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Quand l’économie rencontre la nutrition pour étudier les inégalités alimentaires

Rencontre avec France Caillavet, directrice de recherche en économie à l’unité Alimentation et Sciences Sociales (ALISS), spécialiste des questions d’inégalités alimentaires et nutritionnelles.

Publié le 15 novembre 2018

illustration Quand l’économie rencontre la nutrition pour étudier les inégalités alimentaires
© INRAE

France Caillavet, vous êtes économiste au laboratoire ALISS et vous conduisez des recherches dans le domaine des inégalités alimentaires et nutritionnelles, de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire des ménages. Vous cherchez à éclairer les déterminants socio-économiques des décisions alimentaires et vous vous intéressez à l’impact des politiques publiques alimentaires et de santé sur les populations défavorisées.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi vos questions de recherche vous ont poussée au dialogue interdisciplinaire et qu’est-ce qui vous a donné envie d’allier économie et nutrition ?

En fait, l’interdisciplinarité a toujours été au cœur de ma démarche de recherche, et finalement la nutrition est arrivée assez tard. Mon intérêt scientifique s’est toujours porté sur les inégalités – d’abord de genre, puis sociales – massives dans la visibilité du travail féminin, et dans la reconnaissance même au sein de la discipline économique des biais et préjugés portés par la conceptualisation d’une approche ouvertement paternaliste. D’où une conscience précoce des limitations de la discipline économique, et la nécessité d’aller chercher dans d’autres disciplines : sociologie, anthropologie… les racines ou du moins des explications plus amples de l’inégalité. S’intéresser aux inégalités porte en soi la nécessité d’ouverture à une approche plus large des sciences humaines.
Lors de l’étude de la consommation alimentaire et des décisions des ménages, cette limitation du cadre de réflexion s’est posée également. Dans quelle mesure peut-on parler d’inégalités alimentaires ? Si l’on peut observer et décrire les différences de comportements et l’hétérogénéité des choix alimentaires, comment les traduire en termes d’inégalités ? Les disparités d’alimentation selon le statut social (revenu, éducation, profession et catégorie socioprofessionnelle (PCS)…) ne sont pas forcément source d’inégalités. Et c’est justement la nutrition qui permet de faire ce lien s’il y a lieu, et m’a paru le point de passage obligé pour fonder des conclusions scientifiques. S’il paraît impropre de parler d’inégalités de consommation alimentaire, en revanche il faut parler d’inégalités nutritionnelles, car c’est l’adéquation en termes nutritionnels de l’alimentation qui peut être en relation avec les inégalités de santé. Ainsi, le moyen d’approfondir le travail sur les inégalités à partir de la consommation alimentaire passait notamment par la nutrition.

Comment avez-vous procédé pour collaborer avec les collègues nutritionnistes ? Pouvez-vous nous présenter les bénéfices de l’approche interdisciplinaire que vous avez développée, mais peut-être aussi des difficultés que l’on rencontre à vouloir faire dialoguer des disciplines profondément différentes ?

J’ai eu la chance de rencontrer une équipe de nutritionnistes animée du même intérêt scientifique pour les inégalités qui se construisent à travers l’alimentation, et tout particulièrement Nicole Darmon qui a depuis rejoint l’INRA, et avec qui la collaboration se poursuit à l’heure actuelle.
Au-delà des intérêts scientifiques communs, il y a bien sûr des difficultés d’approche mutuelle. La première est le langage. Certes, on trouve de part et d’autres un corpus de connaissances très particulier, un vocabulaire spécialisé avec des termes « techniques ». Mais il est plus difficile de se rendre compte que les mêmes mots peuvent recouvrir des concepts différents, ou donner lieu à des utilisations différentes, et il faut du temps pour être sûr de se comprendre. Une autre difficulté est l’unité d’analyse. Les résultats nutritionnels s’appréhendent au niveau de l’individu puisque la santé est un critère individuel. En revanche, l’approche économique de la consommation alimentaire se situe au niveau du ménage, unité de décision des achats alimentaires et de mise en commun des ressources financières.  Enquêtes économiques et nutritionnelles ou épidémiologiques sont donc à la base de conception différente, et s’avèrent par construction peu adaptées pour une exploitation par l’autre discipline. Il s’agit pourtant de constituer un matériau commun, à partir duquel on pourra effectuer des analyses conjointes, notamment réfléchir sur la signification des disparités de consommation. Pour autant, la recherche des déterminants et les techniques de modélisation diffèrent. Dans tous les cas, on trouve les mêmes exigences de rigueur posées par toute démarche scientifique : poser des hypothèses, les vérifier, même si les méthodes statistiques utilisées ne sont pas exactement les mêmes. Et les résultats nourrissent les pistes de réflexion des uns et des autres.
Sur le plan institutionnel, j’ai bénéficié d’un contexte favorable pour des projets reliant alimentation et santé dans l’espace scientifique parisien (avec la structuration des CRNH) et les financements de projets interdisciplinaires par l’ANR (initiés par Compalimage, Polnutrition, ALISIRSOCAD…). J’ai donc pu élargir le cercle initial des contacts dans ces disciplines. D’autre part, la participation à des expertises collectives INRA-INSERM a été un bouillon de culture très fertile pour me familiariser avec l’apport d’autres disciplines dans ce champ-là, en particulier la nutrition et l’épidémiologie.

Pouvez-vous nous présenter quelques résultats majeurs issus de vos collaborations ?

Les inégalités représentent mon thème principal de recherche. Grâce à un financement de la DREES, j’ai pu lancer un projet sur les différents aspects de la pauvreté alimentaire en faisant appel à des nutritionnistes et des sociologues. Les données nutritionnelles nous ont permis de mener en particulier une analyse de l’alimentation des différents membres au sein du ménage, ce qui est justement hors d’accès avec des données économiques de budget de famille. A partir des données INCA2, nous avons pu établir l’existence d’inégalités intrafamiliales d’apports nutritionnels. Des différences significatives ont été constatées au niveau de l’adéquation aux ANC (Apports Nutritionnels Conseillés) des apports en fer et en vitamine C.  Enfin, nous avons montré au sein du ménage la grande sensibilité du statut nutritionnel des femmes et de celui des enfants au revenu et à la PCS de la mère (Andrieu et Caillavet, 2006).
Un autre projet important sur les inégalités, financé par l’entreprise Ferrero, a été un formidable travail d’équipe économie/nutrition avec la constitution de séries d’achats alimentaires sur une période de 40 années, convertis en nutriments, permettant le calcul d’indices de qualité nutritionnelle. Le premier enjeu a consisté dans l’appariement de données économiques d’achats de ménages, et de données nutritionnelles, créant ainsi une base de données originale. Le deuxième enjeu a été d’analyser l’évolution de la qualité des achats, sur le plan global (Caillavet F., Darmon N., Létoile F., Nichèle V., 2018., cf. encadré « Zoom sur », accéder à l’article), ainsi que la tendance des inégalités nutritionnelles selon le niveau de revenu familial et le niveau d’éducation du chef de ménage (Caillavet F., Darmon N., Létoile F., Nichèle V., 2017). Nous avons pu montrer ainsi l’amélioration globale de la qualité nutritionnelle des achats des ménages sur 40 ans, avec cependant deux périodes très distinctes puisqu’on observe une certaine stabilisation dans la dernière décade. En ce qui concerne les inégalités mesurées à travers les niveaux de revenu familial et d’éducation du chef de ménage, on constate également des améliorations à chaque niveau en termes absolus, et l’atténuation des écarts à travers le temps. Cependant, malgré ce mouvement de convergence, nos données indiquent que les inégalités dans la qualité nutritionnelle des achats demeurent selon le revenu, plus que selon l’éducation.

Pouvez-vous nous dévoiler quelques-uns de vos futurs projets ? Est-ce qu’ils prolongent ces interactions entre l’économie et la nutrition ?

Par exemple, dans le domaine des inégalités d’accès à l’offre d’aliments, un travail en cours s’intéresse au lien entre les variations de qualité nutritionnelle des achats alimentaires et les disparités territoriales de l’environnement économique (commerces notamment). Ce projet nécessite un travail important de constitution des données avec l’appariement de bases de données très diverses relevant ici aussi de plusieurs disciplines. L’implication directe de nutritionnistes est nécessaire pour le calcul d’indices de qualité nutritionnelle, et bien sûr pour la compréhension des résultats.
A la faveur d’un projet sur la saisonnalité des consommations alimentaires en tant qu’instrument d’une politique plus durable, une interrogation pertinente est de déterminer si le recours à de tels schémas de consommation pourrait favoriser en particulier l’alimentation des populations les plus défavorisées. Il me semble que l’implication là aussi de nutritionnistes serait essentielle, et je compte bien prolonger ce projet dans ce sens.

Avez-vous un message à transmettre à vos collègues scientifiques à propos d’une collaboration interdisciplinaire heureuse ?

Quand on peut travailler sur des questions motivantes, on a toujours envie d’aller plus loin grâce à d’autres disciplines, dans tous les domaines …

Références

  • Caillavet F., Darmon N., Létoile F., Nichèle V. 2018. Is nutritional quality of food purchases improving? 1969-2010: 40 years of household consumption surveys in France. European Journal of Clinical Nutrition, doi:10.1038/s41430-017-0041-6.
  • Caillavet F., Darmon N., Létoile F., Nichèle V. 2017. Socioeconomic disparities and nutritional quality of food purchases in France: 40 years of household purchases 1969-2010, Poster IUNS International Congress of Nutrition, Buenos Aires 15-20 October 2017.
  • Andrieu E., Caillavet F., 2006, Inégalités nutritionnelles au sein du ménage : la pauvreté joue-t-elle un rôle ?  Cahiers de Nutrition et de Diététique, mars, p.75-85.

 

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