoire.

 

Qu'est-ce que le réseau Natura 2000 ?

Natura 2000  vise à conserver la biodiversité d’un ensemble de sites naturels de l’UE. Chaque État membre est tenu d’identifier des sites et d’adapter cette démarche à son propre contexte socioéconomique. La France incite les propriétaires (forestiers comme agriculteurs) à déployer des modes de gestion respectueux de l’environnement via un contrat volontaire avec une rémunération compensatoire.

Inciter et accompagner

Malgré 29 ans d’existence, peu de propriétaires forestiers privés se sont engagés dans la politique européenne Natura 2000 de conservation de la biodiversité. Au-delà de la question de la meilleure évaluation des coûts et de la compensation accordée, le frein réside parfois dans la crainte des propriétaires de perdre la souveraineté sur leur forêt. Ceci incite à aller au-delà de la seule compensation financière en se demandant quelles sont les autres motivations à actionner pour faire évoluer les pratiques sylvicoles. « Leur attachement », répond Marieke Blondet, anthropologue à l’UMR Silva à Nancy.

En effet, ce lien affectif arrive systématiquement en tête (66 % des sondés) lors des enquêtes5 auprès des concernés sur leurs attentes ou intérêts vis-à-vis de leurs forêts, et ce quelle que soit la surface possédée ou le profil social des répondants. La production de bois pour la vente ou leur propre consommation n’arrive qu’en troisième ou quatrième position (45 % des sondés). « La valeur qu’attribuent les propriétaires à leur forêt est liée à leur vécu, parfois à celui des générations précédentes, et au désir de transmettre une “belle forêt” à leurs descendants, dans le meilleur état de conservation possible », poursuit Marieke Blondet.

À ces constats, le rapport final du projet AMII (2014-2017, coordination F. de Morogue, FCBA), auquel la

Mieux prendre en compte la diversité des motivations [des propriétaires] pour proposer un panel d’incitations adaptées.

chercheuse a contribué, recommande de mieux prendre en compte la diversité des motivations pour proposer un panel d’incitations : confier la contractualisation aux « professionnels de la forêt » (ONF, CNPF ou une association de protection de l’environnement) ; coordonner en amont ces organismes afin de compiler un ensemble d’actions (gestion durable, certification, protection de la biodiversité…) qui pourraient faire l’objet de l’engagement des propriétaires, soit individuellement, soit collectivement avec ces organismes ; proposer des contrats rachetables libérant les héritiers du propriétaire de toutes contraintes liées à la gestion de la forêt. Enfin, créer des concours valorisant la « bonne gestion forestière » ou l’aspect remarquable d’une forêt pourrait donner du sens à ces actions, à l’image du concours Prairies fleuries qui récompense une gestion favorisant la biodiversité dans le monde agricole.

5 Enquête Agreste 2012 (ministère de l'Agriculture) et Résofop 2015 (CNPF).

Cet hêtre a été élu « président » par les habitants, les élus et les forestiers d'Arbois en 1993 pour ses dimensions peu habituelles. Cette tradition issue de la Révolution est l'un des moyen pour mettre en valeur le patrimoine forestier.

  • Sarah-Louise Filleux

    Rédactrice

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