Agroécologie 5 min

L’écologie chimique au service de la lutte contre les insectes ravageurs

Noctuelle du coton, charançon du palmier, carpocapse… autant d’insectes ravageurs des cultures dont on commence à comprendre l’odorat à INRAE, premier pas vers une lutte ciblée trompant leurs sens. Ces recherches à haut potentiel appliqué relèvent de l’écologie chimique, un domaine de recherche pluridisciplinaire alliant écologie, physiologie, biochimie et éthologie pour identifier et décrypter les différentes facettes des interactions chimiques entre organismes et environnement.

Publié le 27 août 2021

illustration L’écologie chimique au service de la lutte contre les insectes ravageurs
© INRAE, Didier ROCHAT

La communication sensorielle à la loupe

Apparue seulement en 1959 avec la découverte du bombykol, phéromone sexuelle du bombyx du mûrier, l’écologie chimique articule écologie, physiologie, biochimie, biologie moléculaire et éthologie autour d’un objectif commun : identifier les molécules émises par un organisme dans l’environnement et jouant un rôle de signal chimique entre individus, appelées médiateurs chimiques ou sémiochimiques. L’intérêt se porte tout particulièrement, dans l’optique de la lutte contre les bioagresseurs des cultures, sur les sémiochimiques actifs sur le comportement des insectes.

Les plus connues sont les phéromones, terme qui regroupe les signaux chimiques produits par un organisme et induisant une réaction physiologique ou comportementale chez les individus de la même espèce. Attention : les phéromones ne sont pas forcément des signaux sexuels. Elles peuvent également induire des réactions de fuite, ou à l’inverse d’agrégation. C’est ainsi que le charançon rouge du palmier (Rhynchophorus ferrugineus), principal nuisible des palmiers, accélère, en relâchant un bouquet odorant attractif, la colonisation par ses congénères des palmiers qu’il infecte.

Comprendre l’odorat de l’insecte pour mieux le contrôler

Comment se débarrasser des ravageurs de plantations par un simple parfum ? En utilisant leurs propres armes contre eux. Des scientifiques d’INRAE et de Sorbonne Université travaillent ensemble au sein de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris (iEES-Paris) à découvrir les acteurs moléculaires de ce mode de communication entre insectes et entre insectes et plantes, de la substance sémiochimique à son récepteur membranaire.

En 2021, des scientifiques de l’iEES-Paris, en collaboration avec des équipes de recherche d’Arabie Saoudite et du Royaume-Uni, ont ainsi identifié pour la première fois un récepteur olfactif du charançon rouge du palmier impliqué dans la détection et la reconnaissance de sa phéromone d’agrégation. Ce récepteur, capable de détecter la phéromone du charançon à distance et en faible concentration, pourra être utilisé comme biocapteur (ou « nez ») artificiel capable de détecter très précocement l’arrivée de ce ravageur. Sa découverte permettra également d’améliorer les stratégies de piégeage, en l’utilisant pour chercher des sémiochimiques attractifs plus efficaces (appelés agonistes).

Pour identifier des agonistes ou des antagonistes, il est nécessaire d'isoler leurs récepteurs. Cela se fait en les exprimant dans des antennes de drosophiles particulières. Ces mouches sont initialement privées de leurs propres récepteurs olfactifs, puis les chercheurs construisent des lignées en rajoutant dans chacune un récepteur olfactif par modification génétique. Ils peuvent ainsi étudier les réponses individuelles des récepteurs olfactifs à un panel de substances odorantes. Problème : identifier des agonistes, ou des antagonistes, de récepteurs olfactifs est un processus long et coûteux, qui implique de tester des dizaines, voire des centaines de substances odorantes issues de banques de molécules sur les récepteurs isolés.

Les promesses du machine learning

Comment améliorer cette première phase aveugle de recherche d’agonistes de récepteurs olfactifs ? Emmanuelle Jacquin-Joly, directrice de recherche INRAE depuis 2006 et à la tête du département d’écologie sensorielle de l’iEES-Paris depuis 2014, a opté pour le machine learning. La relation quantitative entre structure et activité des molécules, ou QSAR, consiste à exprimer par des chiffres les propriétés structurales des molécules et à proposer une relation mathématique entre ces chiffres et leur activité biologique. Une fois établie, cette relation peut servir pour tenter de prédire la fonction d’autres molécules plus ou moins ressemblantes.

Le crible virtuel d’une banque de 3 millions de molécules par un modèle QSAR a permis en 2020 à l’équipe d’Emmanuelle Jacquin-Joly, en collaboration avec l’Institut de Chimie de Nice, de prédire 32 agonistes potentiels du récepteur olfactif SlitOR25 de la noctuelle méditerranéenne Spodoptera littoralis, un papillon dont la chenille phytophage ravage de nombreuses cultures. L’activité biologique de ces molécules a ensuite été testée expérimentalement sur le récepteur olfactif exprimé dans une lignée de mouches, confirmant l’activité de 11 molécules. Ce taux de succès de 28 % est très prometteur, et montre l’efficacité du modèle QSAR pour identifier de nouvelles substances sémiochimiques actives sur les récepteurs olfactifs d’insectes ravageurs.

Et cette approche s’améliore à vue d’œil. En 2021, le QSAR a été employée avec encore plus de succès par l’équipe d’Emmanuelle Jacquin-Joly et ses collègues de l’Institut de Chimie de Nice pour identifier des ligands naturels de deux récepteurs olfactifs de la noctuelle méditerranéenne, SlitOR24 et SlitOR25 (encore lui !). En effet, respectivement 93 % et 67 % des agonistes prédits par l’approche virtuelle ont entraîné une réponse significative des récepteurs. Les scientifiques ne se sont pas arrêtés là, puisque leur objectif est d’identifier de nouveaux sémiochimiques actifs sur le comportement des ravageurs. Ainsi, les nouveaux agonistes les plus actifs sur les récepteurs ont été testés sur le comportement de la noctuelle, démontrant un clair effet attractif. Parmi ces molécules, celles présentant les meilleures potentialités d’exploitation, car spécifiques, bon marché et non toxiques, seront des outils de choix pour développer de nouveaux pièges olfactifs. A terme, une telle approche in silico pourrait se généraliser à d’autres ravageurs, ouvrant encore plus le champ des possibles en écologie chimique.

Références :
Caballero-Vidal G., Bouysset C., Grunig H., Fiorucci S., Montagné N., Golebiowski J., and Emmanuelle Jacquin-Joly. (2020) Machine learning decodes chemical features to identify novel agonists of a moth odorant receptor. Scientific Reports, 10:1655. https://doi.org/10.1038/s41598-020-58564-9
Antony, B., Johny, J., Montagné, N., Jacquin‐Joly, E., Capoduro, R., Cali, K., Persaud, K., Al‐Saleh, M.A. and Pain, A. (2021), Pheromone receptor of the globally invasive quarantine pest of the palm tree, the red palm weevil (Rhynchophorus ferrugineus). Mol Ecol. https://doi.org/10.1111/mec.15874
Caballero-Vidal, G., Bouysset, C., Gévar, J. et al. Reverse chemical ecology in a moth: machine learning on odorant receptors identifies new behaviorally active agonists. Cell. Mol. Life Sci. (2021). https://doi.org/10.1007/s00018-021-03919-2

 

François MALLORDYRédacteur

Contacts

Emmanuelle JACQUIN-JOLY ChercheuseInstitut d'Ecologie et des Sciences de l'Environnement de Paris (IEES Paris)

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